Albert Moukheiber se penche sur le facteur humain dans la résolution du défi environnemental. Qu’est-ce qui, dans le fonctionnement de notre cerveau, explique notre difficulté à passer à l’action malgré un important niveau d’informations sur le sujet ? Comment s’analyse l’écart entre nos intentions et nos actions ? Que se passe-t-il, à l’inverse, dans le cerveau des écoanxieux ?


INTERVIEW

Sustainability MAG : Depuis quelques années, vous accueillez en consultation un nouveau type de patients et ceci vous interpelle tout particulièrement : les écoanxieux. Qui sont-ils ?

Albert Moukheiber : Je ne sais pas s’il y a un profil type de personnes écoanxieuses ou solastalgiques mais il est certain que j’observe des sensibilités idéologiques et politiques communes chez mes patients. Ce sont clairement des personnes davantage sensibles à la crise climatique. Le problème est qu’elles ne parviennent pas à se détacher du sujet, à passer à autre chose. On parle ici d’un niveau de handicap assez important.

La solastalgie module tout l'appareil psychique. Il ne s’agit pas juste d’anxiété ou de stress, cela impacte également profondément les habitudes, les cognitions sociales, ou encore la vie professionnelle. Il n’est pas rare en effet que mes patients envisagent une réorientation professionnelle vers un travail dont ils pensent qu’il a plus de sens. Ils remettent aussi fondamentalement en cause leurs modes de vie, questionnent les valeurs des personnes de leur cercle social, on observe ainsi souvent du ressentiment envers des proches. La solastalgie structure la personnalité et réorganise tous les aspects de la vie.

« La solastalgie module tout l'appareil psychique. Cela impacte profondément les habitudes, les cognitions sociales, ou encore la vie professionnelle. »


Qu’est-ce qui distingue tant cette pathologie par rapport à celles que vous traitiez jusqu’alors ? Est-ce un défi clinique ? 

C’est un défi dans le sens où la solastalgie se distingue des troubles anxieux tels qu’on les connait jusqu’à présent et qui correspondent principalement à deux cas de figure. Souvent, il s’agit d’une anxiété excessive vis-à-vis de choses qui ne sont pas réellement dangereuses. Par exemple la phobie sociale, qui est la peur du jugement des autres, où la personne va penser qu’elle est jugée négativement alors que ce n’est souvent pas le cas.

Il en va de même pour l’arachnophobie ou la claustrophobie. Avec la solastalgie, la peur du réchauffement climatique, si l’on suit les connaissances scientifiques actuelles en la matière, est une peur très légitime. C’est un vrai danger. On ne peut donc pas travailler en thérapie à une réorganisation des cognitions. Il est impossible éthiquement de dire au patient que tout va bien se passer et que sa peur est infondée. C’est une peur excessive d’un danger réel, d’un danger quasiment existentiel. En fait, c’est une pathologie adaptée. C’est comparable en ce sens au second cas de figure que l’on retrouve dans une dépression adaptive. C’est l’exemple typique d’une relation toxique où le problème vient de l’extérieur. Dans cette situation, on travaille en thérapie non pas pour que le patient ajuste sa perception et aille mieux ainsi, mais afin qu’il mette fin à la relation toxique.

Pour résumer, en thérapie nous travaillons sur deux piliers principaux : soit nous travaillons pour restructurer les cognitions de la personne qui a une mauvaise perception de la situation, soit nous cherchons à ce que la personne change son environnement car sa perception est adaptée. Clairement, avec la solastalgie, nous sommes dans le second cas où il faudrait changer la situation. Mais, s’agissant du réchauffement climatique, la personne n’a pas, à titre individuel, une emprise significative. Elle subit en permanence. D’où le défi.

Des études émergent sur le traitement de la solastalgie. Que montrent-elles ?

Elles se penchent souvent sur le désengagement intentionnel. Cela consiste à reconnaître le danger comme bien existant, mais chercher à ce que le patient ne soit plus paralysé par cet enjeu dans sa vie quotidienne. L’idée est de maintenir la fonctionnalité malgré le côté légitime de la peur. Par exemple, faire comprendre que se couper de ses relations sociales ne va pas changer le problème. Il s’agit ici plutôt d’une illusion d’action. Ce sont des thérapies de soutien qui existent déjà mais dont les méthodes ont été adaptées au sujet du changement climatique.

Arrêtons-nous sur l’une des causes de cette anxiété, à savoir notre inaction collective face à un constat alarmant. Qu’est-ce qui explique, du point de vue du neuroscientifique, notre incapacité à agir ?

C’est un sujet complexe et il y a plusieurs facteurs.
Il convient de séparer les facteurs individuels des ressorts collectifs. Sur le plan de l’individu, il a de multiples biais qui expliquent cette inaction. On peut citer le biais d’optimisme, la difficulté à changer ses habitudes, ou encore le biais du moment présent. Il y a aussi l’illusion de connaissance - nous croyons connaître le sujet alors que ce n’est pas le cas -, le technosolutionnisme - nous ne nous inquiétons pas car la technologie, pensons- nous, règlera tout-, l’impuissance acquise - nous avons fourni des efforts mais sans résultat visible, alors nous cessons d’agir -, ou encore le biais de norme sociale - nous faisons comme les autres qui ne changent pas leurs habitudes -. Mais cela est assez secondaire par rapport aux facteurs plus systémiques et structurels qui sont notamment liés à notre modèle de société de consommation. Si nous voulons moins prendre l’avion mais que les offres des compagnies low-cost sont toujours moins chères, si nous souhaitons réduire notre consommation électronique mais que nous sommes assaillis de publicités vantant les derniers téléphones lancés sur le marché... ce sera très difficile. Nos biais cognitifs restent avant tout contextuels.


« Nos biais cognitifs restent avant tout contextuels. »


Peut-on justement changer la donne en se jouant de nos biais ? Le nudging, qui incite par de petites astuces à un changement de comportement, est-il efficace ?

Le nudging est efficace pour des situations très circonscrites et souvent, on observe une extinction de son effet après un moment. C’est une fausse bonne solution. Oui, c’est intéressant d’avoir ces coups de pouce pour que nous jetions nos mégots au bon endroit ou que nous évitions de prendre trop de papier dans les toilettes, mais ce sont à mon avis des illusions d’action.

Ce ne sont pas ces mesures qui vont enrayer la situation dans laquelle nous nous trouvons, et surtout, nous risquons d’observer des effets rebond : ces petites actions vont donner à l’individu l’illusion qu’il fait déjà assez d’efforts et qu’il peut s’autoriser un voyage en avion au Pérou ! Il faut une réponse plus systémique.

L’important en réalité est d’influer largement sur les croyances de l’individu pour que le passage à un changement systémique, via l’outil législatif par exemple, soit accepté. Nous pouvons imaginer par exemple que la loi visant à interdire le tabac dans les lieux publics aurait été très mal reçue par la population, si celle-ci n’avait pas été sensibilisée au préalable aux dangers de sa consommation. Une fois que la phase de pédagogie, de compréhension des enjeux au niveau individuel est passée, il faut enclencher un changement de normes. Concernant la question du changement climatique, cette sensibilisation est déjà faite ; nous voyons bien dans les sondages cette préoccupation pour le sujet. Il est donc temps d’insuffler un changement systémique.

En somme, les facteurs systémiques jouent un rôle plus important que les facteurs individuels. Ce n’est donc pas notre cerveau le grand coupable ?

Pas du tout ! Ce n’est clairement pas notre cerveau le grand coupable.

Ce n’est pas la faute de notre striatum ou encore de nos neurotransmetteurs, contrairement à ce que certains peuvent prétendre ! Si c’était la faute de notre cerveau, nous ne serions pas capables de nous arrêter de fumer, de nous mettre au sport, de veiller à une bonne alimentation... car il y a beaucoup de biais communs en jeu.

Une telle approche peut être qualifiée de réductionnisme biologique. Elle accorde une part trop importante aux limites intrinsèques de l’individu. La survalorisation de l’échelle individuelle invisibilise les systèmes.

Albert Moukheiber

                                                       

    

Docteur en neurosciences cognitives, psychologue clinicien, et membre d’ACTE LAB, collectif de chercheurs travaillant sur l’approche comportementale de la transition écologique. Il est également co-fondateur du collectif CHIASMA dédié à l’analyse de la fabrique des opinions.

à lire et à voir
Albert Moukheiber
Votre cerveau vous joue des tours Allary Édition, 2019.
Climat : mon cerveau fait l’autruche. Un film documentaire de Raphaël HITIER (ARTE, 2022).