Son univers est l’océan. Plongeur et photographe, il explore les mystères du monde sous-marin et en partage ses beautés. Son combat est avant tout environnemental et il souhaite donner à voir la fragilité des écosystèmes. Missionné par l’UNESCO pour le projet « 1 Ocean, le grand témoignage sur l’océan » s’étalant sur pas moins de dix ans, il mène aujourd’hui une mission photographique unique. Alexis Rosenfeld nous raconte cette exploration. Plongée dans le grand bleu, un univers à préserver.
Sustainability MAG : Qu’est-ce qui vous attire au fond des eaux ?
Alexis Rosenfeld : La passion, la fascination et surtout l’exploration. L'envie d’aller découvrir l’inconnu. Cette pénétration sous la mer, c'est cette magie de l'enfant qui va aller essayer de conquérir ses rêves.
Vous présentez à travers vos photographies l'océan comme une ressource prodigieuse, votre idée c’est d’exposer la magie du vivant ?
Mon idée c'est de pouvoir transmettre. C’est-à-dire de pouvoir changer une considération qui n’est aujourd'hui malheureusement pas conscientisée par tous sur une destruction massive de ce poumon de la planète et de pouvoir aider à une transformation positive. L'idée est d’éliminer au maximum toute cette partie anxiogène « ce n'est pas bien, ce n'est pas bon, il ne faut pas… » en disant « regardez, c’est absolument génial, c'est merveilleux, ce sont des écosystèmes uniques qui nous font respirer, nous donnent à manger, et nous gèrent le climat_».
C’est donc le parti pris d’un narratif positif face aux dangers qui guettent l’océan ?
Pas que. Il faut aussi montrer le vilain et le médiocre, sensibiliser les gens là-dessus. Mais terminer par cette note positive, c’est important parce qu'on en a besoin, surtout après ces années un peu compliquées.
Sensibiliser à la cause des océans, c’est ce que vous avez fait notamment lorsque vous avez accompagné la mission de Greenpeace et du CNRS sur leur navire Esperanza ?
C'était très intéressant parce que c'était la première fois que le CNRS s'associait à une organisation tel que Greenpeace dans un but de recherche où nous allions explorer avec une équipe de 6 ou 7 plongeurs ce récif profond au large de l’Amazone. L’idée était de caractériser cet endroit, de le comprendre pour le protéger. Bref, l'exploration au service de la science. Ce sont des plongées très compliquées. On se trouvait à peu près à 300 km au large de l'embouchure du fleuve qui a le plus grand débit au monde.
Il existe une vie inimaginable à 130 mètres sous la mer. Une vie dans un monde incroyable qui s'appelle le monde mésophotique, un monde entre la lumière et la nuit. On peut y trouver des agglomérations d’échinodermes, des crinoïdes, ces sortes d’éponges qui sont des espèces quasi préhistoriques.
Vous y avez découvert de nouvelles espèces ?
Entre 1 500 et 2 000 échantillons, je crois, ont été remontés par les plongeurs. Des échantillons d'eau, d’espèces, d’individus. Parmi eux, il y a au moins une espèce qui est nouvelle, qui est encore non caractérisée. Elle aura bientôt un nom. C’est une ophiure, de la grande famille des échinodermes, comme les oursins, les étoiles de mer, les concombres de mer. L’ophiure c'est une étoile de mer assez fine, qui bouge dans tous les sens, et qui est assez dynamique.
Donc la part insondée de la biodiversité reste quasi infinie ?
Oui, il y a encore beaucoup à découvrir. Ce qui est terrible c’est qu'il semble que dans l'espace de temps dans lequel nous vivons actuellement, nous arrivons à détruire des espèces que nous ne connaissons pas encore. C'est assez dramatique.
Le monde mésophotique à 130 mètres sous la surface
Fort de votre engagement, vous vous êtes vu confier par l’UNESCO une tâche hors du commun, celle d’être le grand témoin des profondeurs : la mission 1 Ocean. Quel est son objectif ?
Les Nations unies ont décidé de lancer un grand programme sur l’océan, c'est la décennie des sciences océaniques au service des aires marines protégées. L'UNESCO et sa commission océanographique intergouvernementale sont porteurs de ce projet. Il est très ambitieux car il essaie d'expliquer comment et pourquoi la science et l'océan sont essentiels pour l’humanité. 1 Ocean, c’est le grand témoignage sur l’océan. C’est dix ans d’exploration, mille photos, des portraits personnalisés, des documentaires, des reportages photographiques. L’idée, c'est de pouvoir créer une banque de données d’images qui serait un des patrimoines de ce projet et qui serait géré par l’UNESCO.
Par quelle région avez-vous commencé ?
Par le nord de la Nouvelle-Calédonie, au cœur du parc naturel de la Mer de Corail, qui représente la quatrième plus grande réserve au monde. Et cet endroit, l’archipel Entrecasteaux, est considéré comme l'endroit le plus vierge et le plus riche de la planète. Donc c’était peut-être bien de commencer par ce trésor, ce coffre-fort de la biodiversité. Cet endroit est préservé par son éloignement.
C’est aussi l’océan dans sa vulnérabilité que vous montrez. On le sait, la santé des océans est décisive, les services écosystémiques qu’ils rendent sont fondamentaux. Comment qualifieriez-vous notre dépendance à l’océan ?
On va être de plus en plus dépendant à l'océan c'est sûr. Moi je peux vous en parler avec mon regard de photographe, pas de scientifique, parce que je ne le suis pas. Mais par exemple, l'écosystème corallien rend de nombreux services. D’abord, il protège les côtes de l’érosion, ce qui est essentiel car la disparition de barrières contre l'érosion engendre des migrations écologiques. Aussi, les récifs coralliens représentent 30 % de la biodiversité de l'ensemble des océans. C'est une des plus grandes nurseries au monde. Des médicaments de demain, et déjà d’aujourd'hui, en proviennent. Avec la disparition des récifs coralliens, ça veut dire qu’on n’aura plus ces anticancéreux ou anti-tumoraux. C’est aussi un apport en protéines pour énormément de populations locales. Voilà, ces divers services rendus sont d'une grande évidence.
Autre exemple, celui des baleines, on apprend qu'elles ont un rôle clé dans la fertilisation des espaces marins. Le FMI a chiffré même à 2 millions de dollars les services écosystémiques rendus par une grande baleine. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
Tout le système est important, il faut le rappeler. Mais c’est génial de parler d'une baleine, de parler d'un dauphin, ce qu’on appelle dans notre jargon des espèces parapluies qui vont nous permettre de parler d’autres sujets. On a compris que les baleines, avec leurs excréments, aidaient à produire du phytoplancton. C'est une chaîne qui est très vertueuse. La baleine mange du krill qui est du zooplancton. Le zooplancton se nourrit du phytoplancton et la baleine aide à fertiliser ce phytoplancton. C’est l’histoire du plus petit et du plus gros. Or le phytoplancton est décisif dans l’absorption du carbone et la production d’oxygène. 50 % de l'oxygène que l’on respire provient de l’océan et donc le phytoplancton est central.
Malheureusement beaucoup d'espèces de baleines ont vu leur population décliner et vous en avez été un grand témoin.
Un malheureux témoin oui. C’est une histoire assez triste, celle de ‘’Fluker’’, un rorqual commun. Sur la photo que j’ai prise, il lui restait la peau sur les os. Cette baleine, observée sur les pourtours de la Méditerranée, était connue depuis une dizaine d’années parce qu'il y avait la moitié de sa queue qui était tranchée. Malheureusement, elle a été prise il y a 2 ans dans un filet qui a fini de sectionner ce bout de queue qui lui restait. Elle n'avait alors plus la capacité de plonger pour aller se nourrir, parce que les baleines ne se nourrissent pas en surface, elles se nourrissent à partir de 60, 80 mètres de profondeur. Elle est donc morte de faim. L'idée de raconter cela, c'est d’expliquer que la cause de mortalité première non naturelle de ce mammifère marin, en Méditerranée en tout cas, ce sont les collisions avec les navires. Le travail qui est fait aujourd’hui avec WWF c'est d’essayer d'imaginer un système qui permettrait d’éviter ces collisions. Le WWF a en fait disposé des balises pour écouter les baleines par un système de triangulation pour pouvoir envoyer des messages aux bateaux et leur dire « attention, changez de route, il y a une baleine, réduisez votre vitesse ». C’est un projet qui est en cours et bien avancé.
Fluker, ce rorqual à la queue sectionnée par un filet de pêche, est mort sous-alimenté
Parfois certaines espèces à l'inverse deviennent trop nombreuses dans des écosystèmes qu’elles déséquilibrent.
Oui, comme la rascasse volante qu’on trouve dans les Caraïbes par exemple, un poisson extrêmement venimeux. C’est ce qu'on appelle une espèce envahissante. Ce poisson a été importé, ce qui arrive souvent via les ballastes qui permettent de stabiliser les navires et qu’il faut vider et remplir régulièrement. Ces rascasses volantes se sont développées et sont absolument nocives pour l'écosystème auquel elles ne sont pas du tout adaptées. Le corollaire de ça, c’est l'impact sur l'économie parce que non seulement, il détruit un écosystème, mais il va aussi diminuer la possibilité de pêche et d'économie sur cette zone. C'est ce qui se passe là-bas, aux Caraïbes. On essaye donc de trouver des solutions. Ces poissons sont pêchés par les clubs locaux et par les gens qui les repèrent même si leur développement est trop rapide semble-t-il pour y arriver. Seul bon côté, c'est que c'est exceptionnellement bon à manger !
Les menaces qui pèsent sur les écosystèmes marins sont diverses, la surpêche, la surfréquentation touristique, le climat, les pollutions… Précisément sur la question du plastique, on assiste à des tentatives de nettoyage. Pensez-vous que c'est illusoire ?
Oui c’est ridicule. Nous savons que seulement 1 % à 2 % des déchets plastiques restent en surface ou au bord des côtes. Le reste gît au fond de la mer. Il est impossible de le ramasser et l'envisager serait absolument ridicule. Quand c’est à 20 000 mètres ou 2 000 mètres, on ne va rien chercher parce que l'impact carbone serait beaucoup trop important. Les prélèvements qui ont été faits en Méditerranée sur les baleines et sur les cachalots montrent que 100 % des espèces biopsiées sont polluées par le plastique. Je pense que peu de gens ont conscience de la quantité de plastique ou de microplastiques ingérés par jour par tous. En fait, c'est un suicide notre histoire.
Vous vous intéressez de près aux expérimentations et avez photographié des expériences tout à fait étonnantes, comme des serres agricoles sous-marines.
Oui. Ça reste un peu un rêve d'enfant d'avoir fait ce reportage complètement utopique. C’est en Méditerranée, des Italiens ont imaginé créer des serres sous-marines en vue de peut-être développer des cultures dans des pays très arides où il ne serait pas possible de le faire à terre. L’intérêt de ces serres, c’est qu’il n’y aura pas de pesticides, pas d’arrosage, parce que c'est l’évaporation de l’eau à l'intérieur de ces demi-sphères qui permettent d’arroser les plants. Ce sont des « plongeurs cultivateurs » qui vont chercher ces tomates, ce basilic. Pour l’instant ça reste au stade expérimental. Je crois que dans la réalité l'impact carbone reste à ce stade important, mais je pense sincèrement que sans projets, sans idées, sans envie, on ne peut arriver à rien. Il faut explorer des solutions, il faut réfléchir et c’est ce que fait cette équipe de Némo Garden.
Quelles sont les actions que vous nous recommandez pour prendre soin de ces écosystèmes ?
Moi je parlerais de l’éducation, mais de l'éducation au sens large : ce grand cercle vertueux. Les gouvernements, les ONG, les citoyens, les entreprises, que tout le monde se parle ! Les solutions nous les avons, nous le savons aujourd’hui.
Serpent de mer dans l’archipel d’Entrecasteaux, une espèce redécouverte
L’objectif affiché est la protection de 30 % des surfaces océaniques. C’est selon vous la grande priorité ?
Oui et nous le savons depuis très longtemps. Nous comprenons très bien comment fonctionne une réserve. Une aire marine protégée est quelque chose d’extrêmement fonctionnel en termes d’économie, de biodiversité et de ressources. C’est un peu comme un placement financier : un placement d’un million d'euros avec un rendement de 10 % par an. Notre réserve c’est notre placement financier, c’est l’analogie. Tout ce qui va sortir de la réserve c'est le rendement. Ces 10%, nous pouvons les pêcher, les manger, les vendre. C’est de l'économie locale. Si nous commençons en revanche à prélever et à détruire ce qu’il y a dans la réserve, le rendement sera bien moindre et n’existera bientôt plus. C’est extrêmement rentable d’avoir une réserve et de la protéger. Le système d’aires marines protégées, c’est un système efficace, efficient et probablement le meilleur système pour protéger notre biodiversité.
Quand vous pénétrez pour observer justement ces zones protégées et reculées, vous est-il arrivé d’y trouver des espèces qu’on pensait appartenir au passé ?
Oui. Dans l’archipel d'Entrecasteaux, cette réserve, la plus vierge et la plus riche au monde. Quand j’ai montré la photo que j’avais prise d’un serpent de mer à une scientifique basée à Nouméa, elle était très surprise, parce que vers Nouméa où elle l’observe régulièrement, il n’a plus sa couleur originelle. Il est tout noir parce que la pollution a impacté son métabolisme. Nous, nous l’avons retrouvé avec sa couleur naturelle. Loin des hommes.
Alexis Rosenfeld était l’invité du Grand Entretien lors du Luxembourg Sustainability Forum 2021 le 13 octobre 2021. Retrouvez l’intégralité de son témoignage ici. |
Alexis Rosenfeld
a découvert la plongée à l’âge de 8 ans. Cette passion, a fait du monde sous-marin son univers et lui a valu d’embarquer aux côtés du Commandant Cousteau lors de sa dernière expédition à Madagascar. Explorateur ébloui par les beautés et les mystères des océans, ce plongeur et photographe des profondeurs est un acteur éclairé de la cause environnementale. En 2018, il initie une collaboration avec la Commission océanographique intergouvernementale de l’UNESCO sous le nom « Récifs coralliens, un enjeu pour l’Humanité ». En 2021, ils lancent ensemble le projet « 1 Ocean, le grand témoignage sur l’Océan », une décennie d’exploration construite autour de 3 missions : explorer, documenter, transmettre. Alexis Rosenfeld se définit ainsi comme un passeur d’histoires, un témoin.