Photo : Patagonie - Lucas Santucci



S’entretenir avec Christian Clot relève quasiment du miracle. Son obsession ? Évoluer en milieux extrêmes, se confronter aux situations dites « limites » pour comprendre les mécanismes d’adaptation de l’individu à des environnements hostiles. Depuis vingt ans, il brave les éléments pour mieux comprendre la nature humaine et sa capacité à faire face aux crises et mutations majeures. Exploration.




Sustainability Mag : À votre palmarès, vous avez réalisé une première mondiale en traversant successivement quatre milieux considérés comme les plus hostiles au monde. Plus récemment, vous vous êtes également enfermé dans une grotte pendant 40 jours avec une quinzaine de volontaires. Pourquoi cette recherche de l’extrême ?

Christian Clôt : Cela fait bien des années que je mène des expéditions diverses et variées dans des conditions que l’on peut considérer en effet comme extrêmes, à savoir qui poussent l’humain dans ses retranchements les plus lointains. 

La grande question qui m’occupe est la suivante : qu’est-ce qui fait qu’un humain peut ou non faire face à des conditions complexes et nouvelles ? Qu’est-ce que veut dire la gestion de situations de crise, pour le cerveau à titre individuel, mais aussi en groupe ?

Il est difficile d’éclairer ce sujet, car la plupart des explorateurs ne documentent pas ces moments de difficulté auxquel ils sont soumis. Ils en reconstituent le récit seulement a posteriori avec les approximations de leur mémoire. Les méthodes existantes de compréhension de l’adaptation face aux crises ne sont ainsi basées que sur des systèmes de Retex, à savoir des récits mémoriels de retour d’expérience, et elles manquent cruellement d’informations très précises sur la façon dont l’individu a vécu concrètement la situation complexe. J’ai donc voulu monter dès 2005 des études qui permettaient d’établir une documentation beaucoup plus directe. En 2014, j’ai créé le Human Adaptation Institute qui permet d’aller encore plus loin, de pousser la recherche en partant de la physiologie corporelle mais aussi de la neurocognition.

Nous utilisons donc les expéditions comme un support de laboratoire pour pouvoir étudier des personnes en situation de crise - moi-même ou des groupes -, parce que les expéditions signifient forcément des conditions extrêmement complexes. L’étude a lieu avant, pendant et après la crise. Cela permet de suivre l’ensemble de la transformation cognitive que subit un humain lorsqu’il est confronté à un changement.

Photo : Lucas Santucci

D’où votre titre d’explorateur-chercheur ?

Oui, et j’y tiens parce que je pense qu'il est important de revenir aujourd'hui à la base de la recherche. Celle-ci doit passer par l'exploration, par la quête de compréhension d’univers que nous ne connaissons pas ou peu. L’exploration n’est pas seulement territoriale. Elle concède l’idée que nous ne savons pas tout, qu’il faut continuer d’accroître nos connaissances, là où on entend souvent que l’on a tout vu et qu’il n’y plus rien à découvrir. Le cerveau est un univers en soi, et l’idée est de pénétrer ce monde tel Magellan qui partait sur son bateau sans savoir où il allait mais qui, un jour, découvrit le Pacifique.

Justement, que mesurez-vous dans le cerveau humain ?

Nous tentons de comprendre tout ce qu’une personne vit lorsqu’elle est confrontée à un environnement hostile.

L’Homme est avant tout un élément biologique avec des microbiotes, des neurones, des synapses, des sensorialités, des émotions. Nous mesurons donc ces données-là à travers des gélules à avaler pour identifier la température centrale, des systèmes d’actimétrie pour observer les mouvements, ou encore des systèmes de suivi cardiaque et encéphalographique.

L’autre caractéristique humaine est sa capacité à vivre en groupe. Ici, nous cherchons à comprendre comment le groupe met en place un système organisationnel fonctionnel à même de répondre aux conditions nouvelles.

Enfin, et c’est un point constamment oublié, il est clef de comprendre le milieu écologique en soi, ses caractéristiques techniques, sa température, son humidité, sa pression et potentiellement les échanges gazeux qui peuvent exister entre différentes unités vivantes. Ce milieu dans lequel l’humain baigne a un impact très significatif.

Notre objectif est de décrypter tous ces paramètres pour comprendre pourquoi et comment l’humain va ou non mettre en œuvre un mécanisme de transformation.


Photo : Human Adaptation Institute

Comment le cerveau se transforme-t-il en situation extrême ? Y a-t-il un avant / après notable ?

Oui, très clairement. Sur une quarantaine de jours, qui correspond à notre période de travail aujourd’hui, nous voyons clairement la plasticité cérébrale se mettre en œuvre.

C’est un des résultats forts de l’expérience « Deeptime » que nous avons menée. En moyenne sur les quinze individus observés, 8,8% de la masse grise du cerveau a été modifiée. Il s’agit d’une masse dynamique qui revient à son état initial quelques temps plus tard. C’est un cycle plastique extraordinaire. D’autres parties de masse vont, elles, se transformer de manière pérenne, c’est un sujet que nous étudions également de près et dont nous publierons les résultats ultérieurement.

Pour répondre à des situations complexes, le cerveau doit faire des choix. Lorsque l’individu est soumis à l’anomie temporelle par exemple, son cerveau doit travailler énormément pour résoudre le problème qui lui est posé. Il renonce alors à certaines fonctions, comme la mémoire à court terme, pour prioriser d’autres fonctions de projection mentale ou de gestuelle par exemple. On observe ainsi une diminution de masse dans des zones fonctionnelles jugées peut-être un peu moins importantes pour la situation, et à l’inverse une augmentation des zones plus spécifiques sollicitées.

Ces générations et destructions neuronales ne se font pas sans coût énergétique. Face aux situations de fort changement, le cerveau est souvent soumis à une fatigue cognitive qui affecte sa capacité décisionnelle. Il n’est pas une machine absolue, il bugge et a besoin de repos.

40 jours sur terre : En avril 2021, ils sont quinze à volontairement s’enfermer dans une grotte ariégeoise pendant 40 jours. Une mission emmenée par Christian Clot et baptisée Deeptime. Le but : essayer de mieux comprendre la dynamique d’un groupe dépourvu de repère temporel. « Avec les confinements successifs que nous avons vécus, nous avons vu qu’il y avait un décalage cognitif sur la perception du temps devenant de plus en plus important. Nous avons voulu investiguer cette notion en recréant une anomie temporelle profonde, en plaçant des individus en milieu naturel sans source de lumière et sans montre. » explique l’explorateur-chercheur.
Photo : Human Adaptation Institute

Et nos émotions ? Comment jouent-elles sur notre capacité à réagir face à un environnement extrême ?

C’est un sujet extrêmement complexe car la quantité de travaux aujourd’hui sur cette question reste faible. Il est très difficile de mesurer l’émotion mais on commence à comprendre certaines choses, et avant tout que nos décisions sont bien présidées d’une émotion. Les émotions sont de plusieurs ordres. D’une part, il existe toutes les émotions de sensations structurelles, qui surgissent par les sens. L’individu essaie en général de les rationnaliser au maximum pour pouvoir les utiliser à bon escient.

D’autre part, nous ressentons des émotions de projection-perception comme la peur, le plaisir, l’émerveillement. Elles sont très puissantes et ont un impact dans la construction structurelle de l’appréhension nouvelle du monde que la personne vit. En effet, lorsque l’on a besoin de se redonner espoir dans une situation difficile, afin de se sentir en capacité d’agir, une émotion de type « émerveillement » sera bien plus efficace pour se construire un futur qu’une émotion de peur qui va potentiellement enfermer la personne dans un mode de repli ou de rejet.

Pour parvenir à se stabiliser dans un nouveau système et donc à prendre des décisions efficientes, une capacité de projection future est nécessaire. Si on perd cette capacité, on commence à voir toute une chute cognitive se mettre en place. Cela a été le cas pendant la Covid lors du confinement pour beaucoup de gens. En France, 40% de la population environ avait perdu cet intérêt à se projeter. Il y avait clairement un besoin de trouver une solution, mais pour de nombreux individus, puisqu’ils n’avaient plus de projection mentale future, ils s’accrochaient à la première solution présentée, forcément simpliste, comme le développement du complotisme par exemple. Il est important de casser cette mécanique et de retrouver une capacité de projection, et ça ne vient qu’avec des émotions positives comme l’émerveillement.

Photo : Human Adaptation Institute

« Pour parvenir à se stabiliser dans un nouveau système et donc à prendre des décisions efficientes, il faut une capacité de projection future. Si on perd cette capacité, on commence à voir toute une chute cognitive se mettre en place. »

Et ça, vous l’avez vécu concrètement lors de vos expéditions...

En effet, je l'ai vécu personnellement à plusieurs reprises. Pour tout vous dire, je suis encore en vie pour deux raisons : l'acceptation et l'émerveillement. L’acceptation de la peur d’abord. Il est utile de se servir de ses peurs comme un outil d’apprentissage. C’est un signal d’alerte qui doit être compris et permet de travailler sur le danger potentiel. La peur ne doit pas être comprise comme un blocage.

Et bien sûr l’émerveillement. Chaque défi dans une expédition est résolu par un émerveillement : parce que tout à coup, un nuage dans le ciel me plait, un animal magnifique passe sur la glace, ou parce que je réussis enfin à atteindre un objectif que je m’étais fixé comme d’arriver sur un sommet... Mais ça peut être aussi un imaginaire. Si je suis bloqué depuis des jours dans ma tente, je génère l’état d’émerveillement par la pensée en imaginant une situation dans laquelle j’aimerais me trouver ou une personne avec qui je pourrais être.

De l’observation ravie d’un petit insecte à la joie de grimper sur l’Everest, du plus ténu au plus impressionnant, l’émerveillement peut être partout. Un travail essentiel consiste à chercher ce qui nous procure ces moments de plaisir. Il est vrai que c’est une approche d’autant plus difficile quand on est en perte d’énergie et face à des défis majeurs.

Aux quatre extrêmes : Désert iranien, montagnes de Lakoutie, canaux marins de Patagonie et forêt tropicale brésilienne. Ce sont les quatre milieux considérés comme les plus hostiles de la planète et parcourus successivement en solitaire par Christian Clot d’août 2016 à fin février 2017. Au programme de cette série de 4 X 30 jours, un suivi scientifique inédit pour étudier les capacités d’adaptation de l’Homme lorsqu’il évolue à + 60 ou -60°C, avec 2 ou 100% d’humidité !

En mettant l’accent sur la perte de contrôle ou encore la vulnérabilité, vous envoyez valser le mythe du surhomme et notre rapport de domination de la nature pourtant souvent associé dans l’imaginaire collectif aux aventuriers comme vous...

Bien sûr. Les explorateurs, avec l'expérience, ont tous largement dépassé le cap de se sentir forts !

La nature dépasse largement toute compétence humaine, et il faut en prendre acte. La capacité d’acceptation est essentielle. L’humain est fragile, il est mal adapté à la plupart des milieux sur Terre et terriblement faible face à des situations extrêmes. Nous ne sommes pas ces oursons d’eau, les tardigrades, qui résistent à tout !

C’est en réalité la compétence collective des humains qui nous a permis depuis toujours de surmonter ensemble les défis, plus que les capacités d’un individu aussi fort soit-il. Voyez le génie humain en Iran, qui a permis de construire la cité entière de Yazd dans un désert absolu, où la population parvient à vivre à des températures bien plus supportables que les 50°C du désert voisin.

Ainsi, vous appelez à un nécessaire « changement  de paradigme cognitif » afin de vivre en harmonie avec notre environnement et non en opposition avec lui...

Oui. Nos sociétés occidentales ont largement rompu avec la réalité territoriale du milieu. Nos systèmes corporels et cognitifs ont été fragilisés.

Il n’est plus nécessaire aujourd’hui de se thermoréguler par exemple, chauffage et climatisation ont été inventés. On a substitué des systèmes technologiques à ce qui était au départ des fonctions physiologiques, à tel point que nous en avons perdu la compréhension fine de notre environnement.

C’était tout à fait observable dans l’expérience « Deeptime » par exemple. Les personnes qui se réveillaient, en l’absence d’indication technologique de l’heure qu’il était, devaient solliciter des fonctions corporelles oubliées pour se situer dans le temps.

Globalement, pour retrouver une meilleure compréhension de notre environnement que l’on doit protéger, il est crucial de rétablir ce rapport à la nature. C’est aujourd’hui une priorité et ça questionne la végétalisation des villes, des écoles, la capacité des humains à passer concrètement du temps dans la nature... Bref, toutes ces choses que nous avons complètement perdues dans la société occidentale.

Photo : Iran - Lucas Santucci

Vos travaux sont particulièrement d’actualité avec la multiplication des événements climatiques extrêmes et d’autres crises et basculements majeurs. On parle beaucoup de résilience, vous, vous préférez le terme d’adaptation. Expliquez-nous.

Il y a une certitude : tant que l’on parle de résilience et uniquement de résilience, on attend qu’un événement soit passé et on fait en sorte de se remettre en adéquation avec la nouvelle situation a posteriori. Cela signifie que l’on attend que le drame soit présent. Moi je pense que nous devons travailler aujourd'hui sur l'adaptation anticipative, cette capacité à se transformer préalablement aux événements pour minimiser les impacts qu’ils peuvent avoir sur nous. Lorsque l’événement surviendra, nous aurons déjà mis en œuvre des premières étapes qui nous permettront d’aller plus vite dans l’ajustement aux nouvelles conditions et la recherche de solutions.

Aujourd’hui malheureusement, nous sommes encore toujours dans la réaction d’abord, puis la résilience ensuite. En réalité, ce mécanisme s’explique parce que c’est finalement ce qui est le plus facile pour notre cerveau car cela élimine la notion de choix. Au sein de l’Institut, nous travaillons actuellement à repositionner l’adaptation anticipative comme un levier de construction future afin que nous ne fassions plus de la résilience la solution. La résilience peut permettre à un individu de moins mal vivre un événement passé, mais nullement à une collectivité de construire son futur. Il s’agit désormais de ne pas attendre la crise.

Photo : Amazonie - Lucas Santucci

Vous accompagnez des migrants également, des populations qui sont par définition les plus confrontées au changement. Qu’avez-vous appris à leurs côtés ?

Qu’est-ce qui demande plus de changements que quelqu’un qui doit quitter tout ce qui a constitué sa vie pour tenter de se réinstaller dans un nouveau territoire dont il ne connait souvent ni la langue, ni les us et coutumes et dans lequel il ne va pas forcément être le bienvenu ? Imaginez les migrants qui partent du Guatemala, du Honduras ou du Salvador pour aller au Texas ! Ils doivent traverser des forêts tropicales, faire face à la mafia, à des polices, passer des jours sans manger... Qu’est-ce qui leur permet malgré tout d’effectuer ce trajet sur le papier impossible ? L’arrivée dans le nouveau territoire est également très instructive, avec tout l’effort mental que cela suppose de se faire accepter, de pouvoir s’y adapter.

Vivre avec des personnes migrantes est sans doute ce qui nous apprend le plus sur la mécanique adaptative car ce sont des personnes qui sont souvent, malgré ce que l’on entend parfois, ultra adaptatives et qui génèrent des compétences étonnantes quand on leur en donne la possibilité. On sait désormais qu’il y a des millions de personnes amenées à migrer dans un futur proche en raison du climat, il est donc essentiel de se poser fondamentalement la question de ce que signifie migrer.

Photo : Sibérie - Lucas Santucci

Quelle est votre prochaine aventure ?

D'ici l’été prochain, nous emmenons une équipe de 20 personnes issues de milieux tempérés, 10 femmes et 10 hommes, dans plusieurs environnements climatiques hostiles. Nous allons analyser non pas un cerveau mais plusieurs cette fois, et surtout les dynamiques de groupe face aux crises et aux milieux dits extrêmes. En réalité, il faut bien se rappeler que ces extrêmes seront nos températures dans 30 ans en Europe, d’où l’intérêt d’étudier la question !

S’il y avait une idée à retenir, qu’est-ce qui nous manque afin de trouver les solutions pour demain ?

Changer les systèmes éducatifs pour changer les comportements. Aujourd’hui, à part quelques exceptions, aucun pays n’a compris la nécessité d’un enseignement lié aux nouvelles conditions de vie. Pourtant l'humain a des ressources extraordinaires. Il est capable de s'adapter. 

Christian Clot

Depuis plus de vingt ans, l’explorateur-chercheur Franco-Suisse Christian Clot se consacre à l’exploration et à la recherche scientifique. Il a monté et dirigé des expéditions sur tous les types de terrains terrestres et marins. Depuis 2015, il dirige le Human Adaptation Institute, qui étudie les capacités humaines d’adaptation cognitives et physiologiques en situation réelle. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, films et vice-président de la Société des explorateurs français (SEF).