Il y a du changement dans l'air au Luxembourg où les employeurs doivent revoir leur copie pour conserver les employés et attirer de nouvelles recrues. Est-ce la vague de la grande démission qui touche le pays ? Le Grand-Duché est-il particulièrement vulnérable dans ce contexte ? Nathalie Delebois, cofondatrice du cabinet DO Recruitment Advisors et coprésidente de FR2S - Federation for Recruitment, Search & Selection - nous répond.



Sustainability Mag : Comment voyez-vous la conjoncture actuelle du marché de l'emploi au Luxembourg ?

Nathalie Delebois : Malgré un taux de chômage qui remonte légèrement et un nombre d'emplois déclarés en inflexion, les volumes de postes à pourvoir restent très conséquents. L’une des raisons principales : les gens démissionnent beaucoup plus facilement qu'auparavant. C’est un effet post pandémie : beaucoup ont eu le temps de se poser des questions de fond, à savoir ce qu'ils voulaient faire de leur vie et de leur carrière. Aujourd'hui, les personnes veulent être en priorité épanouies dans leur travail. Elles démissionnent parfois sans avoir nécessairement un autre contrat derrière : c’est assez inédit ! Il y a quelques semaines, la FR2S a conduit un sondage et à la question « êtes-vous à l'écoute du marché ? », la réponse a été positive pour 60 % des sondés au Luxembourg...

Diriez-vous que la vague de grande démission a touché en partie le Luxembourg ?

Oui certainement. Mais dans une moindre mesure concernant les démissions effectives. Nous n’en sommes pas à la grande déferlante des 50 millions de départs qui a pris les États-Unis par surprise.

Ceci dit, en termes de projections, les indicateurs en matière d’intentions de démission sont inhabituellement hauts. L’une des dernières études de PwC indique qu’à la question « envisagez- vous de démissionner dans les douze prochains mois ? », les travailleurs luxembourgeois ont répondu par l’affirmative à 25 %. C’est plus que la moyenne mondiale (établie à 20 %) et aussi le plus haut pourcentage en Europe !

Le pays est-il plus à risque sur ce plan que ses voisins ?

Notre marché a de nombreux points forts et un package attractif, notamment au niveau du salaire, de la gratuité des transports, de la qualité de vie et surtout des très belles opportunités de carrières offertes. Mais cette attractivité et compétitivité du Luxembourg est aujourd’hui menacée. Il y a des points faibles : le coût du logement exorbitant, les déplacements encore difficiles depuis les pays voisins et la politique de télétravail inadaptée pour les nombreux transfrontaliers en raison des contraintes fiscales et de sécurité sociale. Au sein de notre cabinet, nous observons ainsi la tendance grandissante de personnes, par exemple basées à Metz, et qui préfèrent désormais travailler à Paris plutôt qu’au Luxembourg. Il existe donc un risque à moyen terme de fuite des talents vers leur pays de résidence où le rythme de travail hybride s’est largement démocratisé. Ce sont des points que notre fédération remonte particulièrement aux décisionnaires politiques. Garder le Luxembourg attractif par rapport aux pays voisins est un défi important, d’autant plus que plus de 40% des salariés au Luxembourg sont des frontaliers.

Cette versatilité des salariés est-elle selon vous une méga tendance ou un épiphénomène ?

C'est une méga tendance, qui se joue notamment au niveau générationnel. Nos aïeux travaillaient parce qu'ils n'avaient pas le choix, ils devaient subvenir à leurs besoins. Puis, la génération X a donné plutôt priorité à la sécurité de l’emploi et au confort de vie tout en se sentant redevable par rapport à son employeur. Les jeunes générations, elles ont une conception « Win-Win » du travail : avantages mutuels et réciproques entre l’entreprise et l’employé. Certes, elles veulent un salaire confortable, cela reste quand même au centre des préoccupations, mais à cela s'ajoute l’épanouissement professionnel et le bien-être au travail. Pour la génération Z en particulier, plus complexe à cerner, on peut même parler de lien affectif avec l’entreprise. Le salarié ne travaille pas uniquement parce qu’il se sent lié par un contrat de travail, il a besoin du sentiment d’appartenance. Passionnés et déterminés, les jeunes attendent d’une entreprise qu’elle leur ressemble et convienne à leurs multiples attentes. Ils affirment ne pas vouloir faire le même métier toute leur vie et ne se projettent d’ailleurs pas plus loin que deux ans pour imaginer leur futur !

On passe donc d’une conception pérenne de l’emploi, avec la même entreprise tout au long de la vie, à une jeunesse qui se tourne davantage vers de la diversification et du changement.

« Le rapport de force est clairement inversé aujourd'hui. Les candidats font leur marché du travail, et non l'inverse. »

Quels sont justement les signaux à écouter pour anticiper les décisions plus ou moins radicales de changement de carrière professionnelle ?

Il y a un certain nombre de signaux auxquels nous devons prêter attention. Les jeunes générations entretiennent désormais un rapport à l’entreprise plus nuancé et mettent incontestablement en avant l’importance d’un équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle.

Tous sondages confondus, sur le podium des raisons qui pousseraient un salarié à rester dans l’entreprise ou à la quitter, on retrouve le package salarial, l’épanouissement - incluant le bien-être au travail et l’équilibre vie privée / vie professionnelle -, et enfin l’intérêt du poste, y compris les opportunités d’évolution et la qualité du management.

Ce dernier point mérite de la vigilance. Les managers doivent être présents, aux petits soins, bienveillants, à l’écoute. Ils doivent comprendre l’importance de l'équilibre vie privée/vie professionnelle. Nous n'avons jamais eu autant de demandes de la part de nos candidats sur le nombre de jours de congés offerts par l'entreprise ou le lieu de travail. Il s’agit de sujets qui avant, ne faisaient même pas partie des discussions.

La qualité de vie au travail est au cœur des préoccupations. Les salariés veulent se sentir bien dans leur entreprise. Il est primordial de commencer par soigner l’onboarding. Il s’agit d’une étape que les structures ont encore tendance à trop négliger.
Le dernier sondage de la FR2S établit que 33% des salariés qui ont récemment changé d’emploi ne sont pas satisfaits de leur nouvelle situation. Cela signifie qu’ils sont susceptibles de démissionner très rapidement... D’où l’importance de créer des liens, de prendre en considération ses salariés dès leur arrivée.

Diriez-vous qu'aujourd'hui, le rapport de force entre employeur et employé est en train de s'inverser ?

Absolument. Dans notre jargon, nous parlons d’un « marché candidats » : ce sont eux qui font la pluie et le beau temps. Le rapport de force est clairement inversé aujourd'hui. Les candidats font leur marché du travail, et non l'inverse. Bien souvent, ils se retirent eux-mêmes du processus de recrutement, parce qu'ils n'ont pas aimé le dernier entretien avec le manager ou n'ont pas eu un bon ressenti... De petites erreurs de la part des dirigeants ou des managers peuvent coûter cher à l’entreprise, parce que cela n’envoie pas les bons signaux. Tout est important aujourd'hui pour soigner l'expérience des salariés, et cela commence même avant de les avoir officiellement recrutés.

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