Cristina Nuñez a trouvé dans la photographie la possibilité d’un acte cathartique et libérateur. Cette artiste espagnole, ancienne héroïnomane et prostituée, s’est libérée de ses démons grâce à une approche singulière de l’autoportrait. Une méthode, saluée internationalement, qui permet de poser un regard pluriel sur soi et de lutter contre les stigmas sociaux. Activiste sociale, elle multiplie les ateliers afin d’aider de nombreux publics. Elle posera ses valises à Luxembourg à l’occasion des événements de la capitale européenne de la culture Esch 2022.
Sustainability MAG : Votre parcours difficile de jeune adulte se trouve aujourd’hui au cœur de votre art. Pouvez-vous nous raconter votre histoire ?
Cristina Nuñez : Je suis née en Catalogne, dans une famille de la bourgeoisie espagnole. J'étais la cinquième de six sœurs et je me sentais invisible. Mes sœurs étaient belles, créatives et puissantes, et je me trouvais laide et vulnérable. Puis mes parents se sont séparés, ma mère est tombée en dépression, et je me suis sentie encore plus transparente ; j'ai éprouvé beaucoup de colère. Pour attirer l'attention de mes parents, je me suis injectée de l'héroïne - jusqu'à l'âge de 20 ans - et quitté le foyer familial. Je volais, trafiquais et me prostituais pour trouver l'argent nécessaire à l'achat de la drogue. Un jour, mon père m'a vue avec un client, et là, il m'a envoyé son ultimatum : il ne voulait plus me revoir si je ne mettais pas un point d’arrêt à ce genre de vie. J'ai appelé ma sœur au secours : « Je suis prête à arrêter, aide-moi s'il te plaît », lui ai-je dit. J'ai alors passé un an et demi au sein de l'association Le Patriarche en Espagne, en France et en Belgique et été définitivement sevrée. De retour à Barcelone, j'ai commencé une psychothérapie, que j'ai poursuivie presque toute ma vie.
Un des premiers autoportraits de Cristina Nuñez
Comment vous est venue l’idée de faire votre premier autoportrait ?
En 1986, j'ai rencontré un photographe suisse et c'est en travaillant avec lui que j'ai découvert le pouvoir de la photographie. J'ai réalisé mon premier autoportrait en 1988. J'avais créé le regard dont j'avais besoin, vers moi-même. J'avais enfin trouvé un moyen de m'exprimer complètement, de stimuler mon processus créatif et de me rendre plus forte. Après six ans d'autoportraits, j'ai commencé à photographier les autres et à m'ouvrir au monde. J'ai réalisé que ma pratique pouvait être utile à d'autres et j'ai créé la méthode SPEX (The Self-Portrait Experience), que j'enseigne aujourd'hui dans le monde entier dans des prisons, des centres de santé mentale, des centres pour adolescents, des musées et pour le grand public.
Vous avez ainsi décidé de vous attaquer aux stigmates sociaux par l’art ?
Oui. Lorsque j'ai arrêté l’héroïne à 20 ans, je ressentais très fortement l'étiquette de la droguée et de la prostituée. Je me sentais mauvaise : c'était ce que l’on appelle de l'auto-stigmatisation, quand on intériorise la stigmatisation. Ce sentiment a perduré dans le temps, malgré la psychothérapie, jusqu'à ce que je décide de raconter mon histoire en 2004, lorsque j'ai commencé à enseigner l'autoportrait. C'est alors que j'ai pu utiliser ma stigmatisation pour encourager les autres à surmonter la leur, grâce à l'art. Pour découvrir que l'identité est multiple et que le potentiel est énorme. La révélation par l'art m'a permis d'être fière de mon rétablissement et d'établir un lien profond avec d'autres personnes stigmatisées, en les encourageant à faire de même.
Il s'agit donc de rendre l’art accessible à tous pour lutter contre les stéréotypes ?
Exactement. L'autoportrait photographique déclenche notre processus créatif inconscient et nous permet de produire ce que j'appelle des œuvres d'art, même sans connaissances techniques ou artistiques. Ceux qui souffrent et ceux qui se sentent stigmatisés peuvent produire des œuvres particulièrement puissantes, parce que ces sentiments doivent être exprimés et qu'ils ont moins de structures mentales que les autres. Carl Gustav Jung affirme que l'inconscient est un système homéostatique dans lequel toute matière doit trouver son expression et passer dans la conscience, et l'art est le moyen de stimuler l'inconscient à parler.
Nous faisons des autoportraits et travaillons sur les perceptions multiples et changeantes de nous-mêmes, des autres et du monde. Cette multiplicité nous apprend que nous sommes tout, que nous sommes l'union des contraires, que dans notre inconscient le potentiel est énorme. Lorsque les personnes stigmatisées voient le pouvoir de leur travail et découvrent qu'il peut toucher les émotions des autres et être utile à la société, leur estime d’elles-mêmes devient plus forte et l'auto-stigmatisation beaucoup plus faible. C'est « l'insurrection des savoirs subjugués » dont parle Michel Foucault, un renversement des rôles de pouvoir. Notre expérience de vie dans le rétablissement de la toxicomanie ou d'autres expériences stigmatisées fait de nous des experts dans la reconstruction de l'identité, du changement, de l'évolution. C'est d’ailleurs pourquoi j'ai un doctorat de recherche sans diplôme : l'université de Derby sait qu'il y a d'autres façons d'apprendre, de faire de la recherche.
« Dans leur autoportrait relationnel, M. et J. ont simulé un combat pour explorer les émotions ressenties dans une situation violente » Cristina Nuñez.
Qu'y a-t-il de spécifique dans votre approche de l’autoportrait, à l’heure où les individus se prennent si souvent en photo ?
Nous devons d'abord parler de la différence entre le « selfie » et l'autoportrait selon SPEX. Le selfie est principalement notre image publique, conçue pour être partagée sur les réseaux sociaux, et donc construite selon l'image que nous voulons projeter au monde. Nous contrôlons cette image pour qu'elle réponde à une norme sociale : pour réussir dans la vie, nous devons être heureux et forts. L'intention n'est donc pas créative, artistique. Le selfie est normalement produit avec un téléphone portable et souvent retouché pour se conformer aux normes de beauté du marché. L'autoportrait selon SPEX est une image interne, un dialogue intérieur, un espace où nous pouvons tout exprimer. L'intention y est de produire de l'art, de stimuler notre processus créatif, car l'autoportrait est la seule image possible du créateur au moment précis de la création. L'intention est artistique parce que nous ne contrôlons pas le résultat, nous ne savons pas quelle image en sortira. Autres points importants : les aspects thérapeutiques, ou mieux, transformatifs. En effet, l'autoportrait selon SPEX nous permet de nous regarder depuis d'autres points de vue, car souvent nous ne nous reconnaissons pas dans les images. En les regardant, en travaillant sur les perspectives multiples, nous élargissons notre perception de nous-mêmes, des autres et du monde. Élargir le regard que l'on porte sur soi signifie que tout est possible, que nous pouvons réaliser nos rêves, et cela nous renforce incroyablement. Une perception de soi flexible et changeante est nécessaire pour notre évolution.
Aussi, exprimer nos émotions à travers l'autoportrait nous permet de passer à autre chose, car l'émotion trouve son expression dans l'art et s'y transforme. C'est un processus cathartique, catalytique et libérateur. Enfin, l'autoportrait SPEX favorise la reconstruction de l'identité. Nous travaillons sur les perceptions multiples des images où nous ne nous reconnaissons pas. Nous étudions les expressions des deux côtés du visage séparément. Et puis, nous commençons à reconnaître nos émotions, nos pensées, nos expériences et nos valeurs dans ces images. Ce processus rappelle le stade du miroir de Lacan, qui est essentiel à la construction ou à la reconstruction de l'identité. En définitive, le processus créatif déclenché par SPEX est guidé par l'inconscient du participant, exprimant ce que cette personne a besoin d'exprimer, peut comprendre et gérer.
« P. et O. ont emprunté la caméra de la journaliste télé qui documentait notre atelier, pour mettre en scène l’impossibilité de s’exprimer. Je trouve génial que, dans un atelier d’expression émotionnelle, les participants veuillent nous donner ce message » Cristina Nuñez.
Pour votre projet « We Exist, self-portraits in prison », vous avez travaillé avec de nombreux prisonniers. Pourquoi avoir choisi ce public ?
Au total, j'ai travaillé avec plus de 400 prisonniers en Espagne, en Italie, en Suisse et en Norvège. C'est donc une partie très importante de mon travail. Je n'ai jamais été en prison pendant mon adolescence, mais j'aurais pu. Je partage de nombreux points communs avec eux : la drogue, l’infraction de la loi, la stigmatisation... et la rébellion. Je sais que je peux être très utile en tant que « récupératrice » : je leur raconte ma vie et mon rétablissement, je les invite à exprimer librement leurs émotions. J'apprécie leur enthousiasme. Ils aiment se prendre en photo, montrer leurs tatouages et jouer à donner l'image idéale d'eux- mêmes, mais bien sûr, il n'y a pas que ça. Je n'ai jamais fait de tatouage moi-même, mais j'ai aussi une image esthétique rebelle avec la tête rasée. La rébellion peut être exprimée de manière positive et utilisée pour changer le monde.
Comment évaluez-vous l’impact de Self-Portrait Experience sur ces personnes ?
Depuis 2011, je demande toujours aux participants de mes ateliers de remplir un questionnaire sur les effets de SPEX. 93,5 % des détenus interrogés ont affirmé que l'atelier leur avait permis de se voir sous un autre angle, c'est-à-dire qu'il avait élargi leur perception d'eux-mêmes. Aussi, plus de 82 % d'entre eux ont dit que l'atelier leur faisait voir leurs codétenus d'une autre manière, découvrir la « bonté » et d'autres aspects positifs chez leurs pairs. Il est très émouvant de lire ce que les prisonniers ont exprimé à propos de l'atelier. Une détenue a ainsi écrit : « J'ai découvert que je suis courageuse, que je suis une combattante, que je suis plus forte que je ne le pensais ; et que je peux être quelqu'un, que je peux être utile, que je peux être une bonne mère. »
Autoportrait sur l’expression émotionnelle.
Votre parcours vous a mené jusqu’au Luxembourg, quel y est votre objectif ?
En 2020, Paul di Felice, conservateur et professeur d'art contemporain avec qui j'avais déjà travaillé au Luxembourg, la commissaire Carolina Lio et moi- même avons créé l'association Art as Experience. Nous travaillons aujourd'hui ensemble pour le projet « My Echo, My Shadow and Me », dans le cadre des événements de la Capitale européenne de la Culture, Esch 2022. Il s’agit d’un programme social et artistique d'ateliers pour adolescents, de débats publics et d’une exposition sur le thème de l'influence de la culture numérique sur l'identité des jeunes générations. Cela porte notamment sur la manière dont nous pouvons utiliser les outils technologiques tels les appareils photo, les smartphones ou les médias sociaux comme méthode d'investigation et de compréhension de soi et de sa propre communauté. Le projet est basé sur une série d'ateliers SPEX. À l'automne 2021, une formation à l'attention des professionnels qui suivent les jeunes, et un premier atelier complet pour un groupe de jeunes motivés. Ils seront formés pour devenir des facilitateurs et nous aider à mener les ateliers l'année suivante. En 2022, nous accueillerons principalement des migrants, des dépendants à la drogue ou encore des lycéens. Ils travailleront à la documentation de leur vie en utilisant la photographie et la vidéo, et produiront leurs projets autobiographiques. Le résultat final sera exposé à la Maison des Arts et des Savoirs de l'Université du Luxembourg, dans le cadre d'une exposition en ligne et d'une publication. En définitive, SPEX, c’est une philosophie activiste, contre l’esclavage des standards de beauté, pour la liberté d’expression et la construction d'une société qui donne plus de valeur aux besoins authentiques des êtres humains.
Née en 1962, Cristina Nuñez est une artiste photographe autodidacte espagnole. Sa démarche est internationalement reconnue pour sa méthode The Self-Portrait Experience (SPEX), un dispositif qui invite à explorer sa vie intérieure à l'aide de l'autoportrait photographique. Depuis 2004, elle dirige des ateliers SPEX, touchant déjà plus de 3 700 personnes, dans des prisons, des centres de santé mentale, de réhabilitation pour toxicomanes, ou encore des centre pour jeunes, des écoles et des universités, des musées et des entreprises. En 2020, elle a reçu le Diamond Phototherapy Award pour sa pratique de la photographie thérapeutique.