Les bienfaits d’une pause au vert ou face à l’océan ?
Hubert Mansion et Julie Schadeck, respectivement fondateur et coordinatrice générale de l’Université dans la Nature, en sont non seulement convaincus, mais vous l’expliquent scientifiquement et vous emmènent en forêt pour le vivre. L’objectif ultime : Se réconcilier avec la toile du vivant, retrouver cette émotion positive qui ne découple pas l'Homme de son environnement et l'invite à agir sans le culpabiliser. Discussion dans les bois.
Sustainability MAG : Pourquoi nous sommes-nous tant éloignés de la nature ?
Est-ce donc avant tout une erreur intellectuelle que l’Homme a commise en se séparant de la nature ?
HM : Tout à fait. À la base, cette séparation est une erreur de raisonnement. À ce titre, je suis tout à fait persuadé qu’avant de passer aux gestes pour sauve l’environnement, il faut d’abord changer sa pensée. Il faut engager une réflexion profonde sur l’anthropologie, la philosophie, l’Histoire pour comprendre d’où vient cette déconnexion et comment renouer avec le vivant. Cette idée de séparation est une impasse intellectuelle. On n’en revient que très lentement aujourd’hui.
La pandémie n’a-t-elle pas été un accélérateur en précipitant le changement de notre rapport à la nature ?
Julie Schadeck : Les études scientifiques ont en effet constaté un retour aux espaces naturels pendant la pandémie, tout simplement parce que les autres lieux étaient fermés. Mais elles ont aussi constaté une injustice environnementale. Ceux qui n’avaient pas de jardin et qui ont dû rester confinés dans de petits espaces ont beaucoup plus souffert. Un besoin de nature s’est vivement exprimé et il y a eu une prise de conscience importante, mais est-ce conjoncturel ou une tendance lourde ? Ceci reste encore incertain.
La dichotomie entre l’Homme et la nature est désormais battue en brèche. On l’observe notamment sur le terrain médical, à travers les approches de l’écosanté ou One Health...
JS : Oui. Notre message principal est qu’il faut positionner la nature comme un outil de santé publique. C’est le grand enjeu de demain. Il est essentiel que l’impact de la nature sur la santé, et par extension sur l’économie, soit documenté auprès de la sphère politique. Nous ne sommes qu’au tout début de cette approche, mais il est certain que nous allons dans cette direction car les études sont de plus en plus nombreuses à démontrer scientifiquement l’impact important de la nature sur notre santé.
Une des chercheuses qui intervient dans le cadre de l’Université dans la Nature, Lia Rosso, établit que le lien entre le sol et notre microbiote joue même un rôle important dans certains troubles psychologiques. Cette médecine dite intégrative, c’est l’avenir ?
JS : Absolument. Les études montrent que l’état de notre microbiote est tout à fait lié à l’état du sol. Celui- ci nous nourrit. Si le sol est pauvre, le microbiote le saura aussi. On s’aperçoit, dans l’étude du système immunitaire, qu’il existe en nous des bactéries qui proviennent du sol, et qu’elles jouent un rôle extrêmement important, non seulement sur l’état de notre santé physiologique mais aussi psychique.
Une expérience intéressante sur ce sujet, montre qu’il suffit de transférer les bactéries des matières fécales de rats dépressifs sur des rats en bonne forme psychologique, pour que ces seconds deviennent dépressifs. Ceci remet en cause notre approche de ce qui est sale et ce qui est propre. Les matières fécales, le sol... sont perçus comme sales et dangereux. Notre culture n’est faite que de dichotomies et il convient de revisiter cela.
Si cela est bien compris, notamment dans les écoles, où les enfants ont besoin d’être davantage exposés à un sol riche pour renforcer leur système immunitaire, ce sera un vrai changement.
Notre rapport à la nature, c’est en réalité notre rapport au corps. Passe-t-on de la vision d’un corps- machine à un corps vivant ?
HM : Bien sûr, parce que la particularité de notre corps est de pouvoir s’auto-guérir. La grande différence entre un corps humain et un pont, c’est que le premier peut se guérir, tout comme l’arbre. C’est cette force vitale que les Grecs appelaient la phusis et qui est une force de régulation. C’est important d’en prendre conscience.
Nous entendons également parler de notre « corps émotionnel ». Quelles émotions accompagnent cette reconnexion à la nature ?
HM : Nous avons pu observer que les gens qui souhaitent se reconnecter à la nature, cherchent au fond à se reconnecter à leur propre nature. C’est vraiment cela la quête profonde actuelle de l’individu en Occident : qui est-il ? Lorsqu’il se trouve en forêt, c’est précisément cette émotion- là qu’il vit. Il est en silence, souvent seul. Lorsqu’il n’est plus sous un flux constant d’informations à absorber, il y a une sorte de savoir intérieur qui remonte. Car la conscience fonctionne par recul : c’est précisément au moment où l’individu prend du recul qu’il prend conscience de multiples choses. Le mot réfléchir encapsule bien cette idée. Il s’agit d’un moment où l’on se regarde. Le droit d’avoir sa propre nature, c’est l’émotion première qui s’exprime alors. L’autre grande émotion qui caractérise une expérience en nature est l’émerveillement. Découvrir comment le vivant est interconnecté, comment tout ceci s’assemble et se répond, est un vertige cognitif. C’est extraordinaire. Une forêt n’est pas seulement une addition d’arbres, c’est un univers qui nous dépasse.
Un vertige de l’immense ?
HM : Oui, car en dehors des événements catastrophiques, nous ne sommes plus habitués à être dominés par la nature, mais bien dans une situation de contrôle où nous tondons le gazon, aménageons les parterres... Ce vertige de l’immense est donc là, mais accompagné d’une intimité. Si l’on parvient à être intime avec l’immense, il y a quelque chose de magique qui s’opère. Ces moments sont d’une grande émotion. Ils alimentent une réflexion spirituelle qui nous aide à retrouver notre place dans le vivant.
Pour aller dans cette voie, que proposez-vous concrètement au sein de l’Université dans la Nature ?
JS : Nous proposons une nouvelle éducation pour accompagner la transition écologique. L’Université dans la Nature, c’est avant tout le lieu d’un autre enseignement sur la nature, d’une autre relation à celle-ci. Nous sommes les partisans de ce que nous appelons le réconcilisme. Nous ne sommes pas des alarmistes qui focalisons sur la nature en danger. Nous ne militons pas non plus pour la mettre sous cloche. Nous défendons une approche qui place la nature en tant que bienfaitrice, et cela nous semble clef pour aborder la transition écologique avec succès. Concrètement, nous enseignons ce que la nature nous apporte sur le plan sensible mais aussi cognitif à travers deux cours : « Eco leader », pour l’approche générale, et « Guide certifié », pour former des personnes à accompagner des groupes en forêts. Plus globalement, notre objectif est d’être une courroie de transmission : transmettre les recherches scientifiques sur les bienfaits de la nature à la société civile et aux décideurs politiques.
Vous adressez-vous également aux organisations telles que les entreprises, les collectivités ou les écoles ?
JS : Oui. Nous avons déjà conduit plusieurs programmes en forêts avec des entreprises. La Banque Raiffeisen, le Groupe CDCL et la société Minusines y ont participé notamment au Luxembourg. Nous sommes également intervenus lors de sommets d’entrepreneurs à Chamonix et au Canada (« Summit of Minds »), auprès d’universités, d’écoles d’entrepreneuriat, et bien sûr au sein d’organisations de toutes sortes. Plus largement, il est intéressant de voir le rôle de l’entreprise dans la reconnexion au reste du vivant ; notamment, comment, via le biophilic design, l’entreprise peut ramener la nature à l’intérieur. Il s’agit de rompre avec les environnements de travail aseptisés pour intégrer des éléments naturels. Cela influe sur le taux de présentéisme, le moral des équipes ou même leur rythme cardiaque. Aller faire des réunions à l’extérieur est aussi recommandé. Les entreprises ont une très grande responsabilité positive car elles peuvent offrir des opportunités de reconnexion à leurs salariés qui passent quand même l’essentiel de leur temps éveillés au travail ! Nous sommes aussi engagés auprès des écoles. Nous cherchons à sensibiliser les jeunes. Au Québec, nous avons monté un programme qui est désormais mis à disposition de l’ensemble des écoles secondaires.
Au Luxembourg, nous travaillons avec l‘Œuvre Nationale de Secours Grande-Duchesse Charlotte pour favoriser le retour des jeunes dans la nature. Nous adaptons donc notre programme au public jeune et nous emmènerons bientôt plus de 500 jeunes en forêt. Enfin, en Italie, nous avons collaboré avec l’Institut National de Recherche en Éducation, car nous pensons qu’il faut éduquer les éducateurs d’abord. Les enseignements ne doivent pas se limiter à parler des catastrophes écologiques, mais il est aussi nécessaire de parler des bienfaits de la nature. C’est là que ça commence. Aller dans l’alarmisme univoque contribue à éloigner les gens de la nature et à générer des éco-émotions négatives telles que la solastalgie.
Alors, se reconnecter, est-ce facile ?
HM : Non, ce n’est pas facile car pour y arriver, il faut déconnecter un à un tous les fils qui nous relient à ces conceptions anciennes qui établissent une dichotomie entre l’Homme et la nature. Cela requiert un travail intérieur important de réflexion et de déconditionnement. La connexion est en fait une notion scientifique étudiée depuis longtemps en psychologie et sociologie environnementale. Beaucoup de gens pensent que c’est quelque chose de plus ou moins fantaisiste, mais pas du tout. Il s’agit d’un sentiment d’appartenance, d’une sensation fondamentalement liée à l’identité environnementale. C’est le fait de se sentir lié au monde naturel. Il est tout à fait possible de l’avoir au dernier étage d’un appartement à Manhattan et de ne pas l’éprouver au milieu des bois. Il n’est donc pas nécessaire d’être dans la nature pour se reconnecter. Même si l’expérience de soi en pleine nature aide à construire cette identité bien entendu...
Justement, quelles techniques employez-vous lorsque vous emmenez des groupes en forêt ?
JS : Notre approche est construite sur des recherches scientifiques. En cela, nous nous différencions clairement des activités de pur mindfulness ou pleine conscience. Il y a deux dimensions sur lesquelles nous travaillons conjointement : l’aspect
cognitif, où nous expliquons scientifiquement les bienfaits de la nature, et la dimension sensorielle. Et les deux sont indissociables. Le programme est basé sur nos cinq sens : toucher des troncs d’arbres ou marcher pieds nus en fait certes partie, mais nous apportons les arguments scientifiques pour comprendre où sont les bienfaits.
Avez-vous pu quantifier ces bienfaits ?
JS : Nous avons fait valider notre activité par une recherche scientifique de l’université McGill au Canada. Une soixantaine de participants ont été munis de capteurs à leurs doigts qui transmettaient à des ordinateurs la mesure notamment de la température, de la conductivité de la peau ou de la fréquence cardiaque. Nous avons pu évaluer en temps réel, et c’est une première mondiale, l’impact de certaines activités sur le système physiologique. Les résultats sans équivoque montrent que les impacts d’une promenade en nature sont majeurs : notre système parasympathique, qui fonctionne quand nous sommes relaxés, s’active fortement. Les marqueurs du stress chutent, comme le taux de cortisol qui diminue de 16% en moyenne. Les participants devaient également remplir un test avant et après l’activité pour mesurer l’impact psychologique de l’activité. Il a été montré, qu’après 90 minutes passées en forêt, la rumination mentale cesse. Les zones du cerveau qui sont activées face à la végétation sont celles de l’empathie, de la stabilité émotionnelle, alors que face au béton des villes, ce sont les zones reliées à l’anxiété, la dépression ou encore à l’agression qui sont stimulées. Mais l’impact majeur se situe en réalité à long terme, car les participants nous disent : « je ne verrai plus la nature de la même manière », c’est donc que leur relation au reste du vivant est changée.
Certains médecins ont même prescrit des séances de reconnexion à la nature. À quand la généralisation de ces ordonnances ?
HM : Il y a eu des premières prescriptions nature dans les Iles Britanniques et cela est désormais répandu au Canada, mais c’est loin d’être systématisé. Il faudrait d’abord que les médecins soient largement au courant des bienfaits que nous venons d’évoquer. Ce n’est pas encore très bien vu comme approche, car beaucoup croient qu’il s’agit d’ésotérisme. Ce n’est pourtant pas du tout le cas. Nous disposons d’une des plus importantes bases de recherches scientifiques sur le sujet et les conclusions sont unanimes. Il y a avant tout un fort besoin d’information !
Croyez-vous que cette expérience de réconciliation avec la nature nous pousse à davantage d’actions pour la protéger ?
HM : Il y a un large consensus aujourd’hui sur le fait que notre capacité à prendre soin de la nature est liée à notre identité environnementale. Plus l’individu a tendance à s’identifier à l’environnement, plus il va en prendre soin. Il faut donc commencer par l’affect. La grande erreur a été de mettre en avant les statistiques et d’éloigner les gens du sujet en les effrayant. Il est important de les rapprocher d’abord de la beauté de la nature, dans une approche émotionnelle et sentimentale, pour, après seulement, les informer. La recherche est très claire à ce sujet. Aujourd’hui, la grande majorité des gens est persuadée que l’humain est mauvais pour la nature. Cette pensée est catastrophique parce que, je le rappelle, nous sommes des êtres de nature, et ceci conduit à la haine de soi. Il y a une responsabilité des industries dans la destruction de notre environnement, mais cette responsabilité a été reportée sur les individus. Pour la santé mentale des jeunes en particulier, cela est très négatif car si l’espèce humaine commence à se détester, nous allons dans l’impasse.
Quels sont les prochains objectifs de l’Université dans la Nature ?
JS : Nous investissons beaucoup dans la recherche. Nous nous penchons actuellement sur le sujet de l’accès à la nature pour les individus immobilisés, comme les personnes qui se trouvent en maisons de retraite ou dans les hôpitaux. Nous souhaitons mesurer l’impact d’une exposition à la végétation via des casques de réalité virtuelle, ce qui semble prometteur.
Par ailleurs, nous travaillons avec le ministère de la santé du Luxembourg, afin de mettre en place une forêt thérapeutique. C’est un dispositif qui est déjà existant et plébiscité dans des pays comme la Corée du Sud par exemple. Ce sera un endroit aménagé selon les principes de la psychologie environnementale et où certains éléments naturels, comme l’eau ou certaines essences d’arbres très bénéfiques, seront présents. Les personnes pourront y mesurer les impacts que cela a sur elles.
Comment entendez-vous avoir un maximum d’impact ?
HM : Pour avoir des résultats importants, il faut s’adresser aux décisionnaires, que ce soient les politiques, les chefs d’entreprises ou les directeurs d’école. Tous ceux qui ont un effet démultiplicateur. Nous croyons que nous pouvons les toucher grâce aux preuves scientifiques. Nous effectuons ce travail de fond. Certains au Luxembourg sont déjà convaincus et cela peut changer beaucoup de choses ! Notre ambition est de partager ce savoir pour créer un véritable effet d’entraînement.
Hubert Mansion
Fondateur de l'Université de la Nature
Julie Schadeck
Coordinatrice Générale de l’Université dans la Nature