Crédit : B Lab Europe

INTERVIEW


Sustainability Mag: C'était il y a 16 ans. Vous décidiez avec vos amis Andrew Kassoy et Bart Houlahan de fonder le mouvement B Corp. Quel en a été l'élément déclencheur ? Quelle était votre vision à l'époque ?

Jay Coen Gilbert: Nous avons créé B Lab parce que nous étions inspirés par des entrepreneurs qui utilisaient l’entreprise comme une force bienfaitrice. Puis d'autres ont suivi leur exemple. Ces dirigeants avaient besoin de quelque chose pour aider le marché à faire la distinction entre ce qui constituait une bonne entreprise et ce qui ne relevait simplement que d’un habile exercice marketing. Avec ce mécanisme de marché mis en place à grande échelle sous la forme de la certification B Corp, il est désormais plus facile pour chacun d’entre nous de soutenir ces bonnes entreprises qui reflètent nos valeurs, que ce soit en tant que salariés, consommateurs ou investisseurs.

Notre vision déjà était qu'un jour, toutes les entreprises rivaliseraient pour être non seulement les meilleures au monde, mais aussi les meilleures POUR le monde : meilleures pour les travailleurs, meilleures pour les communautés, meilleures pour l'environnement.

Comment définissez-vous une « bonne » entreprise ?

Une bonne entreprise est une entreprise qui est bonne pour les travailleurs, pour les communautés, pour l'environnement, et également pour les actionnaires, si elle en a. La question est de savoir ce que l’on entend par "bon". C'est justement pourquoi la certification B Corp est utile. Les sociétés certifiées B Corp répondent à des normes rigoureuses, vérifiées par des tiers en matière de performances sociales et environnementales globales et de transparence publique. Elles adoptent également une gouvernance incluant les parties prenantes, ce qui les rend légalement responsables de l'équilibre entre le profit et la raison d’être. C'est la combinaison de la performance, de la transparence et de la responsabilité qui distingue une bonne entreprise d'un bon marketing.

B Corp connaît aujourd’hui un formidable succès. Pensez-vous que, s’agissant du développement durable des entreprises, le passage à l’échelle soit à portée de main ?

Les entreprises certifiées B Corp représentent un élément important d’un large mouvement visant à développer une approche durable de notre société. Il y a maintenant plus de 6 000 entreprises certifiées B Corp dans le monde. Aussi, 200 000 organisations ont utilisé nos standards pour gérer et améliorer leur impact, qu'elles cherchent ou non à obtenir la certification. Notre vision n'a jamais été de faire en sorte que chaque entreprise dans le monde devienne une B Corp, mais de faire en sorte que chaque entreprise dans le monde se comporte comme une B Corp.

Il y a désormais de grandes multinationales qui sont des B Corp, et qui s’alignent sur notre mouvement en utilisant nos standards pour gérer et améliorer leur impact. On compte des entreprises cotées en bourse, des sociétés financées par des fonds à risques qui lèvent des milliards de dollars. Aussi, le plus grand investisseur du monde soutient la structure juridique de gouvernance des parties prenantes développée par le mouvement B Corp.

Pour autant, le passage à l’échelle continue à nous échapper. Le mouvement B Corp, et même plus largement l’ensemble des entreprises qui cherchent à s’améliorer sur ce plan, restent très limités dans le contexte de l’économie mondiale. Le chemin à parcourir est long, mais nous sommes sur la bonne voie. Notre mouvement est en plein essor et cette transformation a lieu par nécessité.

« Un jour, toutes les entreprises rivaliseront pour être non seulement les meilleures au monde, mais aussi les meilleures POUR le monde : meilleures pour les travailleurs, meilleures pour les communautés, meilleures pour l'environnement. »

Il y a une difficulté à certifier de nombreuses entreprises sans perdre l'essence et l'authenticité de B Corp. Hier, une B Corp était considérée comme absolument avant-gardiste. Aujourd'hui encore, les B Corp sont clairement perçues comme des leaders. Mais n'y a-t-il pas un risque de diluer la valeur de la reconnaissance B Corp au fur et à mesure que le mouvement prend de l’ampleur ?

Non. Avec plus de 100 millions d'entreprises dans le monde, il n'y a pas de dilution de la valeur s'il y a 6 000, 60 000 ou 600 000 B Corp. En fait, plus la communauté B Corp est grande, plus la valeur de la certification B Corp est importante car la notoriété de B Corp augmentera, ce qui la rendra plus précieuse pour attirer des clients, des talents et des investissements.

La question de la crédibilité est, elle, plus nuancée, et ce particulièrement alors que le mouvement B Corp prend de l'ampleur et inclut de plus grandes entreprises. Le pouvoir du mouvement B Corp repose sur la crédibilité de  standards. Ceux-ci seront toujours imparfaits. C'est pourquoi l'aspect le plus important de nos standards est qu'ils sont régis par un processus d’engagement multipartite axé sur l’amélioration continue. Il y a déjà eu six évolutions des standards B Corp, chacune d'entre elles relevant le niveau d’exigence, en particulier pour les grandes sociétés multinationales.

Et parce que les standards de performance seront toujours imparfaits, les entreprises certifiées B Corp doivent également répondre à l'exigence légale d'adopter une gouvernance des parties prenantes. En se rendant légalement responsables de l'impact de leurs décisions sur leurs employés, leurs fournisseurs, leurs clients, les communautés et l'environnement, et pas seulement sur les actionnaires, les entreprises B Corp restent à la pointe du progrès. L'exigence légale garantit également que la responsabilité de prendre des décisions ou arbitrages difficiles ne relève pas uniquement d’un ensemble de standards de performance imparfaits, mais aussi  de l'obligation fiduciaire du conseil d'administration. Le développement durable ne peut pas être sous-traité aux standards B Corp ; il doit devenir une compétence essentielle du leadership. La gouvernance des parties prenantes rend cela plus susceptible de se produire.

Comment cette question de la crédibilité est-elle abordée en interne au sein des équipes grandissantes de B Lab ?

B Lab est au coeur de la révision la plus fondamentale de ses standards de performance pour la certification. Nous avons  engagé des milliers de parties prenantes dans un processus pluriannuel visant à remettre en question chaque aspect des exigences de performance afin de garantir que la certification B Corp reste toujours une marque de leadership.

Au-delà des standards permettant de faire partie de la communauté B Corp, la chose la plus importante que B Lab fasse pour garantir la valeur et la crédibilité du mouvement est de s'assurer que les B Corp aient un impact significatif via l'action collective.

Ainsi, par l'intermédiaire du B Corp Climate Collective, plus de 1 800 entreprises à travers le monde se sont engagées à atteindre l’objectif de zéro émission nette d'ici 2030, soit 20 ans avant l'accord de Paris. Le leadership de la communauté B Corp à la COP25 a clairement montré qu'il était possible d'être leader en matière de développement durable et que cela correspondait à une meilleure façon de conduire une entreprise. Ce leadership a permis aux entreprises non B Corp de suivre leur exemple.

La même chose se produit en matière d'inégalité. En réponse aux manifestations de rue d'il y a quelques années, un groupe d’entreprises B Corp au Chili a organisé Desafio 10X, un défi lancé aux B Corp et à toutes les entreprises pour que le salaire de leur PDG ne dépasse pas 10 fois celui de leurs employés les moins bien rémunérés.

Avant cela déjà, grâce à une action collective, des entreprises B Corp avaient milité pour la gouvernance des parties prenantes qui a maintenant force de loi dans 40 États américains et une demi-douzaine de pays dans le monde. La communauté B Corp travaille collectivement pour faire avancer un programme de politique publique qui accélérera l'adoption de lois sur la gouvernance des parties prenantes, ainsi que d'autres politiques publiques qui activeront la transition vers une économie juste, fonctionnant pour tous et à long terme.

B Lab aborde les questions de valeur et de crédibilité en aidant les B Corp à montrer l'exemple, non seulement au sein de leur propre structure, mais aussi aux côtés d’autres entreprises, redéfinissant ainsi la notion de succès, et créant des systèmes et des structures permettant à toutes les entreprises de se comporter de la sorte.

Crédit : Mark Leibowitz 2008

De gauche à droite, les trois co-fondateurs de B Corp aux débuts du mouvement : Bart Houlahan, Jay Coen Gilbert et Andrew Kassoy

Plus qu'une addition d'entreprises vertueuses, c'est donc un grand mouvement que vous avez voulu former... pour un changement de système. En quoi notre système actuel est-il fondamentalement défaillant et conçu pour une minorité et non pour la majorité ?

Le capitalisme actionnarial comporte une erreur de code source. Si le système est conçu pour maximiser les rendements financiers des actionnaires, il va, par essence, concentrer la richesse sur ces derniers en externalisant les coûts sur le reste d'entre nous. Cela ne fait pas des capitalistes de mauvaises personnes, mais cela signifie que nous avons un système défaillant qui n'est pas conçu pour créer un bien-être partagé sur une planète saine.

C'est pourquoi l’amélioration fondamentale de notre système économique grâce à la gouvernance des parties prenantes est si essentielle. Rien d'autre ne permet de corriger l’erreur de code source qui donne la primauté aux actionnaires. Rien d'autre ne permet de s’en remettre aux personnes les plus proches des faits et des circonstances, et non aux bureaucrates distants, pour prendre les décisions quotidiennes. Rien d’autre ne crée des règles du jeu nouvelles plus équitables, que toutes les entreprises doivent prendre en compte, avec l’existence de garde-fous qui protègent les systèmes sociaux et naturels dont dépendent toute vie et des marchés sains.

« Le capitalisme actionnarial comporte une erreur de code source. Nous avons un système défaillant qui n'est pas conçu pour créer un bien-être partagé sur une planète saine. »

Vous êtes animé par une logique positive et constructive. L’idée est donc de corriger le système et non de le mettre en pièces, de proposer de nouvelles règles du jeu ?

Oui. Le mouvement B Corp est transformatif, et non révolutionnaire. Nous devons transformer le système, et cela sera difficile, frustrant, lent, et parfois douloureux. Il existe des éléments du système actuel qui nous sont bien utiles, et nous devons les conserver. D’autres ne nous servent pas, et n'ont en fait jamais servi la plupart des gens ; ces éléments, nous devons les transformer ou les éliminer. C'est la destruction créatrice au coeur d'une économie saine. 

Nous évoluons. Nos attentes évoluent. Nos systèmes doivent évoluer aussi. Ce n'est pas révolutionnaire, c'est l'Histoire. Nous sommes à un point d'inflexion de l'Histoire. Nous avons une vraie chance d'être nés à ce moment, où nos actions peuvent définir une nouvelle trajectoire pour l'humanité, et pour notre relation avec le reste du monde naturel. Comment pouvons-nous être de bons ancêtres ? C’est avec cette question que je m’endors chaque soir.

Qu'est-ce que le capitalisme de demain ?

Le capitalisme de demain est équitable et régénératif. Il est équitable car il donne à chaque personne ce dont elle a besoin pour atteindre son plein potentiel. Il est régénératif car il apporte plus qu'il ne prend. Le capitalisme de demain est conçu pour atteindre l’objectif supérieur de créer un bien-être partagé sur une planète saine. Il est pensé pour l'interdépendance, investit pour la justice et rend des comptes à toutes les parties prenantes.

Le changement de système ne sera pas facile, dites-vous, car un changement complet de culture est nécessaire. Voyez-vous des signes positifs indiquant que notre culture est en train de commencer à changer ?

Oui. Les mouvements populistes à travers le spectre idéologique partagent une analyse commune selon laquelle le système actuel ne fonctionne plus. Beaucoup disent qu'il a été conçu pour servir une minorité au détriment du plus grand nombre. La première condition du changement est la reconnaissance générale de l'échec du système actuel. Nous avons atteint la masse critique sur ce point.

Bien entendu, il y aura toujours des dinosaures qui resteront bloqués dans le passé, leur jugement obscurci par d'anciens modèles mentaux et par le sentiment d'insécurité face à l'incertitude d'un avenir qu'ils ne comprennent pas vraiment. Cependant, ce petit groupe est en train de se réduire. En plus, ces personnes commencent à reconnaître qu'elles ont un rôle important à jouer dans cet avenir. Que leurs compétences sont nécessaires.

La deuxième condition préalable au changement de système est la présence d’une alternative visible et viable. C'est pourquoi le mouvement B Corp est si important. C’est quelque chose que nous pouvons tous montrer du doigt et dire : regardez, c'est ce qui est possible. Ce n'est pas le futur, c'est déjà en cours. C’est rentable. C'est amusant. C'est tout simplement mieux.

Cependant, l’heure semble être sombre pour le développement durable. Avec la montée de l'obscurantisme et du populisme, l'inflation et les tensions économiques, le contexte actuel favorise le « sauve-qui-peut » et occulte malheureusement les questions fondamentales d'un nouveau modèle durable. Comment voyez-vous cela ?

Je pense le contraire. Les changements transformatifs sont plus probables en période de bouleversements, lorsque des personnes de tous horizons idéologiques sont à la recherche de nouvelles idées. Nous avons la chance de vivre à cette époque. L'Histoire est faite des choix que nous faisons aujourd'hui et qui façonnent l’avenir. Le futur est un acte de co-création. Il s’agit de notre moment.

Que devient le rôle de l'entreprise dans ce contexte particulier ? Est-elle en mesure d'offrir une contre-proposition à la hauteur de l'enjeu ? Le rôle des entreprises devient-il aujourd'hui plus profondément politique ?

Il n'y a pas d'entreprise saine sans un environnement politique stable qui adhère aux idéaux démocratiques. Les entreprises ont toujours été engagées dans la politique. La différence est que les entreprises s'engagent désormais dans la politique d'une manière qui profite à toutes les parties prenantes, et pas seulement aux actionnaires. La transformation du capitalisme actionnarial en capitalisme des parties prenantes ne concerne pas seulement ce qui se passe à l'intérieur de chaque entreprise, mais aussi la manière dont chaque entreprise s'engage sur le plan citoyen.

Comment voyez-vous l'avenir ?

L'avenir, c'est le présent : la transition du capitalisme actionnarial au capitalisme des parties prenantes. D'une économie dont l'objectif est de maximiser la richesse individuelle à une économie dont l'objectif est de maximiser le bien-être partagé. L'avenir est un acte de co-création. Que voulons-nous créer ? Je veux créer un avenir dans lequel chacun est valorisé, a accès à des ressources équitables pour atteindre son plein potentiel et fait partie de communautés épanouies. Les entreprises ont un rôle important à jouer pour faire de cet avenir une réalité. Je veux y contribuer, je veux faire partie de communautés qui travaillent ensemble pour que cela se produise.

Jay Coen Gilbert

Jay Coen Gilbert est PDG d'Imperative 21, un réseau mondial visant le développement d’une économie juste grâce à la force du récit. Il est cofondateur de B Lab et du mouvement B Corporation, qui compte plus de 6 000 entreprises dans 159 secteurs et 86 pays. Avec les deux autres cofondateurs de B Lab, il a reçu le prix Skoll pour l'entrepreneuriat social et le prix McNulty de l’Aspen Institute.

Depuis 2016, Jay Coen Gilbert est appelé à travailler sur l'antiracisme, et a récemment co-créé une communauté promouvant les pratiques antiracistes appelée White Men for Racial Justice (WMRJ, « Hommes Blancs pour la Justice Raciale »). Auparavant, il a cofondé AND 1, une entreprise dont le chiffre d'affaires s'élève à 250 millions de dollars, et qui commercialise chaussures, équipements et divertissements autour du basketball. Il a grandi à New York et est diplômé de l’université de Stanford.

À lire aussi dans le dossier « Quand les entreprises réinventent le capitalisme »