Illustration : « Game Changer », l’œuvre du célèbre Banksy, offerte par l’artiste à l’hôpital de Southampton, en reconnaissance aux métiers du care. Crédit : Andrew Matthews.



C’est aux sons des casseroles et des applaudissements, qu’à 20 heures précisément, les populations confinées de nombreux pays touchés de plein fouet par la Covid, ont montré leur gratitude envers les personnels soignants et plus largement, les travailleurs de première ligne. Ce rituel consacre la héroïsation plus ou moins durable de professionnels dont l’utilité sociale est aujourd’hui rendue éclatante, mais qui jusque là, étaient peu valorisés dans une société qui ne savait pas dire ses multiples vulnérabilités. Comment, au-delà de cette démonstration populaire, et dans une quête de résilience, est-il possible de repenser notre dépendance aux autres mais aussi, plus largement, à notre environnement, à notre planète ?



Des visages pour des cohortes anonymisées

Nombreux sont les artistes qui, avec la crise sanitaire, ont souhaité faire sortir de l’ombre les femmes et les hommes qui se consacrent, dans la banalité du quotidien, à sauver les autres ou à répondre à leurs besoins essentiels. Au Royaume-Uni, la démarche a même été systématisée à travers le hashtag #PortraitsforNHSHeroes, un mouvement initié par l’artiste Tom Croft et qui tente de combler un manque de reconnaissance patent pour ces professions. Le constat semble unanime et les initiatives se sont multipliées pour mettre des visages sur des vocations. C’est aussi le sens de la campagne de communication de Dove. Cette marque qui travaille depuis longue date sur la question des représentations, rend hommage au personnel soignant et invite à considérer la beauté à travers le prisme du courage. Un nouveau set de valeurs est à l’honneur et ces visages sont désignés comme les nouveaux profils héroïques de nos temps actuels. Cette nouvelle iconographie fait signe. Mais ce renversement notoire dans les représentations, si bien saisi par Banksy, est-il passager ou exprime-t-il un changement plus durable à même de faire bouger les lignes, comme le suggère l’artiste en intitulant son œuvre « Game Changer » ?


Crédit : Dove

La campagne de Dove lancée pendant le confinement. La marque qui interroge régulièrement nos représentations, intègre le care dans sa définition du beau.

Des métiers historiquement invisibilisés

Si l’utilité sociale des métiers de première ligne est aujourd’hui éclatante, elle a été jusqu’ici largement et systématiquement déconsidérée. Hors quelques professions, tels les médecins, les spécialistes, pour lesquelles des compétences très spécifiques et des savoirs scientifiques et techniques poussés sont exigés, l’immense majorité des métiers du care souffre d’un manque de reconnaissance chronique dans notre société. Aides-soignants, assistants de vie, agents de nettoyage… Les bataillons qui occupent ces fonctions sont globalement sous-rémunérés et constitués de populations particulièrement défavorisées. Avec la pandémie, des gestes ont été consentis comme en Corée du Sud, où le gouvernement a mis en place une politique spéciale de bons d’achats, ou en Italie où un bonus spécial de 1 000 euros a été accordé aux personnels soignants pour la garde de leurs enfants. La crise a mis en évidence les conditions précaires de ces travailleurs, et notamment les longs trajets travail-domicile. Des initiatives ponctuelles sont venues également du secteur privé pour soutenir ces populations. C’est notamment le cas de la chaîne hôtelière Hilton qui, en partenariat avec American Express, a mis un million de nuitées à disposition du personnel soignant aux États-Unis. Ces rustines restent éphémères mais témoignent du constat frappant de la précarité des métiers du care, et de la profonde distorsion entre salaire et utilité sociale.

Les femmes aux petits soins

La sociologie des care givers est apparue au grand jour avec la crise de la Covid. Le care, il en va de l’évidence, est une activité très largement féminine. Les chiffres sont à cet égard frappants. Selon l’European Institute for Gender Equality, 76 % des personnels soignants sont des femmes en Europe (et 65 % au Luxembourg). Elles représentent également 93 % des effectifs de l’assistance maternelle et de l’aide à l’enseignement, 86 % du personnel des services de soins et d’assistance à la personne ou encore 95 % des personnes dans le nettoyage et l’aide ménagère. Au total, sur les 49 millions de travailleurs exerçant dans ce domaine en Europe, 76 % sont des femmes.

Aussi, il est important de ne pas sous-estimer la part non déclarée de soins dispensés dans la sphère domestique et également hors du cadre familial. Selon l’Organisation Internationale du Travail, « en temps normal, les femmes effectuent en moyenne 4 heures et 25 minutes par jour de travail de soins non rémunéré, contre 1 heure et 23 minutes pour les hommes ». Cette surreprésentation féminine dans le domaine trouve son explication dans notre système de représentations d’un champ du care limité à la sphère domestique et traditionnellement attribué aux femmes. Pascale Molinier, décrit ainsi dans son ouvrage Le travail du care les raisons qui sous-tendent la difficulté à considérer les activités du care comme des métiers à part entière. Elle relève ainsi qu’il est traditionnellement entendu que les compétences requises relèvent non pas de techniques ou de savoirs particuliers permettant un travail productif, mais plutôt d’une aptitude innée, naturellement présente chez la femme. Le caractère féminin de ces professions s’explique par une porosité entre les tâches accomplies dans le cadre domestique et celles requises pour exercer les métiers du care. Les soins à prodiguer dans le cadre privé, pour un enfant ou un parent dépendant, sont en effet le plus souvent dispensés par des femmes. 

Or, comme le relève Fabienne Brugère dans son ouvrage L’éthique du care, « le care n’est pas un maternage ». Il n’y a pas une nature féminine qui l’assigne aux soins et plus largement à l’attention aux autres. La spécialiste américaine de ce sujet Joan Tronto, insiste sur ce point en montrant, que même si ces qualités sont rarement mises en avant, les hommes bien sûr « ont des dispositions pour le care ». Les professions de policiers et pompiers en sont des exemples évidents. La sollicitude est donc loin d’être l’apanage du genre féminin.

Source : EIGE

Approfondir la grille de lecture

Le genre n’est pas la seule variable explicative pour comprendre qui sont les care givers. Les clefs d’entrée sont multiples et il est intéressant de faire appel à l’intersectionnalité pour analyser le sujet. Au-delà du marqueur du genre, on observe que des indications comme la classe sociale, l’origine, sont aussi importantes. Le récent papier, Intersectionnalité et leadership en matière de santé mondiale : la parité ne suffit pas, co-écrit par Zahra Zeinali insiste sur la nécessité de prendre en compte ces variables pour le personnel soignant. « Il est impératif de regarder au-delà de la parité et de reconnaître que les femmes constituent un groupe hétérogène.../... Nous devons prendre en compte les façons dont le genre recoupe d'autres identités et stratificateurs sociaux pour créer des expériences uniques de marginalisation et de désavantage ».

La situation est particulièrement marquée au Luxembourg, où, sur les quelque 13 000 salariés exerçant une « activité pour la santé humaine », près de 8 000 ne sont pas résidents luxembourgeois et 5 600 sont frontaliers. Le Conseil de l’Union européenne en mai dernier a d’ailleurs pointé cette spécificité comme un risque potentiel pour le pays. « Le Luxembourg possède l’un des systèmes de santé les plus performants de l’UE. Néanmoins, 49 % des médecins et 62 % des personnels de santé étant des professionnels non luxembourgeois, le système est bien au-dessus du seuil critique de vulnérabilité », indiquent les conclusions du rapport.

Cette tendance est valable pour à peu près tous les métiers du care et, dans de nombreux pays, ces professions sont souvent laissées aux travailleurs immigrés. Une récente étude du secteur du nettoyage au Luxembourg, menée par l’institut LISER, confirme ce phénomène en pointant deux marqueurs particulièrement saillants : le genre et la nationalité. Les salariés sont à 83 % des femmes et les nationalités portugaise et française constituent 76 % des effectifs, avec pas moins de 38 % de frontaliers. Également, les situations familiales et sociales précaires caractérisent la profession : cumuls d’activités, contrats de courte durée et temps partiels subis excèdent largement la moyenne nationale. Ce sont donc bien ici les clefs de l’intersectionnalité qui permettent d’appréhender le sujet dans sa complexité (voir la sociologie du care en infographie). 

Les métiers de la vulnérabilité 

Si ces professions ont été systématiquement invisibilisées, c’est qu’elles touchent à un point très sensible : notre profonde vulnérabilité. En effet, comme l’explique parfaitement Fabienne Brugère dans notre interview, nos sociétés se sont construites autour du mythe de l’individu maître de son destin et dans le déni de nos multiples fragilités et de notre grande interdépendance. Le paradigme actuel pose la responsabilisation individuelle comme unique clef d’accès au bonheur, la réussite comme pure résultante d’une volonté personnelle. Et cette approche a été auto-réalisatrice puisque l’individualisation de la société a débouché sans surprise sur un recul des relations d’aide sociale. Le filet des solidarités familiales par exemple s’est nettement étiolé, avec différents phénomènes liés à l’individualisation des parcours de vie, tel l’éclatement géographique des familles. Ce recul de la prise en charge intergénérationnelle au sein des foyers implique ainsi une externalisation et marchandisation du care.

Notre monde est ramené à une somme d’individus en quête frénétique de bonheur. Et notre société, à coup de publicités ou de programmes de développement personnel, s’est organisée pour nous le rappeler. L’unité de compte est l’individu. Edgar Cabanas et Eva Illouz décrivent les implications d’un tel phénomène dans leur récent ouvrage Happycratie. « Et c’est, disent-ils, hypothéquer toute construction d’un agir collectif ».

Notre expérience de la crise sanitaire permet de mettre au grand jour notre incapacité à faire front sans cohérence collective forte.

Vers une éthique du care

Or il en va tout autrement de l’éthique de la sollicitude, plus souvent appelée « l’éthique du care ». En effet, cette réflexion morale qui trouve ses origines dans le monde anglo-saxon, place l’interdépendance et le « prendre soin » au cœur de l’approche. Elle invite à penser les rapports humains en termes relationnels et non individualistes. Ce courant, marqué dans ses débuts par l’analyse de la philosophe Carol Gilligan, dans son ouvrage Une voix différente, invite à prendre en compte une façon de penser la morale issue de l’expérience des femmes face aux soins et largement mise de côté dans nos sociétés. Il s’agit d’entendre la voix de nos vulnérabilités et de notre interdépendance.

Le défi est de taille car les fragilités sont multiples. Certes, notre expérience de la pandémie a été particulièrement instructive sur le plan sanitaire. Mais il convient de dépasser la simple réaction à un danger imminent et d’aller vers une prise de conscience de notre vulnérabilité systémique. Les embrassades de policiers face aux menaces terroristes suivies d’insultes, une fois l’état d’urgence aboli, sont particulièrement révélatrices à cet égard. Qu’adviendra-t-il des applaudissements aux balcons ?

Il s’agit de se situer sur des horizons long terme car nous faisons face à des défis d’une magnitude inédite. Sur le plan écologique, les événements extrêmes se succèdent pour tirer la sonnette d’alarme. Le constat bien établi de notre passage à l’ère anthropocène est précisément celui qui pose l’action humaine comme déterminante sur l’environnement dont nous dépendons. Notre interdépendance est criante et il est urgent de penser ici une société non utopique du care qui prenne soin de notre monde et de notre vivre ensemble. Face à l’obsolescence de nombreux métiers actuels et l’automatisation galopante de nos moyens de production, il est en effet envisageable, comme le souligne Jeremy Rifkin, que, dans le contexte d’une prochaine révolution industrielle misant sur les énergies propres et les moyens de communication, les métiers de demain deviennent principalement à valeur ajoutée proprement humaine et de l’ordre du care. Des emplois de grande utilité sociale se situant là précisément où la machine ne pourra remplacer l’homme.

Notre expérience de la crise sanitaire permet de mettre au grand jour notre incapacité à faire front sans cohérence collective forte. Il s’agit de prendre cette opportunité pour construire ensemble notre résilience, en faisant de notre interdépendance la « pierre de refondation de notre pacte social », comme s’emploie à le dire Emmanuelle Duez qui appelle à une approche collective de la résilience, que ce soit au niveau de la société ou de l’entreprise. Il s’agit de faire réellement société, d’adhérer à un projet où l’attention à l’autre est prévalente, où l’interdépendance et la responsabilité universelle sont appelées. Ceci n’est pas sans rappeler la sagesse de l’Ubuntu bantou du Sud de l’Afrique, une notion notamment invoquée lors de la réconciliation nationale post-apartheid et par le prix Nobel de la Paix Desmond Tutu dans son ouvrage Reconciliation: The Ubuntu Theology : « Quelqu’un d'ubuntu est ouvert et disponible pour les autres » car il a conscience « d’appartenir à quelque chose de plus grand ».

Petit lexique du care

Caring, caring for, taking care... les acceptions du terme sont multiples dans la langue de Shakespeare. Cette polysémie intègre aussi bien l’attention portée aux autres et à son environnement, les soins prodigués, que la responsabilité que cela induit.

La notion de care recouvre autant une disposition d’esprit que l’activité elle-même. La politologue Joan Tronto définit le care ainsi : « Une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre "monde", comprenant nos corps, nous-mêmes et notre environnement. »


Petit lexique du care

Caring, caring for, taking care... les acceptions du terme sont multiples dans la langue de Shakespeare. Cette polysémie intègre aussi bien l’attention portée aux autres et à son environnement, les soins prodigués, que la responsabilité que cela induit.

La notion de care recouvre autant une disposition d’esprit que l’activité elle-même. La politologue Joan Tronto définit le care ainsi : « Une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre "monde", comprenant nos corps, nous-mêmes et notre environnement. »


à lire et à voir
Fabienne Brugère
L'éthique du « care » (Ed. Puf)
Fabienne Brugère
On ne naît pas femme, on le devient (Ed. Stock)
Vanessa Nurock (Dir.)
Carol Gilligan et l'éthique du care (Ed. Puf)
Pascale Molinier
Le travail du care (Ed. La dispute)
Edgar Cabanas et Eva Illouz
Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies (Ed. Premier Parallèle)