Histogrammes et courbes attestent régulièrement de la présence grandissante des gaz à effet de serre et autres polluants dans l'air. S’ils sont objectivés par la science, ils échappent cependant à notre perception. C’est précisément le défi relevé par l’artiste belge Laure Winants à travers le projet Albédo : donner à voir cet invisible si problématique. À la frontière entre art et sciences, ce travail invite l’observateur à découvrir un nouvel espace du sensible et à visualiser les facteurs du changement climatique.
Art et science en symbiose
Laure Winants se définit comme une artiste-chercheuse. Elle se consacre à la rencontre entre art et sciences, ainsi qu’aux perceptions esthétiques et sensibles des phénomènes naturels.
Son projet commence en 2021 lorsqu’elle participe à la résidence artistique de création à vocation européenne située à Toulouse et intitulée « 1+2 Photographie & Sciences ». Cette expérience lui permet de rencontrer de nombreux chercheurs et de faire notamment la connaissance de l’océanologue et géochimiste Catherine Jeandel. De cet échange avec cette directrice de recherche au CNRS, s’est créé un binôme art/sciences avec comme objectif commun : rendre visible le plus gros conducteur invisible du changement climatique - les gaz atmosphériques et les microparticules qui constituent la pollution atmosphérique. Mais comment relever ce challenge, comment donner à voir l’invisible, l’incolore, l’inodore ?
Laure Winants opte alors pour l’immersion en écosystème scientifique et se rend à l’Observatoire atmosphérique et astronomique du Pic du Midi de Bigorre dans les Pyrénées. C’est à 2 800 mètres d’altitude qu’elle commence ses tests et expérimentations afin de susciter un rapport sensoriel à la question climatique.
Observatoire atmosphérique et astronomique du Pic du Midi de Bigorre dans les Pyrénnées.
Pollution au sommet
En arpentant la montagne, Laure Winants et les équipes de scientifiques du Pic observent différents phénomènes du réchauffement climatique. Sur la neige, ils trouvent notamment des traces de sable du Sahara, d’algues roses, de cryoconites et de gaz. Ces fragments sur la neige empêchent le réfléchissement du soleil : la lumière et sa chaleur sont absorbées, ce qui contribue au réchauffement atmosphérique. C’est pour cette raison qu’elle nomme son projet « Albédo », une création qui sera constituée de deux séries photographiques.
Inventaire des matières prélevées sur la neige des Pyrénées : particules de sable du Sahara, d'algues roses, de micro plastiques et de noir carbone.
L'albédo est le pouvoir réfléchissant d’une surface, à savoir la part des rayonnements solaires qui sont renvoyés vers l'atmosphère. Sa valeur est comprise entre 0 et 1. Plus une surface est réfléchissante, plus son albédo est élevé et moins elle chauffe. Par exemple, l'albédo de la neige fraîche est de 0,87, ce qui signifie que 87 % de l'énergie solaire est réfléchie.
Série noire
Pour sa première série, la photographe recueille la matière sur le terrain. En effet, la pigmentation des photographies est constituée de noir de carbone récolté dans les filtres des chercheurs du CNRS. Laure Winants développe ses photographies in situ grâce à son dispositif portatif auto conçu. Il s’agit d’une plaque en verre, d’une surface sensible et d’un inter-négatif qui permettent d’imprimer les photographies en direct avec toutes les conditions météorologiques du moment. L’image se construit dans et avec les conditions physiques du paysage : rayonnement solaire, variations climatiques, gaz atmosphériques et minéraux.
Il en résulte une visualisation assez simple : plus le tirage est foncé plus le lieu dans lequel le tirage a été solarisé est pollué. Les photographies donnent place à des paysages carbonés, parfois à la limite du perceptible. La couleur n’est donc pas une valeur temporelle - jour ou nuit - mais une mesure de pollution atmosphérique. Ce procédé permet de visualiser donc en temps réel la teneur en noir de carbone du lieu, et donc la pollution, invisible à l’œil nu.
Albédo - 2021 (Série 1) Procédé monochrome sur papier japon 70 x 120 cm. Impression in situ, pigment à base de noir de carbone récolté dans les filtres des chercheurs en aérologie du CNRS à l'Observatoire du Pic du Midi de Bigorre.
Une nouvelle perception des gaz
Pour la deuxième série photographique, l’artiste et la chercheuse Catherine Jeandel poursuivent leur collaboration sur la mise en évidence des gaz atmosphériques présents sur le Pic. Après plusieurs mois de travail aux côtés des chercheurs du CNRS et de nombreux essais-erreurs, le tandem met au point une méthode de visualisation de ces états de matière, grâce à des réacteurs à hautes concentrations de noir de carbone, de méthane et de dioxyde de carbone.
Le procédé consiste à enfermer les pellicules photographiques dans ces réacteurs pendant un mois. Ceux-ci, grâce à une certaine température, viennent attaquer le film de différentes manières en fonction du gaz. Ainsi, Laure Winants obtient des photographies à l’image des gaz présents dans les réacteurs. Le CO2, par exemple, a une attaque plus ponctuelle et concentrée de la pellicule. Cette méthode permet donc de visualiser l’attaque des gaz sur un dispositif. Le résultat est là... L’invisible a pris forme.
Albédo - 2021 Cette installation lumineuse est le résultat de l'expérience d'une concentration élevée de gaz atmosphériques et d'un film analogique.
L’esthétisme pour appeler à l’action
L’environnement ambient de la montagne imprègne les images afin de donner forme à ce qui n’est pas visible à l'œil nu. Dans une série, les dépôts de noir de carbone ou de microplastiques récoltés sur le Pic sont rendus visibles en tant que base pigmentaire des photographies. Dans l’autre, les gaz à effet de serre, nuisibles, sont rendus visibles grâce à l’interaction de la pellicule photographique et des réacteurs. Les données des scientifiques sont devenues perceptibles et tangibles : l’art rend possible l’entendement de réalités scientifiques méconnues ou complexes. Ainsi, il est possible de conscientiser le public à certaines causes invisibles du réchauffement climatique. Cette compréhension des problématiques par le sensible et l'esthétisme contribuera, espère l’artiste, à un passage à l’action plus rapide.
Cap sur le Grand Nord
Cette année, d’autres projets interdisciplinaires sont à l’agenda de Laure Winants. En avril 2023, elle prend la direction de l’Arctique le temps d’une résidence artistique d’un mois à bord d’un brise-glace, suivie d’un second mois au Spitsbergen Artist Center en Norvège. Ce nouveau défi aborde la crise de la sensibilité du vivant. La recherche, nommée Artic Sensor Studies, a pour objectif de révéler, par l’art et la science, un réseau de connexions qui imbrique les systèmes biologiques, sociaux et technoscientifiques.
Prises de vue de glaciers en Islande comme terrain de préparation pour la mission Artic Sensor.
Une approche créative primée
Le travail de Laure Winants a séduit la Cité internationale des arts, qui l'a désignée lauréate de l'édition 2022 du "programme de développement des artistes" et l'a accueillie en résidence avec le soutien de l'Institut de la Banque européenne d'investissement. À cette occasion, l'artiste a exposé ses tirages expérimentaux et le résultat d'un travail de recherche mené avec des scientifiques sur les éruptions volcaniques. Une autre façon d'explorer les frontières entre la science et l'art.
Scapes Impression in situ, procédé monochrome sur papier awagami avec pigment à base de lave collecté lors de la surveillance du glacier Vatnajökull avec les chercheurs de Háskóli íslands, Islande 2022.
Laure Winants
Laure Winants est née à Spa (Belgique en 1991. Après un master en communication visuelle à l'IHECS Academy à Bruxelles, elle se spécialise en arts visuels aux Beaux-Arts de Belo Horizonte UFMG au Brésil, puis complète sa pratique à la KASK Koninklijke Academie voir Schone Kunsten à Gent (2017-2018). Elle a également été en résidence à la Cité internationale des arts à Paris. Ses projets photographiques engagent une réflexion sur les façons dont nous rentrons en relation avec notre environnement et les phénomènes naturels. Elle invite ainsi le spectateur à pénétrer dans un nouvel espace sensoriel.