Crédit : Mishka Henner

Mishka Henner appartient à une nouvelle génération d’artistes qui créent des oeuvres à partir d’images satellites éditées par Google Earth notamment. Comme un géologue du Web, il explore la toile en profondeur, à la recherche d’importantes formations d’images qu’il extrait pour les étudier et surtout pour se les approprier à sa manière et soulever des travers de notre société... pas toujours visibles vus d’en bas.


INTERVIEW 

Sustainability MAG : Vous utilisez Google Earth, un instrument profondément ancré dans nos habitudes quotidiennes. Pourquoi cette idée ?

Mishka Henner : Dès la sortie de Google Earth, je suis devenu obsédé par une chose : observer notre planète d’en haut. J'ai passé énormément de temps devant l'écran à contempler des détails du paysage, autrement impossibles à voir sur le terrain. J'ai réalisé qu'en travaillant avec cet instrument je pouvais créer quelque chose de beaucoup plus authentique qu'avec ceux que j’utilisais jusqu’alors, car celui-ci n’a pas de passé. Des instruments comme le pinceau, le crayon, la caméra, viennent tous avec des histoires bien établies et en tant qu'artiste, il est facile de se laisser piéger par ces récits et ces paradigmes esthétiques. L'une des choses les plus difficiles est de voir les choses telles qu'elles sont, et non pas comme nous voudrions qu'elles soient. En ce sens, travailler avec Google Earth s’est révélé vraiment libérateur. Cet outil est venu sans aucun héritage.


« L'une des choses les plus difficiles est de voir les choses telles qu'elles sont, et non pas comme nous voudrions qu'elles soient »
Crédit : Mishka Henner

Tascosa, Feedyard, Bushland, Texas

Vous utilisez cet outil comme un signal d'alarme pour souligner que nous vivons dans un monde où nous sommes constamment surveillés, affectant ainsi notre vie privée. Et pourtant, vous l'utilisez aussi comme un outil positif et médiatique pour sensibiliser aux nouveaux défis sociétaux...

Oui, la surveillance par les nouvelles technologies est un sujet controversé dont on parle maintenant presque tous les jours. Si ces technologies peuvent d’un côté être perçues négativement comme une violation de notre liberté, je pense à la fois qu'elles offrent beaucoup de potentiel aux citoyens, et nous permettent de voir des choses que nous ne pouvions pas appréhender auparavant. Lorsque j'ai commencé à travailler avec Google Earth il y a huit ans, j'ai pensé que rapidement tout le monde travaillerait avec cet instrument. Mais en fait, ça n'a pas été le cas. Je me rends compte que j’ai développé une nouvelle méthode de travail dont beaucoup de gens n’ont toujours pas conscience du potentiel.

Crédit : Mishka Henner

Friona, Feedyard, Parmer County, Texas / « Je ne vois pas seulement des fermes gigantesques, je vois aussi et surtout une attitude inquiétante envers la vie et la mort qui existe dans la culture contemporaine »

Quel est votre public le plus réceptif ?

J'aime créer un travail auquel tout le monde peut avoir accès, pas seulement des personnes formées à la théorie de l'art ou à l'histoire de l'art. Je crois que plusieurs de mes projets ont réussi ce pari. En 2012, j'ai commencé à me pencher sur les parcs d'engraissement aux États- Unis. Je suis en fait tombé sur ces énormes fermes sur Google Earth et je n'avais aucune idée de ce que je voyais : la masse et la densité des points noirs et blancs semblaient presque microbiennes. Mais j'ai vite compris que ces structures maximisaient la croissance des vaches en un minimum de temps pour un profit maximal. L'industrie de la viande est fortement liée aux questions de responsabilités morale et éthique. Quand je pense à ces images, je ne vois pas seulement des fermes gigantesques, je vois aussi et surtout une attitude inquiétante envers la vie et la mort qui existe dans la culture contemporaine. Ces images ont suscité un engouement dans toute l’Amérique car elles ont révélé une horreur cachée au cœur de notre mode de vie, quelque chose qui avait été soustrait au regard des citoyens.

Crédit : Mishka Henner

Levelland Oil and Gas Fields, Texas

« Mon travail tente de "choquer" pour bousculer rapidement les mentalités »

Croyez-vous au changement ?

Si des changements vont se produire ?  Ce serait bien, j'essaie d'y croire. J'ai deux enfants et ils ne méritent pas de supporter les désastres de leurs ancêtres. Cependant, l’argent, la cupidité et la défense de la propriété privée sont au cœur de notre société. Si nous voulons que les choses changent, nous devons admettre notre part de responsabilité, revoir notre raison d'être et repenser notre relation avec la Nature. Je pense que la nouvelle génération en est consciente mais la planète est plus grande que nous, si nous disparaissons demain, l'homo sapiens n'aura été qu’un soubresaut dans l'histoire de la Terre. C'est pourquoi nous devons réagir rapidement et trouver des solutions à notre destruction de l'environnement. Les gens changent peu à peu leurs habitudes mais cela ne me semble pas suffisant. C'est une des raisons pour lesquelles mon travail tente de « choquer » pour bousculer rapidement les mentalités.

Crédit : Mishka Henner

Conorado Feeders, Dalhart, Texas

Vos photographies ont-elles permis de faire bouger les lignes ?

La photo du lac rouge dans une ferme industrielle a aidé les militants à modifier une loi américaine qui limitait la visibilité de ces sites. Quelque chose que je n'aurais jamais pu imaginer et j'en suis très fier. Avec Internet, nous pouvons faire bouger les choses indépendamment de notre position sociale, de notre origine, ... C’est cette idée même qu'un citoyen puisse à son échelle changer notre façon de voir et de penser qui me motive et me maintient optimiste.

MISHKA HENNER

Né en 1976 à Bruxelles, Mishka Henner vit et travaille à Manchester, au Royaume-Uni. Il est lauréat du ICP Infinity Award for Art 2013 et du Kleine Hans Award 2011. Ses oeuvres ont été exposées notamment à l’International Center of Photography à New York (2013), à la Photographers’ Gallery à Londres (2013), au Centre Pompidou-Metz (2013), à la Fotogalerie Wien à Vienne (2012), à la Whitechapel Gallery à Londres (2012), au FotoMuseum d’Anvers (2012) et aux Rencontres d’Arles (2011). Son travail fait partie des collections publiques du Centre Pompidou à Paris, du Museum of Fine Arts de Houston, de la Tate Collection et du Cleveland Museum of Art. Au Luxembourg, il a été exposé à la Galerie Clairefontaine ainsi que lors d’un événement IMS.