Photo: Fabrice Monteiro

La photographie est le médium qu’a choisi Fabrice Monteiro pour sensibiliser la population sénégalaise aux fléaux écologiques qui menacent son environnement. Résidant à Dakar, il se lance dans un projet visant à attirer l’attention des jeunes sur l’accumulation des déchets dans la capitale. Dans un syncrétisme culturel, il conçoit une série de photographies qu’il nomme « La prophétie ». La présence d’un génie capable d’influencer spirituellement le genre humain, cette créature surnaturelle appelée djinn, rend chaque cliché unique, puissant et interpellant. Désirant partager ce conte à travers le monde, Fabrice Monteiro s’est rendu sur d’autres continents et, en juin dernier, nous a révélé la présence d’une quatorzième allégorie, au Texas.


INTERVIEW 

Sustainability MAG : Religion animiste, djinns, héritage des masques, tradition européenne des portraits, postures de mode… le syncrétisme culturel transparait beaucoup dans votre travail…

Fabrice Monteiro : Je suis métisse et j’ai grandi à cheval entre deux cultures, belge et béninoise. Si mon art est l’expression de mon être, je pense que nécessairement mon métissage a une grande incidence sur mon travail. Quelle que soit la question que j’aborde, qu’il s’agisse d’esclavage ou d’environnement, ma volonté est de bâtir des ponts. Quand je traite de l’esclavage, j’évite l’approche manichéenne, blanc versus noir, mais je dis plutôt : voilà ce qu’un être humain est capable de faire au nom du profit. De même avec « La prophétie », je veux tenter de construire des ponts entre cultures, entre continents. Il y a cinq siècles de cela, l’Occident a choisi de soumettre les autres peuples, de se servir de tout et partout, du vivant comme du non-vivant pour grandir et s’enrichir. Aujourd’hui, nous arrivons au bout de ce système.

« Les nouvelles générations sont nées et ont grandi dans ce chaos environnemental »
Crédit : Fabrice Monteiro

Prophétie n°6 - Allégorie des terres stériles (Sénégal)

Comment est né votre projet « La prophétie » ? 

Quand je suis revenu vivre en Afrique en 2011, au Sénégal, j’ai été abasourdi par la quantité de détritus jetés dans les rues et aux abords des villages. Dans les années 70, tout ça n’existait pas. On ne consommait pas autant de plastique, parce qu’on gardait encore des pratiques traditionnelles. Le continent n’avait pas encore été frappé de plein fouet par la mondialisation. Les nouvelles générations sont nées et ont grandi dans ce chaos environnemental. La présence de détritus fait partie de leur quotidien. Si l’on ajoute à cela le fait qu’il existe très peu de sensibilisation à l’environnement, que ce soit au niveau scolaire ou de manière générale, il y a peu de chance que les choses évoluent. Je me suis alors demandé : comment est-ce que je pourrais créer des images assez fortes et parlantes pour engager une discussion avec cette nouvelle génération ?

J’ai choisi d’utiliser le conte, de raconter une histoire dans laquelle j’ai voulu rassembler art, culture et environnement. J’ai imaginé mettre en scène des esprits qui viendraient s’adresser aux hommes pour leur apporter un message de mise en garde… c’est ainsi qu’est née « La Prophétie » !

Racontez-nous donc ce conte filé au fil des photographies ...

L’idée de ce conte, c’est que Mère Nature se réveille un matin et elle est gravement malade ! Elle est malade parce qu’elle a mis des millions d’années à construire un monde harmonieux où les hommes pourraient profiter de ses bienfaits. Mais, aujourd’hui ils détruisent tout à une vitesse et une cadence telles, qu’elle ne parvient plus à rétablir l’équilibre. Mère Nature décide donc de rassembler ses esprits et leur dit ceci : « La situation est si grave, je veux que vous alliez sur place, que vous apparaissiez aux hommes et que vous leur délivriez un message de responsabilisation, ou sinon, ils ne pourront pas survivre à leurs erreurs ! ». C’est comme ça que ces esprits vont, à travers toute la planète, apparaître sur des lieux touchés par un fléau environnemental spécifique.

Crédit : Fabrice Monteiro

« Mère Nature décide donc de rassembler ses esprits et leur dit ceci : "La situation est si grave, je veux que vous alliez sur place, que vous apparaissiez aux hommes et que vous leur délivriez un message de responsabilisation ou ils ne pourront survivre à leurs erreurs !" » / Prophétie n°1 - Allégorie du plastique (Sénégal)

Une prophétie vous parle-t-elle plus qu’une autre ?

La première prophétie a pour moi été un véritable cri du coeur, c’est l’expression d’un très grand égoïsme de génération. Les générations précédentes et la mienne avons développé un mode de fonctionnement en partant du principe qu’il y aurait toujours des ressources à foison, que tout ce que la planète pouvait offrir était là à notre disposition, et que nous pouvions l’utiliser à notre guise, le transformer en argent.  Aujourd’hui, nous réalisons que la Terre a ses limites et que finalement, ce sont nos enfants qui vont en subir les conséquences ! Nous en sommes à un tel point que ce sont eux qui sont obligés de se lever et de crier « laissez-nous une planète vivable » ! Cette première prophétie est vraiment l’expression de cet appel.

Vos personnages mis en scène sont-ils des esprits, des djinns, des allégories ?

Esprit, génie, djinn, allégorie… peu importe. Ce qui est important, c’est que chacun puisse retrouver un peu de lui dans ces histoires racontées et que chacune des images soit liée à la culture, à la mythologie, aux croyances et aux traditions locales. J’essaye de trouver quelque chose qui accroche, qui fait référence à ce que le spectateur connait, et qui existe dans son environnement, une façon pour moi de créer un intérêt pour la question. L’idée est partie des djinns car j’ai commencé au Sénégal, mais ma démarche est d’explorer toute la planète et d’aboutir à une prophétie planétaire, car chacune des thématiques abordées concerne l’ensemble de l’humanité.

Crédit : Fabrice Monteiro

Prophétie n°10 - Allégorie de la disparition du corail (Australie)

« Ces prophéties sont une manière de se ressaisir, de repenser ce mode de vie qui nous a été imposé comme la seule façon d'exister »

Justement. Ne manque-t-il pas une prophétie sur le continent européen ?

Précisément, je prépare actuellement une prophétie en Espagne. Ce qui est devenu intéressant pour moi, c’est qu’en partant de la même approche - me documenter sur la mythologie espagnole, sur ce que je pouvais trouver en lien avec la nature et sa préservation dans la culture et les traditions locales - c’est très compliqué ! Alors que dans bien des cultures, chaque histoire que j’ai lue fait référence d’une manière ou d’une autre au fait d’être raisonnable envers la nature, en Espagne, je n’ai pas encore trouvé quelque chose à laquelle me raccrocher pour créer une prophétie. Ce qui m’amène à penser que l’Occident s’est peu à peu détourné de cette évidence. Il faudrait réapprendre cela. Ces prophéties sont une manière de se ressaisir, de repenser ce mode de vie qui nous a été imposé comme la seule façon d’exister. Cette idée selon laquelle, pour être heureux, il faut consommer et consommer encore, sans lien avec la terre. Aujourd’hui on se trouve face au mur, mais on peut réapprendre de certaines cultures qui ont réussi à conserver le lien sacré.

Crédit : Fabrice Monteiro

Prophétie n°14 - Allégorie du charbon (Texas, USA)

Quel est le message de votre dernière prophétie en date, photographiée au Texas ?

C’est suite à une émission radio que m’est venue l’idée de cette prophétie. Une émission qui parlait d’une marche des premières nations américaines à Eagle Pass contre la mine de Dos Republicas, installée sur des terres ancestrales et des lieux funéraires des natifs américains. D’entendre ce lien, entre environnement et première nation, je me suis dit que ça serait un sujet parfait pour « La prophétie ». 

Cette extraction au Texas n’a aucun sens ! Ces gens détruisent des terres ancestrales, polluent l’eau, anéantissent la vie sauvage pour récolter un charbon de très mauvaise qualité. Ils sont même obligés d’y ajouter des adjuvants pour pouvoir le brûler. Ce charbon est ensuite transporté dans des kilomètres de wagons à ciel ouvert qui traversent villes, écoles, jardins publics… avec cette poussière de charbon qui s’infiltre partout. Ces trains traversent la frontière vers le Mexique pour alimenter l’une des centrales à charbon les plus polluantes de l’hémisphère. En échangeant avec différents activistes et communautés, j’ai pu comprendre que les populations autochtones ont été dépossédées de leurs terres, de leurs traditions, de leurs savoirs, car ils ne connaissaient pas la propriété privée. Il y a eu une confrontation entre deux mondes, qui est assez frappante et triste finalement. C’est quelque chose qui m’a donné le sentiment que ce travail était essentiel. Aujourd’hui, le principal client de ce charbon, l’État Mexicain s’est désisté. Il n’est plus client de la mine et c’est arrivé une semaine après la diffusion de la prophétie. Sans doute un hasard de calendrier mais ce qui est important est de mettre en avant que les choses avancent, elles avancent à petits pas, mais elles avancent !

« Nous faisons face à un défi unique car c’est tout un paradigme qu’il faut changer : il faut réapprendre la solidarité absolue »

Voyez-vous l’art comme un déclencheur ?

Oui. L’art a son importance car il s’adresse au cœur des gens. Mais si nous souhaitons réellement nous réinventer, il nous faut mettre la question écologique au centre de nos préoccupations. Que l’on soit scientifique, banquier, journaliste ou artiste, peu importe la discipline, c’est en apportant chacun notre pierre à l’édifice qu’on arrivera vraiment à une prise de conscience capable de changer les choses. On est aujourd’hui au cœur de la 6ème extinction massive qu’aura connu la planète et, pour la première fois, nous, les Hommes, en sommes les uniques responsables. Pourtant, nous ne questionnons toujours pas le soi-disant progrès. Nous vivons une espèce de schizophrénie mondialisée et finalement, la seule façon de changer les choses efficacement est que ça provienne d’un mouvement global. Nous faisons face à un défi unique car c’est tout un paradigme qu’il faut changer : il faut réapprendre la solidarité absolue.

FABRICE MONTEIRO 

Né en 1972 à Namur, en Belgique, Fabrice Monteiro grandit au Bénin, pays d’origine de son père. À 22 ans, il débute une carrière de mannequin international. Aujourd’hui, il vit et travaille à Dakar en tant que photographe. Cet artiste belgo-béninois entend réaliser des projets artistiques lui permettant d’exprimer ses idées et préoccupations, tels que l’esclavage ou la protection de l’environnement. Sa photographie se traduit par un mélange de genres, entre photo-reportage, portrait et image de mode. Ses œuvres ont notamment été exposées au Meg à Genève (2018), à la Mariane Ibrahim Gallery à Seattle (2016) et au Musée de la photographie à St-Louis au Sénégal (2018).

-Article initialement publié en Octobre 2020-