Le requin, représentant redouté de la mégafaune marine, n’a pas bonne réputation. Pourtant, il existe un endroit aux Philippines où chercheurs et volontaires s’activent, malgré les craintes populaires séculaires, pour le protéger, et même réintroduire des individus dans les eaux de l’archipel… Une sauvegarde à contre-courant de celui qui est encore souvent décrit comme "le monstre des mers".
Des prédateurs bien vulnérables
Les Philippines abritent le plus grand nombre d’espèces de requins au monde, à savoir plus de 220 espèces. Selon l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (l’UICN), la menace d’extinction plane sur une espèce marine sur onze, mais c’est parmi les requins que la situation est la plus alarmante. Il est donc important pour ce pays d’être en mesure de les protéger car, comme l’explique le National Geographic, si ces animaux ont montré une résilience à toute épreuve en survivant à quatre extinctions de masse au cours des 420 derniers millions d’années, aujourd’hui pourtant, ils affichent un rythme de disparition sans précédent parmi les vertébrés, surpassant même celui des amphibiens.
Requins de récif à pointe blanche.
Malheureusement, bien qu’ils soient indispensables dans la chaîne alimentaire et le maintien de l’équilibre des écosystèmes, les requins souffrent d’une mauvaise réputation. Certes, ce prédateur est responsable, chaque année en moyenne, de dix décès humains, mais à titre de comparaison, le moustique cause la mort d’environ 725 000 personnes par an. De plus, contrairement à cette image de puissance prédatrice, les requins sont des espèces vulnérables. Atteignant la maturité tardivement et produisant peu de descendants, le déclin de ces animaux est aggravé par la destruction de leur habitat, le tourisme de masse, la pêche illégale et la surpêche. Nombre d’entre eux sont condamnés à un triste sort, pris dans les filets pour leurs simples ailerons. La technique d’ablation s’appelle le « finning » : les requins sont mutilés et rejetés en mer vivants, destinés à une agonie lente au fond des océans. De plus, ils sont fréquemment l’objet de pêche accidentelle. Selon l’observation de la Wildlife Conservation Society, en moyenne 110 737 tonnes de requins et de raies ont été pêchées par erreur tous les ans entre 2007 et 2017.
Une organisation au service de la mégafaune
Au sein de l’archipel philippin, l’ONG « Large Marine Vertebrates Research Institute Philippines » (LAMAVE) se fixe pour mission de protéger la mégafaune dans le Sud Est de l’Asie sous le slogan « Un océan sécurisé et prospère pour la vie marine et les personnes ». Le projet a démarré dans les eaux de Bohol avec une mission de recherche sur les mammifères marins mettant en évidence un hotspot de mégafaune rassemblant requins, raies manta et tortues, puis s’est progressivement étendu à l’ensemble du pays et de la région. L’organisation met l’accent sur l’approche scientifique et la prise de conscience de l’importance de la présence de ces espèces animales dans l’écosystème marin.
Arianna Agustines et Titus Canete de l'ONG LAMAVE conduisent une étude sur les requins baleines accompagnés par le guide Andy Leonor.
Depuis 2010, l’ONG collabore avec les communautés locales afin de les former en leaders dans le domaine de la gestion des océans. Stages, volontariats et missions de sensibilisation sont promus pour atteindre cet objectif. Des outils de mesure sont également fournis pour assurer une gestion durable des ressources marines dans l’intérêt du peuple philippin, des politiques et des scientifiques. Parmi ces instruments, on retrouve photographies, satellites et acoustique télémétriques. L’objectif est de comprendre l’utilisation des espaces afin de prioriser les zones de protection tout en collaborant avec les parties prenantes.
L'équipe du LAMAVE se prépare à plonger à partir d'un bateau de repérage lors d'une expédition de recherche.
Cependant, la conservation locale n’est pas suffisante. Des espèces de requins migrateurs, tels que les requins tigres, marteaux, soyeux, renards ou baleines, parcourent de vastes distances tout au long de l’année pour se reproduire ou se nourrir, compliquant ainsi leur préservation. Pour contrer cette difficulté, des corridors de migration protégés ont été mis en place, impliquant une étroite collaboration avec les communautés locales, l’industrie de la pêche et les autorités politiques.
LAMAVE oeuvre ainsi sans relâche à la protection de la mégafaune marine, permettant de produire plus de 30 publications scientifiques sur le sujet, de recenser plus de 1400 requins baleines grâce aux équipes de protection et aux outils de mesures, d’engager plus de 100 communes dans la préservation de la vie sauvage marine et de former plus de 250 volontaires aux méthodes scientifiques.
Immersion d'un système vidéo sous-marin à distance appâté dans les eaux du parc naturel des récifs de Tubbataha.
Ce travail s’inscrit dans la logique du Global FinPrint, une étude mondiale développée entre 2015 et 2018 sur 58 pays, comprenant les Philippines. Celle-ci met en lumière le déclin sans précédent des populations de requins de récif grâce à des systèmes de vidéo sousmarins à distance. Depuis décembre 2023, un nouvel objectif a été fixé au Global FinPrint : permettre aux nations d’améliorer leurs aires marines protégées et apporter du conseil lors de la création de nouvelles zones. Le Dr Demian Chapman, scientifique principal au Global FinPrint et directeur du Center for Shark Research Programm au Mote Marine Laboratory, explique que le développement de ces zones permettra aux requins présents dans de nombreux pays de se rétablir. Dans les années à venir, les scientifiques analyseront des paramètres comme la taille, la forme, l’emplacement et la gestion de la pêche en dehors des zones protégées afin d’identifier les meilleures stratégies pour la conservation des requins. Au total, 26 pays, avec la participation d’habitants locaux, de scientifiques, de pêcheurs et de représentants gouvernementaux, sont engagés dans ce plan d’action. C’est LAMAVE qui a été sélectionné pour représenter les Philippines dans ce projet.
Jessica Labaja, chercheuse au LAMAVE, change un récepteur acoustique à 25 mètres de profondeur. Ces "stations d'écoute" captent les signaux des requins balisés lorsqu'ils nagent à une certaine distance du récepteur. L'équipe utilise cette technologie pour étudier les mouvements et l'utilisation de l'habitat des requins gris de récif, des requins tigres et des raies manta aux Philippines.
Une dynamique de sauvegarde prometteuse
Cette initiative est alignée avec les objectifs internationaux établis devant l’ONU par le traité sur la haute mer renforçant les Accords de Kunming-Montreal et visant à protéger 30 % de nos océans d’ici 2030. En 2019, les Philippines ont adopté la Republic Act No. 11038, également connue sous le nom de Expanded National Integrated Protected Areas System (E-NIPAS) Act , ayant pour objectif une meilleure protection des aires marines, y compris les habitats en danger pour les requins.
Un requin tigre équipé d'une balise satellite nage dans les eaux du parc naturel des récifs de Tubbataha.
Au-delà de LAMAVE, diverses organisations philippines se mobilisent également sur cette question dans la région, notamment Marine Wildlife Watch of the Philippines (MWWP), Save Sharks Network Philippines, Philippine Shark Conservation Groupe, Oceana Philippines. En outre, non loin des eaux philippines, un autre projet issu de l’organisation Reshark, oeuvre pour la réintroduction d’espèces de requins élevés en captivité dans leur milieu naturel. Deux jeunes requins zèbres ont été ainsi réintroduits dans la région de Raja Ampat. Cette première phase s’inscrit dans un objectif global de libérer 500 spécimens dans les cinq à dix prochaines années. Signe que les dents de la mer ne font plus si peur…
"Pas de requin renard, pas de visiteur, pas de moyen de subsistance". Message de la campagne "Leur avenir, notre avenir", visant à promouvoir le tourisme durable lié à la vie marine aux Philippines.