« Nous sommes déjà la plus grande institution financière au monde pour le financement climatique mais nous pouvons en faire davantage »
Les rumeurs vont bon train sur la création d'une banque du climat à la hauteur des nouvelles ambitions de l'Europe. La BEI, très engagée sur ce terrain, coche logiquement toutes les cases pour endosser la mission. Retour sur le rôle clef de l'institution dans le financement d'une économie européenne durable. Entretien avec sa Secrétaire Générale, Marjut Santoni.
Sustainability MAG : Commençons par quelques chiffres afin de comprendre la force de frappe de la BEI. L’institution a célébré ses 60 ans l’année dernière. Depuis sa création, combien de projets a-t-elle financé ? Quels volumes d’investissement cela représente-t-il ?
Marjut Santoni : Après 60 ans d’existence, nous sommes en mesure de dire que la BEI est la plus grande banque multilatérale au monde du point de vue des volumes. Actuellement, au niveau du Groupe, les volumes annuels sont de l’ordre de 70 milliards d’euros par an. Si vous cumulez nos soixante années d’existence, rien que pour la Banque, vous atteignez 1 400 milliards d’euros. Vous vous rendez compte ? Nous avons financé plus de 13 000 projets depuis 1958 !
Ces dernières années, nous avons appuyé 450 projets par an en moyenne. Dans le cadre du plan Juncker, ce chiffre est passé à 600, avec des montants de financement plus faibles par opération répartis entre un plus grand nombre de projets.
Aujourd’hui, et ce plus particulièrement au sein de l’Union européenne, nous faisons affaire avec de nouveaux clients qui sont souvent des entreprises jeunes ou en croissance. Nous constatons un recul des opérations concernant de grandes infrastructures et une multiplication de celles à l’appui des entreprises.
La finance durable est dans l’ADN de la BEI, lit-on. De ce point de vue, quel regard portez-vous sur son bilan à ce jour ? Comment mesurez-vous l’impact de votre politique de financement ?
Et bien, à la Banque, nous disons que le développement durable est au cœur de tout ce que nous entreprenons ou, du moins, qu’il devrait l’être. En ce qui concerne les prêts, chaque projet est instruit en vue de déterminer s’il est durable et si, dès lors, il peut être financé ou non. Pour tous nos investissements, nous procédons à une évaluation selon trois piliers. Et parmi les nombreuses caractéristiques d’un projet que la BEI analyse, on peut citer les valeurs environnementale, sociale et financière. Nous évaluons également le portefeuille et nous établissons des rapports tous les ans. En outre, en coopération avec la Commission européenne, nous utilisons le modèle macroéconomique qu’elle a développé, le modèle Rhomolo. Nous nous en servons pour évaluer l’incidence attendue de notre portefeuille. Nous avons de nombreux services différents qui travaillent à la mesure de l’impact. Je dirais que cet aspect est intégré dans une analyse globale des projets. Ce qui différencie la BEI des banques « normales », c’est sans doute que nous disposons d’ingénieurs, de socioéconomistes ou encore d’experts de l’environnement qui contribuent à l’évaluation que nous réalisons sur chacun des projets.
L'un des nombreux projets financés par la BEI, engagée pour la promotion des énergies renouvelables.
Organisme prêteur, la BEI joue également un rôle pionnier dans l’émission d’obligations vertes. Cette catégorie d’actifs, somme toute, est encore limitée sur la place financière. Quelles sont vos ambitions en la matière ?
En effet, nous avons été les pionniers en 2007, mais nous avons aussi défini des normes au fil du temps. C’est grâce à notre collaboration étroite avec les autorités luxembourgeoises et la Bourse de Luxembourg que nous avons pu écrire cette très belle histoire. Quelle est donc notre ambition ? Il est facile de toujours parler de volumes, mais il importe bien davantage d’inciter d’autres acteurs à suivre votre exemple. Désormais, de nombreuses institutions des secteurs public et privé émettent des obligations vertes! Convaincre des acteurs du secteur public, tels que les États membres souverains, d’émettre des obligations vertes et faire en sorte qu’ils prennent davantage conscience de la composante environnementale des investissements, voilà ce qui pourrait être l’une de nos prochaines ambitions. Par ailleurs, les obligations vertes sont maintenant une chose relativement établie. En revanche, on ne peut pas en dire autant des normes. Nous collaborons étroitement avec la Commission européenne sur les normes taxinomiques afin d’aider les investisseurs à comprendre encore mieux ce qu’ils achètent. Évidemment, l’objectif est de nous maintenir à la pointe pour ce qui est de l’émission d’obligations vertes mais aussi de nous atteler à d’autres questions non financières mises en avant par l’UE. Nous sommes très transparents de notre côté. Ce travail est important parce qu’il s’appuie sur les « valeurs culturelles » de la Banque et parce qu’il s’agit également d’une source importante d’informations pour les investisseurs.
Quel regard portez-vous sur les mesures annoncées le 18 juin en lien avec le plan d’action sur la finance durable ?
Vous voyez, la durabilité n’est pas seulement une question d’écologie. À mon sens, c’est un point très important pour nous. Vous m’interrogiez sur l’ambition de la BEI en ce qui concerne les obligations vertes, mais si nous voulons élargir notre action aux objectifs de développement durable (ODD), il nous faudrait émettre beaucoup plus d’obligations thématiques. C’est un élément que notre président, de concert avec le secrétaire général des Nations unies, avait très à cœur que nous développions. Cette initiative a donné naissance à ce que nous appelons maintenant les obligations pour le développement durable (OpDD) ou les obligations axées sur les ODD.
Les premières obligations de ce type que nous avons émises sont liées au secteur de l’eau, mais nous voulons aller plus loin ! Nous souhaitons notamment passer à l’éducation et à la santé de sorte à mobiliser nos investisseurs en faveur de la réalisation des ODD. L’idée est de monter et de soutenir des projets qui ont une valeur ajoutée directe et « réelle » pour les citoyens confrontés à des problèmes très concrets.
L’action de votre institution ne paraît pas toujours très concrète pour le grand public. Sur le plan environnemental, dans quels domaines la BEI intervient-elle ? Pouvez-vous nous citer des exemples de projets ?
Je pense que c’est une surprise pour tout le monde, mais si vous pensez aux champs d’éoliennes au large des côtes belges en mer du Nord, tout ou presque est financé par la BEI. Nous finançons également des centrales solaires à l’intérieur et à l’extérieur de l’UE et nous menons des projets concrets en matière de biodiversité tels que la « renaturation » du bassin de l’Ems en Allemagne. Nos opérations liées à l’environnement traitent de problématiques relevant de nombreux secteurs différents tels que l’eau, les déchets, l’ensemble des énergies renouvelables et l’efficacité énergétique. Nous travaillons également à des innovations concernant tous ces domaines. Dans les pays nordiques, nous avons accompli un travail remarquable en transformant des logements sociaux en bâtiments à consommation énergétique quasi nulle et en promouvant les transports propres. Sur le plan social, l’opération qui m’est la plus chère reste celle concernant la province de Jujuy en Argentine, où un projet de gestion des déchets est en cours de mise en œuvre. Grâce à ce projet, une coopérative a été créée et de nombreuses personnes auparavant sans emploi gagnent maintenant un salaire et bénéficient d’une meilleure formation et de meilleurs équipements de travail. Ce projet a permis à des parents de laisser leurs enfants aller à l’école, au lieu de les obliger à travailler à leur côté. Vous voyez, il a clairement eu un impact social énorme et très concret !
Comment intégrez-vous la composante sociale, corollaire déterminant, on l’a vu, de l’action environnementale ?
La composante sociale... j’ai pour habitude de dire que c’est la création et le maintien d’emplois grâce à des mesures bénéfiques sur le plan financier et environnemental. À ce propos, le Fonds européen d’investissement vient juste de signer un projet très intéressant avec le ministère néerlandais de la défense. Il s’agit d’un projet relatif à un dispositif de rémunération au résultat. Ce projet concerne des soldats ou membres du personnel militaire qui ne sont plus aptes à effectuer leur travail. L’objectif est de leur trouver un nouveau poste soit au sein même des forces armées soit ailleurs. Le ministère de la défense aurait de toutes façons dû payer pour financer ce processus, mais, grâce à l’intervention du Fonds européen d’investissement, il a convaincu d’autres investisseurs de soutenir ce projet et d’assumer le risque financier qui y est associé. Dès lors, le ministère de la défense ne devra payer pour son investissement que si un nouvel emploi est trouvé pour au moins 60 % des personnes participant au projet d’ici la fin du délai imparti. Ce type de projet se fonde sur ce que nous appelons également les obligations à impact social.
Certains pays sont plus concernés que d’autres par les enjeux environnementaux et sociaux. Comment tenez-en vous compte ? Comment cette question influe-t-elle sur la répartition du budget ?
L’activité de la Banque est déterminée par la demande. Pour dire les choses de manière très directe, nous ne nous contentons pas d’aller quelque part et de dire « voici de l’argent, faites-en quelque chose ». Contrairement à la Commission, nous ne disposons pas de fonds de cohésion. Nous cherchons donc des projets et des clients. Nos collègues des directions des projets et des opérations ont de nombreux contacts et ils voient où les innovations se développent et quelles entreprises sont actives dans chaque secteur et si elles ont des besoins d’investissement. De plus, nous avons des services de conseil qui travaillent à l’élaboration de projets en collaboration avec de nombreuses parties prenantes. Ces services jouent un rôle central dans le montage et la mise en œuvre de projets de qualité. Nous travaillons tant avec les autorités de gestion qu’avec les entreprises, même si elles ne sont absolument pas liées. En ce qui concerne les États membres de l’UE, le semestre européen tient compte des besoins d’investissement nationaux et, bien sûr, des programmes d’investissement que chaque État membre doit déployer. Nous pouvons participer aux solutions de financement aux côtés de leurs propres institutions publiques. Dans le secteur privé, en revanche, lorsqu’il y va du financement des entreprises, nous n’orientons pas le processus d’investissement, ce sont les entreprises, qui viennent vers nous pour solliciter des prêts, qui sont à la manœuvre.
Projet de renaturation du bassin de l’Ems en Allemagne pour les actions en matière de biodiversité de la BEI.
La BEI cherche à encourager de nouveaux modèles. Elle promeut tout particulièrement l’économie circulaire. Quelle est son ambition ? Quelles sont les avancées tangibles qu’elle finance en la matière ?
L’économie circulaire est un modèle sur lequel nous travaillons depuis de nombreuses années maintenant. C’est un sujet qui nous tient beaucoup à cœur. Nous fournissons des services de conseil en vue de le promouvoir et de mieux le faire connaître auprès de nos parties prenantes. Il s’agit également d’un modèle qui illustre la manière dont nous souhaitons agir en tant que banque et en tant qu’administration. Pour ce qui est des financements, nous sommes en train de lancer une nouvelle initiative relative à l’économie circulaire dotée de 2 milliards d’euros qui seront investis ces prochaines années. Ce que nous essayons de faire, c’est mobiliser des acteurs clés comme les institutions publiques pour faire en sorte qu’ils reprennent à leur compte notre ambition à l’égard de l’économie circulaire. L’initiative Clean Oceans s’inscrit dans ce projet. Je trouve très intéressant que la nouvelle présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, fasse de l’économie circulaire l’une de ses grandes priorités pour l’Europe : « Dans les 100 premiers jours de mon mandat, [...] [j]e proposerai un nouveau plan d’action pour l’économie circulaire qui mettra l’accent sur l’utilisation durable des ressources, en particulier dans les secteurs gros consommateurs de ressources et à fort impact tels que le textile et la construction. »
Jean Jouzel, venu à Luxembourg à l’occasion du forum d’IMS, avait soumis à la BEI son plan Marshall pour le climat il y a plus d’un an. Quelle est votre vision sur ce sujet ?
À l’heure actuelle, notre vision se traduit par notre objectif central consistant à investir 100 milliards de dollars dans l’action en faveur du climat d’ici à 2020. C’est ce que nous souhaitons faire et, de toutes les institutions multilatérales de développement, nous sommes la seule à avoir un objectif nominal. Dans les autres cas, ce sont toujours des pourcentages qui sont cités. Quant à nous, c’est l’objectif de 100 milliards de dollars que nous ciblons et ce n’est pas hypothétique. En outre, de nouveaux besoins pourraient naître à l’avenir...
Votre rôle s’étend également à l’international. Comment entendez-vous poursuivre votre action dans les pays en voie de développement ?
Nous octroyons 90 % de notre volume de prêt dans l’UE et, partant, 10 % en dehors des États membres. Par exemple, avec l’initiative « Résilience économique », nous nous attachons à aider les pays en développement à renforcer leur économie. Ce faisant, nous promouvons la croissance et la création de perspectives de sorte que les habitants de la région soient encouragés à rester dans leur pays d’origine sans penser qu’ils doivent partir vivre ailleurs pour bénéficier d’un avenir meilleur. Le renforcement de la résilience économique des pays en développement fait partie intégrante de notre activité. Nous intervenons dans environ 130 pays en dehors de l’Europe !
Une nouvelle page de l’histoire de l’Europe est-elle en train de s’écrire ? Selon vous, quel rôle la BEI peut-elle y jouer à l’avenir ?
Je suis convaincue que nous pouvons faire beaucoup. À l’heure actuelle, 25 % de nos investissements sont déjà consacrés à l’action en faveur du climat. Comme je l’ai déjà dit, il faut aussi ajouter tout ce que nous faisons autour de l’action sociale, de l’économie circulaire, des normes environnementales... Néanmoins, j’estime qu’il est toujours possible d’en faire plus ! Bien sûr, si des objectifs sont définis et s’il nous est demandé de revoir nos ambitions à la hausse, il est certain que la BEI pourra y parvenir. Il suffit de le décider. Dans son programme pour l’Europe, Ursula von der Leyen indique qu’elle souhaite convertir la BEI en Banque du climat et nous sommes déjà la plus grande institution financière au monde pour le financement climatique mais nous pouvons en faire davantage. Elle est très ambitieuse !
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