Par Benoit Bonello et Angélina Lamy


L’engagement sociétal des entreprises progresse mais n’est pas encore au niveau des défis à relever. L’urgence écologique et sociale ne nous permet pas d’attendre le renouveau du capitalisme. Mais des premières solutions existent, compatibles avec les règles du modèle actuel pour agir dès maintenant et à l’échelle.



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Dans les pays occidentaux, la défiance vis-à- vis des grandes entreprises est réelle et grandit. Pour autant, les entreprises depuis les années 70 s’éloignent de la vision caricaturale de Milton Friedman (pour qui « la seule responsabilité d’une entreprise est d’accroitre ses profits »), pour aller vers une prise en compte de leurs impacts sociétaux et environnementaux. Depuis 50 ans, l’engagement sociétal des entreprises progresse et tend à s’inscrire de plus en plus dans leur cœur de métier. Du mécénat, en « périphérie » des activités de l’entreprise, à la raison d’être, l’engagement des entreprises s’est structuré et intensifié au fil des années. Et ces différentes formes d’engagement ne sont surtout pas à mettre en opposition les unes aux autres, bien au contraire, elles sont cumulatives et ne font que consolider l’impact général de l’entreprise.

Conscientes que réduire les externalités négatives ne suffit pas, quelques entreprises pionnières ont entamé une réflexion centrée sur leur cœur de métier pour favoriser les impacts positifs, le plus souvent en collaborant avec des entrepreneurs sociaux. En France, la Banque Postale travaille ainsi avec l’entreprise sociale Crésus pour former ses conseillers bancaires à la prévention des risques de surendettement de leurs clients ; Vinci développe des Joint-Ventures sociales avec des structures d’insertion comme ARES ou le Groupe ID’EES pour faire émerger une « sous-traitance sociale » en lien avec ses métiers ; Essilor cherche à rendre accessibles ses produits, en particulier ses lunettes de vue à des populations défavorisées (« Bottom of the Pyramid ») et SUEZ s’associe à des entrepreneurs sociaux du ré-emploi ou du gaspillage alimentaire pour développer de nouveaux services complémentaires à son offre.

C’est indéniable, l’engagement sociétal des grandes entreprises dans les pays occidentaux n’a jamais été aussi fort. Pour autant le compte n’y est pas, car tous ces projets à impacts positifs, aussi intéressants et innovants soient-ils, restent de taille modeste, souvent sous forme de projets pilotes, dotés de budgets très inférieurs aux investissements dits « prioritaires » que ces entreprises font par ailleurs. Le compte n’y est pas pour une raison simple : les entreprises ne sont pas missionnées et ne sont pas structurellement pilotées pour régler les problèmes qui engagent la survie de l’humanité. Par conséquent, comment permettre aux entreprises de déployer leurs solutions à impact immédiatement sans se heurter à une exigence de rentabilité rapide ?

Idées pour allier différents horizons de gestion

Idée n°1 : « Collaborer avec des entreprises du même secteur »

Une idée qui émerge aujourd’hui dans certains secteurs consiste à mener des initiatives sectorielles ou en coalition d’acteurs d’une même chaine de valeur. En effet, si un écosystème se mobilise pour résoudre un problème sur lequel ses membres ont des leviers, cela peut permettre d’apporter une solution à grande échelle en un temps réduit et de créer un nouveau paradigme pour le marché. C’est ce que veulent démontrer deux initiatives récentes pour combattre la plastification des océans : la « New Plastics Economy Global Commitment » de la fondation Ellen McArthur Foundation et l’« Alliance to End Plastic Waste » lancée par un groupe de multinationales de l’industrie du plastique. La New Plastics Economy Global Commitment mobilise plus de 250 entreprises qui représentent plus de 20 % de tous les emballages plastiques produits dans le monde. Elles s’engagent sur des objectifs chiffrés revus et communiqués tous les 18 mois, sur le chemin qui mène à l’élimination des emballages à usage unique et à 100 % d’emballages réutilisables, recyclés ou compostés d’ici 2025. L’« Alliance to End Plastic Waste » quant à elle, est portée par une trentaine de sociétés liées à l’industrie du plastique (pétrochimie, packaging, recyclage) qui s’engagent à verser plus de 1 milliard de dollars pour mettre en place des solutions permettant de réduire et de gérer les déchets plastiques et de promouvoir leur recyclage dans une logique d’économie circulaire.

Idée n°2 : « Créer des "branches à impact" au sein des entreprises »

Une deuxième idée consisterait à inciter les entreprises qui ont des technologies ou des compétences à fort potentiel d’impact positif, à créer des branches d’activités dédiées à l’impact, c’est-à-dire sans recherche de profit à court-terme. Elles pourraient lever des fonds auprès de fondations ou de fonds à impact pour appliquer dès maintenant leurs solutions aux problèmes les plus urgents de la planète. Prenons par exemple le cas des déchets plastiques dans l’océan : 8 fleuves d’Asie et 2 d’Afrique déversent environ 90 % du plastique qui se retrouve dans les océans. En cause, l’absence de collecte et de tri des déchets dans ces régions et l’important débit de ces grands cours d'eau. Des multinationales leaders du secteur de l’environnement ont aujourd’hui toutes les solutions technologiques et le savoir-faire pour résoudre le problème : elles mettent en place et opèrent des systèmes de collecte, de tri et de traitement de déchets dans le monde entier, construisent des stations d’épurations et des systèmes d’assainissement dans de nombreuses villes, etc. Pourquoi ne mettraient-elles pas en œuvre des « branches à impact » dont le seul objectif serait d’accélérer maintenant le déploiement de solutions d’économie circulaire et d’accès aux services essentiels (accès à l’eau, à l’assainissement et collectes et valorisation des déchets) dans les pays ou des secteurs d’activités où elles ne peuvent investir à cause de leurs exigences de rentabilité traditionnelles à court terme. Ces « branches à impacts » utiliseraient leurs savoir-faire, leurs technologies, leurs salariés mais ne seraient pas consolidées financièrement pour ne pas altérer la rentabilité globale de l’entreprise. Elles seraient financées par d’autres types d’investisseurs (fondations, fonds à impacts, subventions publiques, crowdfunding…) et s’engageraient à ré-investir leurs profits éventuels, en suivant les principes de social business énoncés par Muhammad Yunus.

Idée n°3 : « Le mécénat comme source de financement des projets à impact »

À travers leurs fondations, les entreprises ont l’habitude en quelque sorte d’investir « à fonds perdus » dans des projets prometteurs en termes d’impact social ou environnemental. Ce mécénat a ainsi permis à des associations de se lancer, de prouver leur impact, et de construire par la suite quand applicable, un modèle économique pérenne, permettant à des investisseurs « traditionnels » d’investir dans ces structures. Pourquoi ne pas dupliquer cette logique au sein même de l’entreprise, pour des projets à impact ? Pourquoi ne pas utiliser le mécénat, en le considérant comme un budget dédié à fonds perdus pour financer l’amorçage de certains projets relevant de l’intérêt général et compatible avec le cœur business de l’entreprise ? Pour financer une innovation technologique qui permettrait de résoudre la question de l’accès à l’eau par exemple, ou des produits ou services adaptés aux besoins de populations en difficulté ? Une fois l’impact et la pérennité économique de ces projets éprouvés, ils pourraient ensuite être déployés au sein de l’entreprise. Bien sûr, les conditions de passage d’un financement par le mécénat à un projet déployé par l’entreprise seraient à expliciter strictement pour ne pas dévoyer l’objectif premier du mécénat qui est de financer des projets d’intérêt général. Le mécénat permettrait ainsi de financer en quelque sorte l’innovation sociale sous forme de R&D.

Idée n°4 : « Les fondations actionnaires »

Enfin la dernière piste que nous proposons s’intéresse au levier que peuvent représenter les fondations et la philanthropie/mécénat, secteur dont la puissance financière augmente avec des « Super Fondations » dont les budgets sont supérieurs à ceux de certains pays (ou organisations internationales) et dont le potentiel à l’avenir est prometteur vu la croissance du nombre de milliardaires dans le monde (passant entre 2000 et 2018 de 470 à 2 754 pour un volume cumulé de 9 200 milliards de dollars). Les fondations peuvent selon nous contribuer à innover aux frontières du capitalisme de 3 manières.

D’une part en jouant un rôle beaucoup plus actif d’actionnaires activistes dans les placements qu’elles font pour faire fructifier leur argent. Aujourd’hui la fondation Bill & Melinda Gates est dotée de plus de 65 milliards de dollars. Elle a un fonctionnement compartimenté entre d’un côté ses actions philanthropiques en faveur de la santé et de l’autre côté sa gestion d’actifs ou elle investit dans des entreprises classiques pour générer des revenus. Si elle subventionne massivement la lutte contre le SIDA en Afrique, la Fondation Bill & Melinda Gates est par ailleurs actionnaire de Abbott, laboratoire pharmaceutique qui maintient un prix élevé de ses antirétroviraux pendant au moins 20 ans (avec un taux de marge à 59 %). Pourquoi ne pourrait-elle pas, en tant qu’actionnaire, adopter une stratégie active en demandant à Abbott de réduire drastiquement ses tarifs dans certains pays pauvres pour soigner plus de monde ?

Dans la même ligne, certaines fondations à but non-lucratif sont propriétaires d’entreprises via la possession de tout ou partie des actions (et la majorité des droits de vote et/ou la minorité de blocage). On les appelle des « fondations actionnaires », modèle très répandu en Europe du Nord. On dénombre plus de 3 000 fondations actionnaires dont parmi les plus connues : Lego, Ikea et Carlsberg. Au Danemark, l'ensemble des entreprises possédées par des fondations représentent 10 % de la richesse nationale. La fondation actionnaire répond à deux objectifs : sécuriser le capital d’une entreprise notamment familiale face à un risque de rachat, et la volonté de pérenniser ses actions d’intérêt général. En tant qu’actionnaire stable, la fondation inscrit par définition l’entreprise dans le long terme et lui donne un potentiel d’action en faveur de l’intérêt général radicalement plus important que pour les entreprises cotées en bourse. En outre, chaque année la fondation actionnaire est confrontée à un choix important : quel montant doit être investi dans le développement de l’entreprise et quel montant doit être consacré à la fondation pour financer ces actions d’intérêt général ? Dans tous les cas, ce modèle de gouvernance et de transmission d'entreprise gagnerait à être connu et à se développer, notamment en France (Etude Prophil).

L’urgence écologique et sociale ne nous permet pas d’attendre le renouveau du capitalisme. Il faut être pragmatique et composer avec les acteurs les plus puissants, dont les entreprises qui comptent parmi les acteurs les plus prometteurs pour mettre en œuvre rapidement et à grande échelle les solutions aux problèmes de société les plus pressants. Néanmoins, pour libérer leur force de frappe et devenir de véritables acteurs du changement, elles vont devoir faire preuve de volonté et de créativité.

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Ce texte est extrait d’une série d’articles consacrée à l’urgente réinvention du modèle libéral et au rôle potentiel des entreprises pour contribuer à répondre aux grands enjeux de nos sociétés.



Benoît Bonello
Directeur de l’innovation sociale de SUEZ France
Angelina Lamy
Déléguée Générale de la Fondation Accenture