Caroline Sauvajol-Rialland Luxembourg Sustainability Forum 2020.

Éclairages de la spécialiste Caroline Sauvajol-Rialland


INTERVIEW


Sustainability MAG : À quels signes doit-on être attentif concernant le phénomène d’hyperaccélération et d’emballement chez un salarié ?

Caroline Sauvajol-Rialland : Les profils les plus sujets à ce phénomène sont les gens les plus investis, qui donnent le plus, qui répondent à tout et ne disent jamais non. Quand un collaborateur répond à tout, y compris en dehors des heures de travail, c’est qu’il est connecté en permanence : le risque est réel. 

Même dans un grand groupe international, tous les collaborateurs n’ont pas besoin d’être connectés 24 heures sur 24. Comment faisait-on il y a 25 ans ? Les entreprises avaient aussi une activité internationale… Il faut revenir à la question essentielle de l’organisation du travail, laquelle a explosé avec le digital. La réponse systématique dans un délai très court est un autre indicateur inquiétant. 

Il y a également les signes extérieurs envoyés par une personne : la fatigue ou le stress sont des éléments auxquels il faut être attentif. Si on constate une dégradation des relations professionnelles, que « ça commence à mal se passer » avec un cadre ou un manager, il faut absolument s’en inquiéter. Une réponse frappante qui ressort très fréquemment lors des diagnostics au sein des entreprises, c’est : « il n’y a que moi qui peut traiter mes emails ». Cela indique typiquement une hyperindividualisation du travail absolument néfaste pour la personne et pour l’entreprise.

Une bonne organisation professionnelle suppose un principe de subsidiarité. Si, de fait, une seule personne a une compétence clé pour l’entreprise c’est évidemment dangereux pour l’organisation et cela invite à un surinvestissement du travail pour la personne concernée.

« L'idée de décélération appuie sur un point de blocage culturel »

Est-ce un phénomène plus marqué selon les générations ?

Il y a actuellement quatre générations actives qui entretiennent un rapport au travail et au temps totalement différent. Les baby-boomers travaillent très bien avec les jeunes parce qu’ils n’ont plus d’enjeux de pouvoir et sont ouverts sur les approches des jeunes. Les X, eux, sont en situation de pouvoir. Ils ont attendu et se sont investis pour y accéder. Voir arriver les jeunes de la génération Y, hyperconnectés qui disent ce qu’ils pensent et donnent leur avis sur tout, tout en ayant de fortes attentes vis-à-vis de leurs managers et de l’entreprise, crée des difficultés de collaboration réelles. Et puis les Z qui arrivent sur le marché du travail, et ceux-là exigent une séparation entre leurs domaines de vie personnel et professionnel. C’est encore plus difficile pour les X, car les Z assument de refuser le travail en débordement. Les organisations vivent une période de transition difficile sur le plan du fonctionnement interne.

Quels seraient vos 3 conseils pour réellement gagner du temps ?

Le premier conseil, c’est évidemment de désactiver les notifications de communication, et les réactiver trois ou quatre fois par jour. Il faut refuser les urgences des autres et le cas échéant renvoyer ses interlocuteurs sur le fait que telle ou telle demande à laquelle il faut répondre immédiatement aurait pu être faite il y a une semaine…

Pour éviter qu’on nous demande des choses en urgence, il faut communiquer sur la façon dont on travaille et sur ses délais de réponse pour les dossiers de fond. Par exemple, si je suis un service support spécialisé RH ou juridique, je communique sur mes temps de traitement des dossiers. C’est à dire qu’un manager qui souhaiterait licencier un membre de son équipe sait qu’entre le moment où il va m’adresser le dossier de la personne et le moment où je vais répondre, il va se passer au minimum trois jours.

Enfin, la bonne gestion des réunions est centrale pour gagner du temps. Ma présence est-elle indispensable ? Ai-je reçu l’ordre du jour ? Ai-je préparé la réunion ? Le timing de la réunion a-t-il été respecté ? Y a-t-il un compte-rendu qui rende possible l’action ? Les gains de temps liés à une optimisation des réunions sont potentiellement énormes.

« Paradoxalement ce n’est pas parce qu’on réagit vite qu’on est productif »

Le Slow digital est-il possible ? Ou est-ce une utopie ?

À mon avis, c’est tout à fait possible dans la vie personnelle. D’ailleurs, il est assez amusant de constater qu’un certain nombre de personnes parmi les plus technophiles ont opté pour le slow depuis déjà une dizaine d’années ! Dans les espaces privés, en particulier chez les plus jeunes, il n’est pas surprenant de voir une bannette pour téléphones lors des diners et la règle est simple : « le premier qui touche à son téléphone paye le repas pour tous les autres_».

Sur le plan professionnel, c’est beaucoup plus compliqué. Dans les entreprises, l’idée de décélération appuie sur un point de blocage culturel. Pour éviter qu’elles fuient en courant, il est pertinent de parler de productivité. C’est le cœur du sujet et cela nous permet de repositionner le curseur, d’expliquer que paradoxalement ce n’est pas parce qu’on réagit vite qu’on est productif, que pour être productif, il faut effectivement parfois travailler en mode déconnecté. L’avantage du sujet de l’infobésité est que les intérêts de l’organisation et ceux des salariés convergent totalement. Quand on dit aux entreprises, attention vous perdez en productivité, vos cadres n’ont plus le temps de se consacrer aux tâches à valeur ajoutée, votre innovation baisse, les relations en interne se tendent, et en même temps la santé de vos salariés en pâtit, vos taux d’absentéisme augmentent… alors elles se mobilisent !

La vraie question est : comment collectivement s’organiser pour maîtriser l’infobésité ? Aujourd’hui, chaque manager gère ce problème de manière individuelle. Et il se sent souvent très seul… Il y a un fort besoin de partage de pratiques mais aussi de régulations collectives adaptées aux métiers, aux salariés et à l’activité de l’organisation.

Caroline Sauvajol-Rialland

est formatrice et enseignante à Sciences Po Paris et au sein de So Comment, le cabinet conseil en gestion de l’information en entreprise qu'elle a fondé. Son ouvrage de référence Infobésité : comprendre et maîtriser la déferlante informationnelle a été nommé pour le Prix du Livre Digital de l’année en 2013.