À l’épaule, au bras ou à la cheville... le tatouage s'impose dans la rue ! Mais quelle est sa place dans le monde professionnel ? Globalement apprécié dans les milieux créatifs, il n’est pas certain qu'il soit perçu avec autant d'enthousiasme dans une réunion d’une entreprise plus conventionnelle. C’est ce qu’une récente étude d’IMS Luxembourg est allée interroger : les biais inconscients sont-ils persistants vis-à-vis des porteurs d’encre ?



Engouement récent, pratique millénaire

Le tatouage est présent dans le monde depuis le Néolithique, comme en témoignent les peaux momifiées et les archives archéologiques. La plus vieille trace du tatouage a été trouvée sur le corps d’Ötzi, l’homme des glaces, datant d’environ 3 300 avant JC. Il comptait, lorsqu’on a découvert ses restes, pas moins de 61 marques sur tout le corps. D’autres momies tatouées ont été trouvées au Groenland, en Mongolie, dans l’Est de la Chine, mais aussi en Égypte, aux Philippines ou dans les Andes. En revanche, on perd la trace de cette pratique au Moyen-Âge, probablement parce que le christianisme, alors tout puissant dans la société européenne, interdisait explicitement les inscriptions sur le corps. S'il fut jusqu’à peu réservé sous nos latitudes à une minorité de personnes, signant leur appartenance à des groupes sociaux déterminés tels la communauté LGBTI, la mouvance hippie, ou encore les hommes de certaines professions réputées « viriles » (les marins par exemple), le tatouage connait un intérêt qui s’est peu à peu élargi au sein de nos sociétés depuis les années 70. En 2018, l’institut de sondage Dalia a révélé que plus de 40 % de la population était concernée au sein des 17 pays étudiés. Dans le cadre de l’enquête menée en mars dernier par IMS Luxembourg, visant à évaluer les perceptions du tatouage dans le monde professionnel au Grand- Duché, 39 % des répondants ont affirmé en avoir au moins un. Les chiffres sont éloquents, la pratique est désormais populaire ! Et ce sont aujourd’hui, l’Italie, la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni et l’Allemagne qui paradent en tête des pays les plus favorables au port du tatouage. Cependant, s’il n’est plus associé à des communautés marginalisées dans la majorité des sociétés occidentales, sa démocratisation reste affectée par des disparités de perceptions et de représentations.

Des préjugés qui collent à la peau

Le tatouage associé au manque d’éducation, de fiabilité ou encore à la rébellion ? Ou au contraire assimilé à la confiance en soi ou à la créativité ? Si ces stéréotypes semblent dépassés, ils sont pourtant toujours à l’œuvre, notamment dans le monde de l’entreprise. La littérature sur le sujet est loin d’être exhaustive, cependant Andrew Timming, professeur titulaire en gestion des ressources humaines au Royal Melbourne Institute of Technology, s’est penché sur la question. Il a notamment exploré, dans un article intitulé « Que pensez-vous de mon tatouage ? Évaluation des effets de l'art corporel sur les chances d'emploi » (Wiley, 2017), l’influence du tatouage sur la potentielle employabilité des candidats en entreprise. Sa recherche s’est notamment appuyée sur la littérature existante relative aux psychologies sociales de la stigmatisation et des préjugés. Elle étudie les réactions diverses lors de la présentation de candidats sur base de simples photos. Ses conclusions indiquent que les candidats tatoués et percés sont plus souvent perçus de manière péjorative par les potentiels employeurs que les candidats ne présentant pas les mêmes caractéristiques.  Au Grand-Duché, les résultats de l’enquête menée par IMS Luxembourg montrent qu’employeurs comme employés croient en la persistence de nombreux stéréotypes à l’encontre des porteurs d’encre. Par exemple, 57 % des employeurs pensent que les personnes tatouées peuvent être considérées comme rebelles. D’autres clichés semblent également perdurer, telle l’idée que les tatoués viendraient de milieux plus défavorisés. Certains employés (21 %) et employeurs (26 %) estiment que ce stéréotype est toujours à l’oeuvre aujourd’hui. En revanche, la discrimination réelle à l’emploi semble limitée. C’est ce qu’observe Andrew Timming dans ses travaux, constat qui paraît conforté par les résultats du sondage IMS Luxembourg : ceux-ci montrent effectivement que plus de 83 % des personnes tatouées n’ont jamais subi la moindre discrimination dans leur secteur professionnel. Les 17 % restants ont manifesté avoir senti un changement de perception de la part de leurs collègues ou supérieurs mais pas de discrimination directe. Comment expliquer ce décalage apparent entre l’existence importante de stéréotypes et la faible discrimination réelle à l'encontre des candidats et des employés ?

Plutôt rebelle ? Plus d’une personne sur deux estime que ce stéréotype est toujours persistant au Luxembourg.

Des métiers d’interface particulièrement concernés

Il serait difficile de se permettre de montrer son tatouage dans le cadre de certaines professions. C’est ce qu’une grande majorité d’employés (70 %) et d’employeurs (76 %) estiment comme l’un des préjugés les plus répandus. Et ils ne sont pas loin d’une certaine réalité !

Une analyse plus récente du professeur Timming a mis en évidence que les discriminations se manifestent davantage lorsqu’un contact proche avec la clientèle est en jeu. Plus les candidats tatoués postulent pour un poste en relation avec des clients, moins leurs chances d’être retenus sont élevées. Les raisons invoquées ne sont pas liées aux compétences, mais à la valorisation d’une certaine image de l’entreprise. Ce serait donc les métiers d’interface clients, particulièrement visibles, où la représentation de l’organisation est forte, qui seraient les plus concernés par les phénomènes de discrimination à l’emploi en raison du port de tatouage. Ces conclusions donnent des clefs de compréhension générale mais sont toutefois à prendre avec mesure car le secteur ou le profil de l’entreprise va bien évidemment jouer, parfois même à l’inverse. Les entreprises à la recherche d’une clientèle plus jeune ou plus anticonformiste, par exemple, vont ainsi plutôt valoriser ces inscriptions corporelles, pensant pouvoir en déduire des qualités chez le candidat.

De manière générale, des associations négatives ou positives subsistent entre le tatouage et certains secteurs professionnels ou métiers. Ce sont alors nos biais inconscients qui impactent notre perception. Mais ce qui semble ici particulièrement à l’œuvre, dans les cas où le tatouage est évité dans le cadre de métiers de représentation, ce sont les anticipations des stéréotypes avérés ou non chez les autres. Ce que l’on imagine que les autres vont penser. Il s’agit ici des méta-stéréotypes. Ces méta-stéréotypes peuvent avoir une telle force sur nos pensées qu’ils ont un effet déformant sur notre capacité à percevoir le monde social avec lucidité. Ainsi, près d'un tiers des personnes tatouées affirment être gênées à l’idée de montrer leurs tatouages dans certaines situations professionnelles, un chiffre qui monte à deux tiers chez les individus non tatoués (qui seraient embarrassés de le montrer s’ils en portaient un). Ces personnes anticipent le regard de l’autre, et parfois de façon erronée, ce qui créé des situations d’autocensure. Il en va de même chez certains recruteurs qui pourraient parfois supposer à tort une certaine gêne chez leurs clients et ne pas retenir un candidat tatoué.

Représentations de l’intime dans le cadre de l’entreprise

Plus fondamentalement, le tatouage, incarnation au sens premier de messages à contenus multiples, pose la question de la frontière entre l'intime et le monde professionnel. C’est en effet une déferlante d’inscriptions et de symboles à caractère éminemment personnel qui fait irruption dans la sphère de l’entreprise. L’individu s’y présente sous de facettes nouvelles. Si traditionnellement, de nombreuses sociétés autour du monde utilisent et inscrivent le tatouage au cœur d’un processus collectif comme marqueur d’appartenance à un groupe, la fièvre du tatouage que l’on a plus récemment observée dans les sociétés occidentales, signe une expression très personnelle et basée sur la singularité de l’individu. Souvenir d’un voyage, d’un proche, premier boulot, obtention d’un diplôme... Ces marques d’encre expriment des valeurs personnelles ou encore une représentation de liens familiaux ou amoureux, ou parfois symbolisent un changement dans l’existence.



Il est difficile de les réduire à une simple démarche d'embellissement. Cet « objet privé et public » est, selon le chercheur en sciences sociales David Le Breton, un « élément courant de la construction de soi dans un monde où il importe d'attirer l'oeil avec un signifiant socialement porteur ». Ces mots soulignent l'importance de l'affirmation individuelle qui réside dans cette modification de son apparence. C'est au quotidien qu'elle contribue à façonner l'identité de son porteur, notamment à travers le regard d'autrui. Les tatoués décident de partager, de dévoiler ou non cette part de leur identité. Nombreux sont les porteurs d’encre qui font le choix de placer sur des zones dissimulables leurs tatouages afin de pouvoir jouer des identités multiples qui nous caractérisent tous et laisser l’intime hors de la sphère professionnelle. Souvent, ils s’ajustent aux circonstances, que ce soit dans le milieu familial ou professionnel, et s’adaptent à ce que l’on attend d’eux, ou du moins à ce qu’ils imaginent être les contraintes de leur environnement social. Ces personnes ne vont pas donner voix à une part de leur expression personnelle pour « se fondre » dans le cadre social dans lequel elles veulent maximiser leurs chances de s’intégrer.

Car oui, le marquage corporel, quand il est visible, expose souvent des parts d’intime à l’univers professionnel. Il peut alors être perçu dans le regard de l’autre comme une porte ouverte sur la vie privée d’un individu. Quelles limites imposer ou s’imposer ? Tout dépend bien sûr du contexte et du message porté par le tatouage. La plupart des employeurs pouvant tolérer une tête de tigre ou des papillons seraient probablement moins enclins à accepter une imagerie aux symboles politiques, religieux ou incendiaires. Bien plus que le medium - désormais plus communément accepté -, c'est bien le message qui est en question. Or, tant pour ces « cas problématiques » d’expression personnelle problématique que pour faciliter l’acceptation logique de la vaste majorité des tatouages, très peu d’entreprises posent un cadre et abordent la question dans leur règlement intérieur. Comme au Luxembourg où 89 % de répondants ont affirmé n’en faire aucune mention. Le sujet est largement ignoré alors qu’il s’agit avant tout de formaliser une question de respect mutuel.

à lire et à voir
Elise Müller
Une anthropologie du tatouage contemporain. Parcours de porteurs d'encre (Ed. L'Harmattan)
Anne Felicity Friedman
Atlas mondial du tatouage (Ed. Pyramid)
Jill "Horiyuki" Mandelbaum
Studying Horiyoshi III - A Westerner's Journey into Japanese Tattoo (Ed. Schiffer)
Jérôme Pierrat et Eric Guillon Molinier
Mauvais Garçons - Portraits de tatoués (Ed. La manufacture de livres)