Crédit : Frédéric Stucin

La philosophe et autrice de « L’éthique du care » appelle de ses vœux une société du soin et de l’attention aux autres.


INTERVIEW 


Sustainability MAG : La crise dans laquelle nous sommes plongés nous rappelle notre profonde interdépendance et a jeté un coup de projecteur inédit sur notre vulnérabilité et l’importance des « soins ». L’invisible serait-il devenu visible ?

Fabienne Brugère : L’humanité est vulnérable face à la vie : maladies, accidents, catastrophes sanitaires, écologiques ou industrielles. Généralement, les individus se donnent les moyens d’oublier cette vulnérabilité. La richesse, le pouvoir et le savoir y aident grandement. La pandémie mondiale de coronavirus, laquelle a d’abord affecté en nombre de morts de grandes puissances économiques, a rappelé la valeur de la vie et combien elle peut voisiner avec la mort. Elle a montré également que le cumul de la mondialisation et du virus nous rend doublement dépendants les uns des autres ; contaminants, contaminés ou contaminables, nous avons besoin que d’autres prennent soin de nous, de nos proches aux institutions. On fait l’expérience aujourd’hui de l’importance des soins : à la fois de ceux qui guérissent mais aussi de ceux par lesquels on répète des pratiques qui témoignent d’un souci des autres. Des gestes aussi simples que se laver les mains ne valent pas seulement pour soi mais aussi pour celles et ceux avec lesquels on est en contact. Avec la pandémie, nous perdons en maîtrise sur le monde, sur les autres et sur nous-mêmes. Nous devenons des individus non souverains, vulnérables à ce qui nous saisit, nous attaque ou nous diminue. Alors que l’on nous a appris la possession : possession de soi, possession de biens, nous faisons l’expérience de la dépossession.

Quelles sont les raisons profondes qui, selon vous, ont conduit jusqu’ici à passer sous silence les métiers du care ?

Historiquement, les tâches de nettoyage liées aux fonctions corporelles ont toujours été dévolues à des êtres sans reconnaissance sociale, souvent des femmes. On ne considère pas le soin infirmier (proche lexicalement du mot « infirme » et signalant le manque de force) et le soin du médecin (qui est un docte capable de guérir) avec les mêmes valeurs.

Dans le cadre d’une crise sanitaire, toutes ces pratiques apparaissent enfin à travers leur utilité jusqu’aux tâches de nettoyage des hôpitaux et de tous les lieux où le virus peut sévir. La classe sociale et le genre sont des marqueurs fondamentaux du care. Dans le cadre de la mondialisation et des relations Nord-Sud, le care est également une affaire de populations migrantes ou immigrées. Il faut insister sur l’assignation des femmes au care : ces métiers sont généralement considérés comme n’étant pas assez spécialisés et renvoyés à une prétendue nature féminine qui permettrait de les exercer facilement. Les travaux de Pascale Molinier montrent bien comment le discours de la compétence est peu mobilisé pour évoquer ces parcours professionnels.

« Avec la pandémie, nous perdons en maîtrise sur le monde, sur les autres et sur nous-mêmes. Nous devenons des individus non souverains, vulnérables à ce qui nous saisit, nous attaque et nous diminue »

Justement, comment peut-on évoluer par rapport à l’assignation des femmes aux tâches de soin ? Comment voyez-vous possible la revalorisation de ce domaine ?

Les femmes sont assignées aux tâches de soin depuis longtemps et dans des sociétés très différentes, celles dites « primitives » étudiées par les anthropologues comme celles typiques du capitalisme financiarisé actuel. Toutefois, il est important de noter le rôle joué par la structuration de l’espace politique issue à la fois des théoriciens du contrat, de la Révolution française et d’un capitalisme industriel dominé par les idées de la bourgeoisie européenne : alors même que les femmes se voyaient refuser l’obtention de droits politiques au nom d’une dépendance sous diverses formes (à leur mari, à l’espèce, aux sentiments ou aux pulsions), elles étaient confinées à l’espace domestique au nom d’un partage strict des sexes entre espace public et privé ; aux femmes l’éducation des enfants, l’aide aux vieux parents ou la toilette quotidienne des personnes dépendantes. Le confinement que de nombreux pays viennent de connaître en 2020, mettant presque le monde entier à l’arrêt économiquement, est étonnant du point de vue de ce partage puisque, dans de nombreux cas, femmes et hommes se sont retrouvés ensemble dans leur foyer. On peut analyser deux logiques : de nouvelles pratiques égalitaires de partage des tâches domestiques et d’éducation des enfants et, plus massivement, une accentuation d’un partage très traditionnel des rôles entre les hommes et les femmes qui a parfois entraîné un véritable épuisement chez ces dernières. Comment sortir les femmes de ce qui constitue encore ce que Simone de Beauvoir nommait un destin ? En incitant les femmes à promouvoir davantage leur propre carrière, en pénalisant les entreprises qui rémunèrent moins bien les femmes que les hommes, en rendant les professions de care plus attractives pour les hommes et en n’acceptant plus toutes les formes de harcèlement ou de violence faites aux femmes...

La vulnérabilité est le lot commun de l’humanité, dites-vous. On s’éloigne ainsi de l’idée d’un individu autonome et performant ?

Tout à fait, les définitions de l’humain tournées vers la vulnérabilité mettent à mal la croyance tenace en un individu tout puissant et indépendant tel que les théories du contrat social et de la souveraineté ont pu le déployer aux XVIIème et XVIIIème siècles à partir de Hobbes et de Locke. L’individu souverain est une fiction. Pourtant, le refus de considérer que tous les individus sont fondamentalement vulnérables est profondément ancré dans nos différents récits collectifs. D’un côté, la naissance du libéralisme politique et ses réactivations jusqu’à John Rawls pose un idéal d’autonomie ou de souveraineté à travers lequel toute forme de dépendance ou de vulnérabilité est considérée comme une perte de maîtrise ou de rationalité, une impossibilité à décider justement, donc à participer aux affaires publiques. Richard Sennett rappelle combien le libéralisme politique a glorifié la perspective d’un sujet libre en oubliant que l’autonomie ne se décrète pas et qu’elle ne concerne pas tous les moments d’une vie : « La dignité de la dépendance n’est jamais apparue au libéralisme comme un projet politique valable. » De l’autre côté, le développement des idées néolibérales, analysé par Michel Foucault et bien d’autres depuis, élabore la norme d’un individu performant capable de convertir toutes les sphères de vie aux seules lois du marché. Le calcul individuel, par lequel l’intérêt est rationalisé, devient omniprésent jusqu’à glorifier la responsabilité individuelle comme seule source de responsabilité. Avec ce raisonnement, être pauvre relève d’une conduite individuelle : le pauvre est seul responsable de sa situation ; les aides sociales sont alors obsolètes et deviennent des services à la personne payants. Comment alors faire face à un individu essentiellement interdépendant, ce qui est le propre de la mondialisation et de ses effets dominos ? Les éthiques du care s’intéressent à notre présent : un monde interdépendant, interconnecté où les relations ne sauraient se limiter aux seuls intérêts égoïstes, ne serait-ce que pour faire que les humains se développent dès la naissance : on ne saurait vivre sans soin, sans attention, sans soutien des autres et de structures collectives, sans prise en compte de son environnement.

« L’individu souverain est une fiction. Pourtant, le refus de considérer que tous les individus sont fondamentalement vulnérables est profondément ancré dans nos différents récits collectifs »

Le constat de notre vulnérabilité, on le sait, dépasse le strict périmètre du soin interindividuel. Quelle est l’étendue du champ du care selon vous ?

Alors même que les habitants de nombreux pays étaient confinés, ils se sont surpris à écouter le chant des oiseaux, à regarder les arbres ou à profiter d’un jardin où le printemps faisait son œuvre. Ils se sont rendus compte qu’ils pouvaient nouer des relations avec d’autres vivants, des végétaux, etc. Les relations entre soi et les autres vivants, soi et la terre, s’en trouvent modifiées.

Le care est alors un modèle intéressant car il valorise des relations les plus horizontales possibles contre toute verticalité centralisatrice ; le bon care consiste à habiter le monde avec sa subjectivité, son imagination, ses affects, en se méfiant de tous les marqueurs du pouvoir. Il s’agit d’appréhender et de reconnaître des différences, de composer des mondes au nom d’un commun toujours à modifier avec les nouveaux entrants, et ce qui nous environne. Les travaux de Philippe Descola nous ont appris combien l’Occident s’est arcbouté sur l’idée que les humains vivent dans un monde séparé de celui des non-humains. Aujourd’hui, le care participe d’une résistance à cette forme de suprématie humaine et rejoint des préoccupations écologiques à partir, d’une part, d’une mise en avant des interdépendances et des vulnérabilités, lesquelles nous mettent toutes  et tous en relation sur la terre et, d’autre part, d’une déconstruction de diverses formes de maîtrise des humains sur le monde : des productifs sur les soignants, des hommes sur les femmes, des humains sur les non-humains. Cette résistance a pris la forme de l’expression d’une « voix différente » dans les recherches de Carol Gilligan qui définissent les contours d’une éthique du care : « la voix différente est une voix de résistance » aux dualités et aux hiérarchies.

Peut-on parler de « planet care givers » ? Quels sont ces métiers ?

De tels métiers existent et existeront de plus en plus au fur à mesure que nous prenons conscience de vivre dans un monde abîmé, dans des environnements dégradés : bétonisation des villes, déforestation, production insensée de plastiques, industries polluantes, etc. Les pratiques de lutte sont des gestes de protection de la planète au nom d’un respect que l’on doit au monde que nous habitons. La lutte contre le dérèglement climatique ou la perte de la biodiversité devient mondiale parmi les jeunes qui demandent des comptes au nom du futur. Greta Thunberg est un symbole de la ténacité et de la gravité de cette génération pour laquelle l’attention à la terre ou le souci du monde n’est pas un vain mot. Ces métiers de care au nom de la planète sont portés par un idéal et ils peuvent exister à tous les niveaux : celui d’une municipalité qui lutte contre les incivilités environnementales ou qui développe un aménagement écologique des espaces verts (les communes sans pesticides), celui d’une région qui développe une politique économique réellement éco-responsable, celui d’un État qui déploie des politiques énergétiques renouvelables, celui d’une entreprise qui s’engage dans la production durable. Mais, plus encore, ces métiers existent depuis longtemps dans les ONG environnementales et sans lesquelles aucune de ces luttes ou de ces activités ne serait possible. Elles sont la vigie de notre époque.

Crédit : Mark Kelsall

"Team Cusworth" de Mark Kelsall #PortraitsforNHSHeroes

Au-delà du périmètre initial des fonctions du soin dans la santé, n’y a-t-il pas une certaine difficulté à cerner le périmètre des métiers du care ?

Dès que l’on considère une éthique de ces professions, on met en avant l’attention aux autres qui est requise, l’inquiétude, la préoccupation ou encore le fait de se sentir concerné, proche de l’anglais concern. C’est ce que j’avais nommé du vieux mot de « sollicitude » en 2008 dans Le sexe de la sollicitude. Les pratiques de care s’élargissent alors à de nombreux éléments de la vie ordinaire au nom d’une réponse qui est donnée à nos besoins, à nos formes de vie et sans lesquelles nous sommes en danger : sans les éboueurs, nous serions envahis par les ordures et en proie au retour de vieilles maladies, sans l’agriculteur nous ne pourrions plus nous nourrir et mourrions de faim et sans l’ingénieur qui transforme nos déchets nous n’aurions plus à la longue d’espaces de vie agréables. Ce « prendre-soin » est local : il s’adresse à un environnement, il s’emploie à répondre à des besoins concrets et à faire que sous certaines conditions nos vies demeurent viables. Mais il est également mondial par sa signification ultime : la réponse inconditionnelle à des êtres de besoin, ce qui concerne tout autant les victimes de la Covid-19 que les personnes sous les décombres de la récente explosion à Beyrouth ou les habitants de n’importe quel pays en guerre ou soumis à une catastrophe climatique.

« Une politique du care doit également se déployer face à l'urgence écologique, face aux besoins de l'éducation ou contre toutes les formes de discriminations et de violence »

Si l’on se penche sur les métiers du care liés au développement durable, ceux-ci semblent échapper cependant à une dévalorisation dans la société ? Est-ce parce que l’on sort ici de la sphère strictement domestique ?

Le développement durable porte une destination noble, celle de promettre un futur meilleur conformément à la définition donnée par la commission Brundtland sous l’égide des Nations Unies : « Un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. » Comme le care, le développement durable engage les besoins : ceux de se nourrir tout comme ceux de se loger ou de s’éduquer. Il engage à ce titre un horizon commun partageable par toutes et tous : un développement harmonieux de l’humanité respectueuse de son environnement. Il ne saurait par ailleurs être déconnecté des progrès de la science : les énergies renouvelables n’existent pas sans des recherches scientifiques préalables qui les rendent effectives. Il n’existe pas de développement durable sans ingénieurs, sans techniciens, sans experts de l’écologie. Voilà un point important de différence : l’expertise et la scientificité du développement durable sont louées. Le care n’est que rarement perçu à travers ses expertises, son intelligence. Il est en effet renvoyé encore aujourd’hui au silence de la sphère domestique et à l’émotivité supposée des femmes, à un rapport privilégié qu’elles entretiendraient avec les corps.

Dans votre ouvrage, vous voyez l’éthique du care comme une façon d’« imaginer autrement notre destin commun ». S’agit-il là d’un vrai projet de société, d’une manière de renouer avec le collectif ?

L’éthique du care conduit à des politiques du care, lesquelles effectivement ne sont pas de simples suppléments d’âme collés comme rustines sur le capitalisme actuel ou sur une mondialisation de plus en plus malheureuse. Il s’agit de porter ce que j’ai nommé une « démocratie sensible ». Elle peut se définir à partir de trois axes qui définissent pour moi les prémisses d’une action politique. Tout d’abord, l’écoute : les gouvernants ont pour mission d’écouter l’expertise des acteurs, de reconnaître l’importance de la valeur d’usage avant de prendre une décision, de proposer de nouvelles lois dans ce contexte. Plus encore, il est nécessaire de prendre en compte non seulement les voix en colère, de ne pas les étouffer et d’évaluer leur pertinence pour élargir ce qui est commun ; le deuxième axe est donc l’égalité des voix : écouter suppose de pratiquer l’égalité des voix. Dans une démocratie, la valeur est la justice et non ce qui détermine un ordre social acquis à travers des statuts et une hiérarchie. Tant que l’égalité des femmes et des hommes ne sera pas une réalité, la démocratie stricto sensu n’existe pas. Enfin, le soutien : la vulnérabilité n’est vivable que si des politiques de soutien aux individus les plus vulnérables sont mises en œuvre de manière concertée dans le cadre d’un État qui promeut les initiatives de travail collectif, de solidarité et d’entraide.

Y a-t-il un véritable réveil aujourd’hui ?

Il est certain que l’éthique du care séduit beaucoup de monde depuis un certain nombre d’années : des corps constitués comme les ONG, les associations, de nombreux collectifs de lutte au nom de l’environnement, de la justice sociale, du féminisme ou de bien d’autres causes et des entreprises. Il est intéressant de constater que les pays qui ont su pour l’instant le mieux lutter contre la Covid-19 sont pour la plupart des pays gouvernés par des femmes, avec une bonne coordination des niveaux étatiques et régionaux, des institutions publiques et des entreprises qui coopèrent. Il est important plus que jamais que les gouvernants soient au plus près des besoins des gouvernés, à leur écoute de telle sorte que leurs vies ordinaires soient facilitées et non empêchées. Toutefois, il ne suffit pas de considérer les besoins des hôpitaux ou de la médecine de ville tout comme il est irresponsable d’exciter les peurs liées à la maladie. Une politique du care doit également se déployer face à l’urgence écologique, face aux besoins de l’éducation (le nombre d’analphabètes est encore très élevé dans de nombreux pays) ou contre toutes les formes de discriminations et de violence.

Fabienne Brugère

Professeure de philosophie à l'Université de Paris 8 et présidente de l'Université Paris Lumières, Fabienne Brugère s'est particulièrement consacrée à décrypter la notion de care ainsi qu’à étudier la place de la femme et ses représentations dans notre société. Ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Fontenay Saint Cloud et agrégée de philosophie, elle est l’autrice et la traductrice d’une vingtaine d’ouvrages, dont le dernier On ne naît pas femme, on le devient, a été publié en 2019. Ses livres Le sexe de la sollicitude ainsi que L'éthique du « care » sont incontournables sur la question de l’importance du soin et de l’attention aux autres dans la société.

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