Quel est le point commun entre Times Square, Piccadilly Circus et le carrefour Shibuya de Tokyo ? Un déferlement de couleurs vives et scintillantes sous la forme de panneaux d’affichage, une course à « qui peut briller le plus » sur la place publique - pour le statut, autant que pour la visibilité. Qu'est-ce qui unit en revanche São Paulo, Téhéran et Genève ? Ce sont les villes pionnières d'un mouvement mondial visant l’exact opposé : des cités sans marque, sans panneaux d'affichage. Bien qu'il puisse paraître difficile d'imaginer certains lieux sans messages et solgans, ce courant nouveau fait valoir des arguments solides quant aux effets de notre culture de la publicité sur la société et l'environnement.
Selon les estimations, nous sommes exposés chaque jour à entre 6 000 et 10 000 publicités. Les médias sociaux sont bien sûr les principaux incriminés, mais les sites web, la télévision, la radio, les magazines et les journaux en sont également tous truffés. Ajoutées à cela les affiches le long des routes, sur les bâtiments, dans les abribus et les devantures de magasins, il est clair que la sollicitation est omniprésente. Pourtant, si vous demandez à une personne lambda combien de publicités elle voit par jour, il y a de fortes chances qu'elle ne vous réponde pas 6 000. C'est parce que nous nous sommes tellement habitués
à ce matraquage qu'il est devenu un élément naturel de nos villes. Times Square, exemple même de la publicité urbaine, brille si fort qu'il peut être vu de l'espace. Ce lieu emblématique est visité par environ 360 000 personnes chaque jour, qui pour beaucoup viennent en admirer la cacophonie graphique.
Si elle n'est pas maîtrisée, cette accumulation visuelle peut cependant asphyxier une ville. Ce fut le cas pour la quatrième plus grande métropole du monde, São Paulo. Au début des années 2000, la publicité a connu une croissance exponentielle au Brésil et la ville a commencé à étouffer sous un amoncellement d'images et de slogans. En 2007, la décision sans précédent a été prise de les interdire complètement. En vertu de la loi sur la ville propre (Lei Cidade Limpa), les publicités extérieures ont été qualifiées de « pollution visuelle », en référence à la détérioration visuelle des paysages et de l'architecture urbaine causée par les enseignes. Malgré la résistance des entreprises qui soutenaient qu’une telle interdiction serait dommageable à l'économie locale, la loi a reçu un large soutien populaire et, en l'espace d'un an, 15 000 panneaux d'affichage et 300 000 enseignes de vitrine, ainsi que toutes les publicités sur les bus et les taxis, ont été supprimés.
Les panneaux publicitaires disparaissent de la ville de São Paulo après l'entrée en vigueur de la loi d'interdiction en 2007.
Le seul média dont vous ne pouvez pas vous détourner
Les formes numériques de publicité peuvent être irritantes, mais nous pouvons prendre des mesures pour les éviter. Les affichages sur la voie publiques, eux, sont incontournables, et c’est tout le problème. En marchant dans une ville, en attendant le bus ou en passant devant les devantures des magasins, les messages placardés dans ces endroits atteignent les passants, qu'ils le veuillent ou non. En plus de contribuer à la pollution visuelle et parfois lumineuse, l'exposition constante à la publicité commerciale peut avoir des effets cognitifs négatifs, tels que la surcharge d'informations (infobésité) et la fatigue oculaire. N'oublions pas non plus que la publicité est un moteur du consumérisme : jouant de nos incertitudes, elle créé des besoins artificiels et manipule le public pour toujours pousser à la consommation. C’est, à cet égard, une forte dissonance cognitive pour les consommateurs, car ces messages séduisants entrent directement en conflit avec les appels de plus en plus pressants à la sobriété. En outre, la plupart des panneaux d'affichage font la promotion des produits ou services des grandes entreprises, car les autres n'ont tout simplement pas les moyens d’investir dans ce type de publicité.
À Saõ Paulo, les publicités extérieures ont été qualifiées de « pollution visuelle », en référence à la détérioration visuelle des paysages et de l'architecture urbaine causée par les enseignes.
Rééquilibrer nos vies culturelles ?
L'initiative de São Paulo a servi d'étincelle à un mouvement mondial d'interdiction des publicités urbaines : en Inde, Chennai a interdit la mise en place de panneaux d'affichage et tenté de réguler la pollution visuelle causée par les panneaux illégaux en 2009 ; Grenoble a remplacé en 2014 plus de 300 emplacements publicitaires par des arbres et des messages communautaires dans le but de « réduire le stress des citoyens ». Cependant, il existe des traces plus anciennes de résistance à l'affichage urbain. Le premier État à interdire les panneaux publicitaires a été Hawaï dans les années 1920 : ses autoroutes et routes côtières étaient envahies de visuels vantant les mérites des cigarettes et des fast-foods, et obstruant les paysages naturels et pittoresques. Puis le Vermont, le Maine et l'Alaska ont emboîté le pas à Hawaï.
Désormais, le nouveau vent anti-affichage qui émerge dans le monde s'appuie sur des arguments plus profonds que de simples questions cosmétiques. Des groupes de résidents locaux aux organisations anti-publicité, les activistes affirment que ces messages détournent l'attention des gens des vrais problèmes, comme le changement climatique ou la surconsommation. Pour certains mouvements de protestation en France, les publicités détruisent notre culture et colonisent notre imagination. Les Nations unies ont également pris part au débat, déclarant dans un rapport sur les droits culturels que « le bombardement constant de nos sens a un impact intrusif sur nos vies culturelles » et que « l'interdiction de la publicité extérieure est une mesure indispensable pour rééquilibrer l'utilisation des espaces publics ».
L'art au-dessus du consumérisme
C’est sur le terrain de la culture que le mouvement anti-pub semble avoir trouvé un terrain de prédilection. Téhéran par exemple a pris des mesures en 2015 pour reconquérir les espaces publics en placardant des copies d'œuvres d'art célèbres sur quelque 1 500 panneaux d'affichage de la ville pendant 10 jours, transformant la capitale iranienne en une gigantesque exposition à ciel ouvert.
L'artiste français Etienne Lavie a adopté une approche similaire avec sa campagne de simulation virtuelle « Mon dieu, qui a volé mes pubs ? ». Il a remplacé numériquement les affiches dans les rues de Paris et de Milan par des œuvres d'art classiques, invitant son public à s'imaginer se promener dans les villes entouré, non plus de publicités pour le Big Mac, mais de la beauté de Léonard de Vinci et de Michel-Ange. Depuis, la France est devenue une sorte de pionnière de la lutte contre l'affichage en Europe, avec Marseille, Paris et, plus récemment, Nantes, qui se sont lancées dans la guerre contre la publicité dans les rues. D'ici à 2024, Nantes a prévu de supprimer 1 000 panneaux publicitaires dans la ville, en particulier à proximité des sites de patrimoine et des zones naturelles.
Place aux œuvres d'art dans les rues de Paris (travail de simulation virtuelle de l'artiste français Etienne Lavie).
Les premières affiches ont vu le jour dans les années 1830 aux États-Unis, lorsque le cirque Ringling Bros. & Barnum Baily a présenté de grandes affiches colorées annonçant « The Greatest Show on Earth » (le plus grand spectacle du monde). Dans les années 1860, des lois ont été adoptées pour permettre aux entreprises d'acheter des espaces extérieurs afin d'y installer des panneaux d'affichage. Très vite, les affaires ont prospéré : en l'espace de quelques années, plus de 300 entreprises de peinture d'enseignes et d'affiches ont vu le jour rien qu'aux États-Unis. Et le secteur de l'affichage n'a pas tardé à susciter l'intérêt du reste du monde.
Relations dangereuses
La loi sur la ville propre de São Paulo a été suivie d’une procédure judiciaire engagée par la plus grande société de publicité extérieure au monde, qui affirmait que ce texte était contraire à la constitution. Bien que la métropole ait gagné le procès, les panneaux publicitaires ont cependant commencé à réapparaître dans ses différents quartiers après quelques années. Aujourd’hui, si São Paulo ne peut donc plus être qualifiée de « ville zéro publicité », elle reste une cité « sobre en publicité » : l’approche de l’affichage dans les espaces publics est devenue beaucoup plus réfléchie et contrôlée, en gardant à l’esprit le paysage et l’intérêt supérieur des habitants.
Ce retour des publicités s’explique en partie par l’équation complexe devant laquelle les villes se trouvent et les relations dangereuses qu’elles entretiennent avec les publicitaires. À Venise par exemple, affectées par les inondations et les affaissements, les infrastructures historiques ont besoin d'un entretien fréquent, et le conseil municipal a souligné par le passé que sans les panneaux publicitaires, il ne serait pas en mesure de financer la restauration de ses anciens palais. Aussi, São Paulo a connu une situation problématique lorsque la suppression des panneaux d'affichage a mis à découvert une architecture en ruine et des favelas cachées, exigeant des efforts financiers considérables de la part de la ville.
Cohabitation du patrimoine historique religieux et de la promotion consumériste. Cathédrale de Barcelone.
Cela nous oblige, littéralement, à examiner la question dans une perspective plus large : que sont exactement les « espaces publics », pour qui sont-ils et comment voulons-nous les utiliser à l'avenir ?
Le ciel est-il la limite ?
Pollution visuelle commerciale ou opportunité financière, le débat sur la place de la publicité extérieure dans nos sociétés n'a cessé de s'étendre à travers le monde. Et la question n'est peut-être pas si tranchée. Reconnaissant les avantages économiques de la location d'espaces publics à des fins publicitaires, mais aussi les effets d'incitation négatifs qu'ils ont en termes de changement climatique, des villes des Pays-Bas ont choisi une voie médiane : d'ici 2024, les publicités pour la viande seront interdites dans les espaces publics à Haarlem ; aussi, Amsterdam, Leyde et La Haye ont exclu les annonces pour le transport aérien, les voitures à gaz et l'industrie des combustibles fossiles.
Si ces efforts sont encourageants et ont inspiré d'autres villes à reconsidérer l'utilisation des espaces publics, les récentes annonces d'affichage satellitaires dans l'espace ou l'utilisation de drones publicitaires, racontent, eux, une toute autre histoire. Cela nous oblige, littéralement, à examiner la question dans une perspective plus large : que sont exactement les « espaces publics », pour qui sont-ils et comment voulons-nous les utiliser à l'avenir ?
Après les panneaux d'affichage, les publicitaires vont plus loin en utilisant le ciel comme espace media. Ici, la campagne des 10 ans de Candy Crush avec plus de 500 drones dans la nuit de New-York.