Credit: Bob Beale

Glenn Albrecht est à l’origine de nombreux néologismes, dont le désormais connu « solastalgie », mettant le doigt sur ce sentiment grandissant de détresse psychique face à la destruction de notre environnement. Aujourd’hui, le philosophe australien propose une alternative au catastrophisme ambiant et aux rhétoriques de fin du monde. Il appelle à une révolution des émotions, grâce notamment à un travail sur le langage, pour entrer dans ce qu’il nomme « le Symbiocène ». Explications.


INTERVIEW


Sustainability Mag : Vous vous définissez comme un fermier-philosophe, « fermosophe », pourquoi donc ?

Glenn Albrecht : Quand j’ai pris ma retraite, j’ai décidé d’être proche de la nature en Australie et je vis aujourd’hui dans la campagne de Nouvelle-Galles du Sud, non loin de Newcastle. Mon souhait est d’être aussi autosuffisant que possible et d’appliquer à ma vie personnelle ce que j’ai enseigné à mes étudiants en termes de développement durable. J’essaie à ma façon de reprendre la manière de vivre de mes grands- parents dans le sud-ouest de l’Australie. Ils avaient un mode de vie autosuffisant des plus extraordinaires : ils cultivaient toute leur nourriture, produisaient leur propre électricité et récupéraient leur eau. Ainsi, mon titre de « fermosophe » exprime cette idée d’allier ma carrière de penseur environnemental, écrivain et universitaire avec cette recherche d’autosuffisance qui suppose d’utiliser ses mains. L’idée de combiner le travail de la terre et le travail cérébral peut sembler utopique, mais je pense y être parvenu dans une certaine mesure. En réalité, je me sens mal à l’aise quand je suis trop détaché de la nature. Dans le cadre de mon travail en tant que chercheur en sciences sociales et philosophe, j’ai mené des recherches sur des personnes en détresse et des zones dévastées, mais travailler et vivre personnellement dans ce genre de désolation serait trop dur pour ma santé mentale. Ma ferme est un refuge, c’est un lieu de fuite. C’est presque un antidote à mon concept de Solastalgie.

"J’essaie désespérément de nous faire sortir de l’âge de la Solastalgie, vers quelque chose qui, à mon avis, est de loin plus intéressant, plus beau, et donne un sens et un but à nos vies et à la vie de nos enfants."


Précisément, vous avez inventé le concept de Solastalgie, un terme désormais largement utilisé pour décrire l’expérience vécue de désolation et d’impuissance face à la destruction d’un lieu aimé. Ce ressenti va malheureusement grandissant. Il n’y a pas de doutes, nous sommes désormais pleinement entrés dans l’ère de la Solastalgie ?

Vraiment, oui. J’ai écrit un article portant ce titre en 2012 et une décennie plus tard, la situation est sensiblement pire. Le climat s’est considérablement détérioré en dix ans et nous n’avons toujours pas abordé la cause réelle du problème, à savoir les émissions de carbone. Aujourd’hui, l’état de la planète est incroyablement problématique et risqué. La tension est extrêmement élevée. Au-delà de la question du changement climatique, le monde s’est développé selon un modèle de capitalisme qui a pris des proportions gigantesques. Aujourd’hui, nous ne constatons plus la destruction des biomes ou des écosystèmes à un niveau local ou régional, mais à l’échelle planétaire. C’est la réalité que revêt le terme « écocide ». Nous souffrons déjà des dégâts que nous avons causé à la Terre. Si cela va plus loin, nous sortirons de l’âge de la Solastalgie, pour entrer dans quelque chose de presque indescriptible et, pour des personnes comme moi, d’impensable.    

Cependant, les personnes agitant le chiffon rouge de l’éco- apocalypse sont focalisées sur le fait de regarder ce qui va mal. Au contraire, j’essaie désespérément de nous faire sortir de l’âge de la Solastalgie, vers quelque chose qui, à mon avis, est de loin plus intéressant, plus beau, et donne un sens et un but à nos vies et à la vie de nos enfants. Je veux que l’âge de la Solastalgie se termine et j’aimerais que ce concept devienne obsolète aussi tôt que possible.

Avez-vous, puisque vous vivez en Australie, observé que les feux de forêts qui ont ravagé le pays ont déclenché une vague de Solastalgie particulière au sein de la population ?

Oui, nous avons eu un épisode d’incendies catastrophiques de 2019 jusqu’à la fin de l’été en 2020, qui a ravagé une partie colossale de l’Australie. Des créatures, petites et grandes, ont été tuées en masse. Être témoin d’un tel désastre dans son propre pays est une déferlante de changement si puissante qu’il devient presque inadéquat de parler de Solastalgie pour décrire la détresse que les gens ressentent face à ce qui se passe sous leurs yeux. Cela va au-delà de la Solastalgie, vers ce que j’appelle le tierratrauma (le traumatisme de la Terre). Ceci s’explique car j’ai défini la Solastalgie comme un état chronique qui survient par exemple avec la sécheresse ou l’exploitation minière ; ce sont des expériences vécues de changements qui vous frappent graduellement chaque jour, chaque nuit, 365 jours par an, pendant des décennies. Les incendies, eux, sont profondément traumatisants, ils tuent et brûlent brutalement. Malheureusement, ce traumatisme se ressent encore dans la vie des gens deux ans plus tard. Certains vivent encore dans des caravanes et ont un mode de vie très perturbé.

Ces incendies ont illustré la puissance du changement qui nous guette désormais. Mais soyons honnêtes, la plupart des Australiens semblent rester impassibles même face à un traumatisme de cette ampleur. Deux ans après cette tragédie, nous prétendons pouvoir passer à autre chose. Nous pouvons nous laisser distraire par n’importe quoi, si ce ne sont les problèmes qui ont réellement besoin d’être traités.

Au-delà du concept de Solastalgie, votre dernier livre définit de nombreux nouveaux termes tels que l’éco- paralysie, la soliphilie, ou le ghedeist, ... Pourquoi était-il important de réinventer un lexique complet pour décrire ces fameuses émotions de la Terre ?

Premièrement, en tant que professeur de développement durable, j’avais déjà une conscience aigüe du fait que les concepts que nous utilisions, comme le développement durable ou la résilience, faisaient partie du langage du système-même que nous essayions de transformer. La résilience en particulier, est devenue une façon de décrire la manière dont les industries conduisent leurs activités, qui n’est, me semble-t-il, techniquement pas durable, mais qui est pourtant présentée comme louable par les sociétés de relations publiques ou la publicité. Le langage dont nous disposons a été approprié et détourné par les forces-mêmes qu’il s’agit de changer. Là est le problème.

Deuxièmement, notre langage évolue avec nous. Notre monde est nouveau de par ses défis ; ceux-ci appellent à un langage suffisamment puissant pour y faire face. Mon travail de penseur créatif a été de dire : le monde dans lequel nous vivons n’est pas décrit de manière adéquate par les langues que nous possédons. À ce titre, le philosophe Wittgenstein a affirmé un jour que la limite du langage d’une personne est la limite de son monde. Et bien, si nous élargissons notre langage, cela nous permet de mieux comprendre ce qui se passe autour de nous.

Ainsi, je fais deux choses avec ce langage : je perturbe le vocable avec lequel nous sommes à l’aise, et j’insère de nouveaux concepts qui encouragent les gens à repenser la position qu’ils tenaient auparavant. Le langage est un moyen puissant de créer l’inaction ou l’action, puisqu’il génère des émotions. Le mot « émotion » vient en fait de cette même base linguistique : « mouvoir ». Les émotions sont ce qui vous fait vous mouvoir.

Mon espoir est de permettre l’avènement d’un réel changement, de générer une vision du futur si convaincante que les gens voudront y parvenir, qu’ils voudront faire quelque chose pour l’atteindre, plutôt que de seulement critiquer les écueils du passé sans agir.


"Les émotions sont ce qui vous fait vous mouvoir."


Vous appelez de vos vœux le passage à une nouvelle ère : le Symbiocène. Comment celui-ci se caractérise-t-il ?

Les humains ont aujourd’hui créé un système de consommation et de production gigantesque et globalisé qui impacte le monde et modifie le climat. Après la sixième grande extinction, nous sommes en route pour la septième, c’est-à-dire, l’extinction de notre espèce. L’anthropocène est une ère dans laquelle les humains en sont venus à dominer la planète sur tous les plans : le climat, la géologie, les océans, absolument tout... Quand j’ai pris conscience du fait que cette période de domination humaine était si puissante et tant capable d’anéantir tout ce qui avait de la valeur dans la vie, je me suis interrogé : quel est l’opposé ? Pourquoi ne pas commencer à penser une période, dans un avenir proche, où nous pourrions réintégrer la vie, là où la symbiose avec d’autres formes de vivant serait la norme ? Plutôt que l’extraction, plutôt que l’exploitation, en bref plutôt qu’une relation parasitaire. Il ne nous est pas si difficile d’imaginer un état dans lequel nous pourrions nous reconnecter au reste de la vie, car c’est cette même vie interconnectée dont nous avons émergé en tant qu’espèce.

Cependant, nous ne pouvons pas le faire en retournant à la caverne ou par atavisme. Nous devons présenter un nouveau mème où cette réintégration devient une expression de ce que nous sommes en tant qu’humains, en tant qu’Homo sapiens. Nous sommes censés être des singes sages, intelligents et créatifs. Jusqu’à présent, nous avons montré à quel point nous sommes stupides. Mais nous sommes capables de beaucoup mieux.

Crédit : Shutterstock

Mine de charbon à ciel ouvert dans la Hunter Valley, en Australie. Glenn Albrecht a passé une grande partie de sa carrière à étudier les effets de la dévastation environnementale dans cette région sur les populations locales. C'est de ce constat qu'est né le terme "Solastalgie".

Ne serait-ce pas accueilli par beaucoup comme une vision utopique ?

L’idée de la réintégration de la psyché humaine, du corps, de la culture, de la technologie, avec le reste de la vie semble être une vision impossible et utopique. Mais ici, je contre-argumente que la vision utopique est en fait celle dans laquelle nous nous trouvons actuellement, à savoir l’Anthropocène. Nous ne pouvons pas perpétuer cette ère, elle s’autodétruira.

Le Symbiocène offre un aperçu de l’avenir, qui est basé sur la science. Il n’est ni utopique, ni idéaliste ; il est basé sur quelque chose qui peut délivrer un antidote à toutes les émotions psycho-terratiques négatives que nous pouvons éprouver. Il donne la possibilité de diminuer ou d’éliminer l’éco-anxiété, l’éco-paralysie, la Solastalgie ou le tierratrauma. Comment pouvons-nous retrouver nos liens positifs à la Terre ? Où sont nos liens émotionnels forts avec notre foyer, la Terre ? La création du Symbiocène apporte des réponses à ces questions.

Selon vous, il est donc essentiel de transformer les émotions négatives telles que la Solastalgie en émotions positives. Vous appelez à une révolution des émotions, une révolution à la fois conceptuelle et émotionnelle...

La guerre des émotions est quelque chose que nous devons traverser maintenant. C’est cathartique. L’espèce humaine a besoin de voir qu’il existe une voie alternative qui est bien meilleure que la mort, la maladie et l’effondrement. La plupart d’entre nous veulent bien sûr le contraire, non seulement pour nous-mêmes mais aussi pour les générations futures. La première étape consiste à créer une vision de l’avenir, qui inclut par exemple l’obtention d’énergie à partir de bactéries ou la construction de bâtiments à partir de champignons qui se réparent seuls. Le point crucial est de commencer à imaginer ce qu’est le Symbiocène et de vivre dans cet état, au lieu d’essayer de continuer à survivre dans un Anthropocène qui devient de plus en plus laid et violent.

J’ai une image très claire de ce à quoi devrait ressembler l’avenir. Je sais comment et où je veux vivre dans vingt ans, et c’est aussi là que j’aimerais que mes enfants et mes petits-enfants se trouvent. Je veux partager cela avec tous ceux qui sont prêts à écouter. On trouve nombre de bons commentateurs pour dépeindre une vision apocalyptique de l’avenir, mais en réalité, la chose la plus importante à faire est de dessiner une vision d’un futur positif, atteignable et fondé sur la science, qui sera bien meilleur pour nous tous et pour le reste de la vie sur cette planète.


"Pourquoi ne pas commencer à penser une période, dans un avenir proche, où nous pourrions réintégrer la vie, là où la symbiose avec d’autres formes de vivant serait la norme ?"


Êtes-vous plutôt optimiste aujourd’hui quant à notre capacité à mettre en œuvre les moyens pour passer à l’ère du Symbiocène ?

Oui, je le suis. Avant tout, comme je l’ai mentionné précédemment, nous avons besoin de faire avancer les débats émotionnels et intellectuels. Nous ne sommes pas une espèce unique et isolée ; nous n’existons pas dans un environnement que nous contrôlons. Il y a une critique importante qui doit être faite sur notre sentiment de supériorité humain et les privilèges que nous nous octroyons.

Aussi, une priorité claire est d’arrêter le dérèglement climatique catastrophique. D’ici 2030, nous devons convertir l’énergie fossile en énergie renouvelable, pour au minimum ne pas générer encore plus d’émissions carbone. Il ne faut pas oublier que nous allons également continuer d’extraire et exploiter, par exemple, du lithium et d’autres métaux rares, entretenant ainsi une relation parasitaire avec la nature. Ces technologies d’extraction ne sont pas la solution d’avenir, mais des solutions de transition indispensables avant que nous puissions atteindre le Symbiocène.

C’est pourquoi il est également vital de réorienter la recherche universitaire et privée. Celle-ci doit résoudre le problème de la reconnexion de nos vies technologiques et intellectuelles avec le monde symbiotique. Sujet d’importance, nous devons aussi utiliser notre intelligence pour créer les conditions nous permettant de commencer à contrôler volontairement notre population.

En résumé, nous devons consacrer notre temps, nos ressources, notre énergie, et notre intellect à des actions et des technologies qui nous reconnectent à la nature. Par exemple, aux matériaux qui sont en harmonie avec le reste de la vie, qui sont biodégradables, ou qui peuvent même être consommés quand nous avons fini de les utiliser. Ce sont là des idées qui existent aujourd’hui. Il ne s’agit pas de science-fiction. Mais nous n’y consacrons pas assez d’énergie et d’investissements. Comme je l’ai dit, ce sont les émotions qui font se mouvoir les gens, pas les faits scientifiques. Mais si vous pouvez allier science et émotions, vous trouverez une motivation puissante au changement. Et c’est exactement ce que je m’efforce de faire.

Glenn Albrecht - Philosophe et auteur

Philosophe australien, Glenn Albrecht se consacre aux problématiques environnementales. Il innove dans le domaine de la recherche sur les problèmes de santé mentale « psychoterratiques », c'est-à-dire liés à la Terre. Ancien professeur à l’université de Murdoch, membre honoraire de l'école de géosciences de l'université de Sydney, il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages.

                                                       

    

à lire et à voir
Glenn Albrecht
Les émotions de la Terre - Des nouveaux mots pour un nouveau monde, Ed. Les Liens Qui Libèrent, 2020.