Photo : Jean Jouzel

« Si on ne fait rien pour lutter contre le réchauffement climatique, il sera difficile d’avoir un développement harmonieux de nos civilisations »


INTERVIEW

 

Sustainability MAG : Vous êtes paléo-climatologue, « historien du climat ». Quelle est la dernière fois qu’il a fait si chaud sur Terre ?

Jean Jouzel : De façon quasi certaine il y a 125 000 ans, époque à laquelle il faisait 1 à 2 degrés de plus, et probablement même plus récemment, il y a de cela 8 à 10 000 ans. Mais la Terre, dans toute son histoire, a été en général plus chaude qu’elle ne l’est aujourd’hui. L’histoire de la Terre s’étend sur 4,6 milliards d’années et son climat y a toujours varié. Il y a eu des périodes plus chaudes qu’aujourd’hui et parfois, elle a failli se transformer en boule de neige. Clairement, il y a eu des périodes où les températures étaient nettement plus élevées et de façon tout à fait naturelle. On sait par exemple que les eaux profondes étaient 10 degrés plus chaudes qu’actuellement il y a 50 millions d’années.

« Il y a la main de l’homme derrière la composition actuelle de l’atmosphère »

Qu’est-ce-qui est anormal dans l’évolution récente des températures ?

C’est la bonne question. Le climat varie et variera toujours. Cette variabilité naturelle existe à toutes les échelles de temps, mais depuis 10 000 ans on est dans une période relativement stable.  Les activités humaines des 200 dernières années perturbent cette stabilité et conduisent à un réchauffement très fort et accéléré. Entre le dernier maximum glaciaire il y a 20 000 et 12 000 ans, la Terre s’est réchauffée en moyenne de 4 à 5 degrés mais là on est parti pour le faire de 50 à 100 fois plus vite ! 

On est désormais passé dans un monde où les activités humaines ont marqué de leur empreinte la composition de l’atmosphère. Il y a plus de 40% d’augmentation de gaz carbonique depuis 200 ans, le méthane a été multiplié par 2,5 et on relève 20% de plus de protoxyde d’azote. Donc, il y a vraiment la main de l’homme derrière la composition actuelle de l’atmosphère. Ce changement de composition se traduit par une augmentation de l’effet de serre, c’est à dire, un accroissement de la chaleur disponible pour chauffer les composants du système climatique. Si on chauffe plus, on s’attend de façon quasi logique à ce que la température augmente et d’ailleurs c’est ce qui se passe sous nos yeux.

C’est l’entrée dans l’anthropocène...

Officiellement nous sommes toujours dans l’holocène selon la commission chargée de définir les ères géologiques, mais dans la pratique, oui, nous sommes entré dans l’anthropocène. C’est l’idée selon laquelle l’homme influence, par ses activités, la composition de l’atmosphère, le climat et plus généralement d’autres paramètres de son environnement.  Je trouve pertinente l’approche de Paul Crutzen. Il définit l’entrée dans l’anthropocène comme la première mise en évidence de l’augmentation des concentrations en gaz carboniques au début du 19e siècle, un phénomène lié aux émissions, elles-mêmes dues à la machine à vapeur, à l’utilisation du charbon.

Certains pensent que 2 degrés de plus, ce n’est pas tant… A quoi faut-il vraiment s’attendre ?

Je dis du réchauffement actuel qu’il est perceptible, et je disais pendant longtemps qu’il n’était pas encore dangereux dans nos régions. Mais, désormais, on commence à voir les impacts. Des étés comme 2003 en Europe où l’on a eu 70 000 morts, c’est loin d’être négligeable. Les feux qui se sont  produits au Portugal ces derniers mois sont évidemment liés au réchauffement climatique. Ces étés à la fois précoces, secs et chauds sont favorables au départ et à la propagation des incendies.

On le voit le réchauffement est déjà dangereux aujourd’hui. A l’avenir, même à un degré de plus, il faut s’attendre à un climat vraiment différent. Il y aurait déjà forcément une élévation de 50 cm du niveau des mers à la fin du siècle. Les événements extrêmes vont se multiplier et s’intensifier, les précipitations intenses, les périodes de sécheresse, les cyclones… Les canicules se feront de plus en plus importantes avec des températures records.

source : http://news.nationalgeographic.com/news/2007/07/070705-antarctica-ice.html - CIRED

Ce que recèle la carotte de Vostok : En raison des conditions climatiques en Antarctique, des couches de neige et de glace se superposent année après année, laissant au passage des traces de l’atmosphère dans des bulles. Les forages permettent alors de reconstruire les évolutions passées des moteurs du système climatique. Or l’ensemble des reconstructions montrent avec certitude que les gaz à effet de serre ont un impact sur les cycles observés, et que leurs niveaux actuels dépassent largement ceux des 800.000 dernières années.

Quels pics de chaleur sont attendus pour le Luxembourg à horizon fin du siècle ?

Selon une dernière étude, il faut s’attendre à des températures records proches de 55 degrés dans l’Est de la France et au Luxembourg. Ceci dans le cas où il n’y aurait pas d’effort entrepris pour lutter contre le réchauffement climatique.

Au-delà de ces impacts directs, vous notez aussi la production alimentaire qui serait menacée ?

Globalement, d’ici une dizaine d’années il y aura des régions qui seront concernées par des pertes ou des gains de productivité mais à la fin du siècle les régions qui perdent prendront le pas de façon très claire sur les autres. Lorsque l’on regarde l’humanité dans son ensemble, c’est perdant. Mais plus largement aussi pour la planète. C’est perdant notamment lorsque l’on considère la perte en biodiversité. Ce sont des espèces entières qui sont menacées. On sait que la moitié des espèces de faune et flore ont des capacités de déplacement moins importantes que la vitesse de déplacement du climat. On voit bien les difficultés.

Dans votre ouvrage « Quel climat pour demain » vous affirmez « la 6e extinction animale de masse est en cours », c’est un propos très fort…

C’est ce que nous disent les spécialistes de la biodiversité. Et généralement, ils ne tiennent même pas compte du réchauffement climatique. Ce qu’ils nous disent, c’est que ce n’est pas seulement l’humanité qui est touchée; nous sommes en train de massacrer notre environnement. C’est vrai pour les espèces sauvages, mais aussi pour les animaux domestiques. Avec des températures dépassant les 50 degrés, il faudra peut-être climatiser les étables. C’est assez affolant. Le réchauffement climatique exacerbe tous les autres problèmes environnementaux : perte de biodiversité, pollution, ressources en eau, sécurité alimentaire mais aussi d’autres problèmes comme la sécurité tout court…

« Quel Climat Pour Demain ? » de Jean Jouzel et Olivier Nouaillas

C’est le sens du prix Nobel de la Paix que vous avez reçu collectivement en tant que Vice-Président du groupe scientifique du GIEC...

Oui, c’est la signification profonde de ce prix décerné au GIEC et à Al Gore en 2007. Cette reconnaissance pose le principe que, si on ne fait rien pour lutter contre le réchauffement climatique, il sera difficile d’avoir un développement harmonieux de nos civilisations. À l’inverse, si l’on veut lutter contre ce phénomène, il faut tous s’y mettre ensemble. C’est donc un symbole de paix.

Vous avez été associé de près à la COP21 en janvier 2015. Quel regard portez vous sur l’Accord de Paris, formidable espoir douché par l’annonce de sortie récente des États-Unis_?

À l’inverse de Kyoto et Copenhague, la Convention Climat n’a pas fixé d’objectifs par pays mais a invité les nations à faire part de leurs engagements. J’étais dans le comité de préparation de la COP21 avec Laurent Fabius au niveau français et il était extrêmement pessimiste au départ. Il craignait que les pays ne reviennent pas avec des propositions car ils n’y étaient pas contraints. Mais en réalité, ça a très bien marché. À l’exception de la Syrie et du Nicaragua , tous les pays de la planète se sont engagés dans l’Accord de Paris. C’est ce qui a fait de cet accord un accord universel.

Le revers de la médaille, c’est que les contributions ne sont pas en ligne avec les objectifs de 2 degrés. Même avec les engagements, on compte déjà  40% d’émissions en trop à horizon 2030. Ce qui nous mènerait plutôt vers 3 voire 3,5 degrés d’ici la fin de ce siècle. C’est un vrai problème. D’où l’idée de rediscuter l’Accord de Paris, de demander aux états de faire mieux encore. C’est là où le retrait de Trump devient extrêmement dommageable. Si le deuxième pays émetteur a quitté le bateau, on n’a plus un accord universel.

Source : GRIP.

Jean Jouzel découpe de la glace dans la tranchée scientifique.

L’apport de la science a été clé lors de la Convention Climat et la marche de la science internationale le 22 avril dernier coïncidait d’ailleurs avec le jour de la Terre. On y lisait des pancartes “Science serving the common good”, “Science not silence”. Cela souligne une science engagée…

Je dis souvent que d’une certaine manière les rapports du GIEC sont éminemment politiques, au bon sens du terme, c’est-à-dire que l’on essaie d’être policy relevant. Oui, il y a une dimension politique dans les travaux scientifiques. Nous sommes au service des décideurs politiques, dans une démarche qui place le scientifique au cœur de la cité. Nous essayons d’aller aussi beaucoup vers le grand public, les écoles. Je reviens justement d’un colloque qui réfléchit à l’éducation au réchauffement climatique au niveau mondial, à la façon dont nous pouvons mettre tous les arguments scientifiques plutôt que les multiples fake news à portée du grand public et de la jeunesse.

Les solutions proposées sont variées, des plus simples, l’efficacité énergétique, aux plus surprenantes. Quelles sont celles qu’il faut selon vous encourager ?

Le premier levier, c’est l’efficacité énergétique, à savoir consommer moins d’énergie pour faire les mêmes activités. Au-delà, je pense qu’il y aura besoin d’une certaine sobriété pour réussir à lutter contre le réchauffement climatique, c’est-à-dire, renoncer à certaines activités parce qu’elles consomment trop d’énergie.

Si l’on regarde la répartition des émissions, la première source d’émissions est celle liée aux gaz carboniques, donc à notre utilisation des combustibles fossiles. Si l’on souhaite rester en deçà des 2 degrés, il faut obligatoirement renoncer aux plus de 80% des combustibles fossiles accessibles. C’est donc un changement complet de civilisation. Il y a aussi les 20% des émissions liées aux pratiques agricoles, le méthane, le protoxyde d’azote. Là aussi, un changement de modèle s’avère nécessaire. Côté innovation, ce qui est appelé à se développer à l’échelle planétaire, c’est bien sûr le développement des énergies renouvelables.

Enfin, si l’on veut rester en-deçà des 2 degrés à la fin du siècle, il nous faut des émissions négatives, c’est-à-dire, que l’on soit capable de faire diminuer la quantité de CO2 dans l’atmosphère. La solution envisagée est de faire pousser de la biomasse et de l’utiliser comme source énergétique et de piéger le COà la sortie. Mais pour le moment, c’est purement théorique. Même le piégeage et stockage du gaz carbonique n’a pas vraiment dépassé le stade pilote.

En ce sens, accueillez-vous favorablement l’initiative actuelle du gouvernement luxembourgeois qui a annoncé s’engager officiellement dans la Troisième Révolution Industrielle et effectuer une transition post-carbone ?

J’ai écouté Jeremy Rifkin, j’ai vu ce qu’il essayait de faire dans le Nord de la France également. Je pense que l’idée d’allier développement économique et respect de l’écologie et du climat est le seul pari que l’on puisse faire sur l’avenir. Il faut bien comprendre qu’un climat à +4 ou +5 degrés, c’est un monde où il fera moins bon vivre. Si on atteint 10 milliards d’habitants dans la deuxième partie de ce siècle, ce qui est probable, c’est le risque d’accroissement des inégalités. Le milliard de personnes aisées sur cette planète trouvera toujours les endroits où il fait bon vivre, mais les autres vivront un monde exécrable. L’accroissement des inégalités, au niveau mondial mais aussi au sein des nations, est au cœur du problème du réchauffement climatique.

« C’est un véritable défi, mais un défi qui peut être assez enthousiasmant si l’on ne s’y met pas trop tard »

Au-delà de l’échelle étatique, quel est votre message aux entreprises ?

C’est un message aux entreprises mais aussi aux jeunes d’aujourd’hui : il y a énormément d’opportunités à saisir dans la recherche d’innovations, non seulement technologiques, mais sociales, dans les modes d’organisation. Il y a tellement de choses à faire. C’est un véritable défi, mais un défi qui peut être assez enthousiasmant si on ne s’y met pas trop tard.

Les pays et les entreprises qui se seront impliqués dans la lutte contre le réchauffement climatique et l’adaptation à ces enjeux, seront devant, économiquement. On voit bien que ce sont les précurseurs qui seront les gagnants. À court terme forcément, c’est moins facile. Il faut une véritable vision et une foi en l’avenir. À moyen et long terme, je fais le pari que ce sera bien sûr écologiquement, mais aussi économiquement gagnant.

Faisons un peu de prospective… Comment imaginez-vous la situation dans 10 ans? Aura-t-on progressé ? Êtes-vous confiant ?

Du point de vue de la connaissance scientifique, j’espère que nous aurons progressé. Désormais, le GIEC est reparti dans son 6e cycle. Il y a beaucoup de domaines où demeurent des incertitudes en terme de calculs des impacts. Par exemple, les questions de l’élévation du niveau de la mer et le comportement des calottes, le rythme d’El Nino, la question des extrêmes climatiques… Du côté des solutions naturellement, je souhaite que l’on ait beaucoup avancé mais dans mon domaine en particulier, en matière de recherche fondamentale, il y a encore beaucoup de questions auxquelles notre communauté scientifique doit répondre pour faciliter la prise de décisions des politiques.

Secteur de l'investissement : gagnants et perdants du changement climatique


La mise en oeuvre de politiques climatiques compatibles avec l’objectif 2°C entraîne une réallocation majeure des investissements en faveur de l’efficacité énergétique et des énergies renouvelables. Les investissements annuels dans la production électrique bas carbone pourraient doubler d’ici 2030, alors que ceux dans l’extraction des énergies fossiles pourraient diminuer de plusieurs centaines de millions de dollars.

Source : CIRED

Secteur de l'investissement : gagnants et perdants du changement climatique


La mise en oeuvre de politiques climatiques compatibles avec l’objectif 2°C entraîne une réallocation majeure des investissements en faveur de l’efficacité énergétique et des énergies renouvelables. Les investissements annuels dans la production électrique bas carbone pourraient doubler d’ici 2030, alors que ceux dans l’extraction des énergies fossiles pourraient diminuer de plusieurs centaines de millions de dollars.

Source : CIRED

À quand le prochain rapport du GIEC ?

Le rapport complet sera publié en 2021-22 mais il y aura des rapports intermédiaires d’ici là avec un rapport spécial déjà l’an prochain sur « un monde à 1,5°C ».

Jean Jouzel

Glaciologue et climatologue français, Jean Jouzel a été Vice-Président du groupe scientifique du GIEC de 2002 à 2015. Il est co-récipiendaire du Prix Nobel de la Paix en 2007, en tant que Vice-Président du GIEC. En 2012, il a reçu le prix Vetlesen, considéré comme l’équivalent du prix Nobel dans le domaine des Sciences de la Terre et de l’Univers. Membre du comité de préparation français de la COP21, il est conseiller au CESE.