Le rapport spécial du GIEC sorti il y a quelques mois rappelle l’extrême nécessité de rester en-deçà des 1,5°C de réchauffement climatique. Les entreprises doivent prendre leur part de responsabilité et agir, certes. Mais à quelle hauteur doivent-elles se fixer leurs objectifs ? Font-elles suffisamment ? Les Science-Based Targets permettent de quantifier l’effort et d’évoluer tangiblement vers un modèle bas carbone. Alexander Farsan, qui dirige les travaux du WWF sur ce sujet, nous dit comment.
Sustainability MAG : Qui dit WWF pense forcément à son symbole le panda et, au-delà, toutes les espèces en danger. Le dernier rapport sur la biodiversité émis par l’IPBES (la plateforme intergouvernementale de politique scientifique sur les services relatifs à la biodiversité et aux écosystèmes) est plus qu’alarmant...
Alexander Farsan : Faisant écho aux conclusions du rapport « Planète vivante » remis par le WWF l'année dernière, le rapport global d'évaluation présente des preuves irréfutables non seulement du déclin sans précédent de la nature, mais aussi des risques pour la vie humaine et en termes de prospérité économique. La nécessité d’agir au plus vite n'a jamais été aussi évidente. Le statu quo n'est désormais plus possible.
La crise de la biodiversité devrait nous inquiéter. Nous dépendons de la biodiversité pour la nourriture que nous mangeons, l'eau que nous buvons, l'air pur que nous respirons, la stabilité des cycles climatiques, et pourtant, nos actions mettent en extrême tension la capacité de la nature à nous nourrir et nous protéger. Notre planète est à la croisée des chemins et la seule chose que nous savons avec une certitude absolue est qu’un avenir prospère n’est pas envisageable sur une planète appauvrie et dégradée.
Le rapport pointe le déclin sans précédent de la nature, cependant il est également porteur d'espoir en invitant à un changement transformateur à même de conduire vers une restauration de la nature grâce à une approche durable.
Le WWF tire fréquemment la sonnette d'alarme sur le réchauffement climatique. Comment qualifiez-vous la situation actuelle par rapport au dernier rapport spécial du GIEC ?
Les scientifiques délivrent un message clair : chaque demi-degré de réchauffement compte. À bien des égards, 1,5 degrés est le nouveau 2 degrés. Et c'est absolument essentiel. Il est maintenant évident que les effets que nous pensions voir à 2 degrés apparaîtront en fait à des niveaux de température beaucoup plus bas.
Nous devons nous focaliser sur une limite du réchauffement à 1,5 degrés et ce rapport montre la voie à suivre pour y parvenir. Nous devons diminuer de moitié les émissions mondiales de gaz à effet de serre d'ici 2030 et réduire de deux tiers la consommation de charbon d'ici là.
En augmentant rapidement l'ambition des politiques climatiques actuelles, nous pouvons atteindre cet objectif sans trop dépendre de technologies risquées et non éprouvées pour éliminer le carbone de l'atmosphère.
Une campagne de sensibilisation signée WWF
L'initiative Science-Based Targets déplace le débat d'un terrain idéologique et souvent clivé à celui très concret des objectifs mesurables et quantifiables. Qu'est-ce que la "méthode des Science-Based Targets" ?
Les Science-Based Targets sont des objectifs de réduction des émissions conformes à ce que la science climatique la plus récente estime nécessaire pour atteindre les objectifs de l'Accord de Paris, à savoir limiter le réchauffement planétaire à un niveau bien inférieur à 2°C par rapport aux niveaux préindustriels et poursuivre les efforts pour limiter le réchauffement à 1,5°C. Les Science-Based Targets montrent aux entreprises l'ampleur et la rapidité avec lesquelles elles doivent réduire leurs émissions de gaz à effet de serre afin d'être en mesure de maintenir le réchauffement en deçà des niveaux les plus dangereux.
La transparence y figure comme une condition préalable. Selon vous, les organisations sont-elles prêtes à jouer le jeu ?
La transparence est essentielle pour responsabiliser les entreprises face aux objectifs qu'elles se donnent. L'initiative Science-based Targets exige la production de rapports annuels sur les émissions avec le CDP, l’un des partenaires du projet ; ceci constitue un levier clé pour maintenir les entreprises sur la bonne voie.
Des centaines d'entreprises dans le monde se préparent déjà à la transition en implantant des objectifs de réduction des émissions fondés sur la science climatique. Il s'agit notamment d'entreprises de certains des secteurs les plus émetteurs, tels que le ciment, l'énergie et les produits chimiques. Elles comprennent les formidables opportunités commerciales qu'offre le fait d'être un leader dans la transition bas carbone. Dynamisée par l’historique Accord de Paris, la transition vers une économie post carbone est en cours et s'accélère à l'échelle mondiale. Les entreprises ont un rôle vital à jouer pour aider à concrétiser cette transformation au rythme et à l'échelle nécessaires.
Comment voyez-vous le rôle des entreprises qui ont rejoint votre initiative ?
Leur leadership renforce la confiance et impulse l'action pour l’ensemble de l'économie mondiale, des investisseurs aux chaînes d'approvisionnement. Alors que les gouvernements s'apprêtent en 2020 à revoir à la hausse leurs engagements nationaux en matière de climat, les Science-Based Targets envoient un signal clair : les entreprises construisent la transition vers un monde à faibles émissions carbone, les décideurs politiques peuvent donc être confiants et amplifier leur propre ambition.
Plus tôt cette année, en réponse au dernier rapport du GIEC soulignant les différences entre 1,5°C et 2°C de réchauffement, l’initiative du Science-Based Targets a partagé de nouvelles ressources pour permettre aux entreprises de poser des objectifs conformes à 1,5°C. Les données scientifiques les plus récentes ont formellement mis en lumière qu'il faut faire davantage - et plus vite - pour éviter les conséquences les plus désastreuses du changement climatique et pour garantir une économie prospère et durable. Nous exhortons toutes les entreprises à viser 1,5°C dès que possible.
Quelles entreprises sont inspirantes en la matière ? Pouvez-vous en citer certaines dont les ambitions sont à la hauteur des enjeux ?
Jusqu'à présent, plus de 220 entreprises dans le monde et venant de nombreux secteurs ont vu leurs objectifs approuvés par l’initiative du Science-Based Targets. Elles s’ajoutent aux quelques 350 autres qui se sont engagées publiquement à définir de tels objectifs dans le cadre de notre initiative. Certaines des plus grandes marques mondiales suivent des objectifs climatiques conformes aux dernières avancées scientifiques - notamment Levi's, Ericsson, BT et HPE - ainsi que des entreprises de certains des secteurs les plus émetteurs
Alexander Farsan rappelle l’urgence à agir aux côtés de Hans-Otto Pörtner, Vice Président du Groupe de Travail 2 du GIEC. (Luxembourg Sustainability Forum 2019)
Limiter ses impacts directs est une chose, mais avoir une politique de réduction des impacts indirects est souvent complexe. C’est pourtant le plus grand défi auquel l'industrie financière luxembourgeoise est confrontée. Que proposez-vous à ces entreprises ?
Malgré les défis que pose la lutte contre les émissions indirectes, le champ d'application 3 (scope 3) porte non seulement un énorme potentiel pour prévenir les impacts les plus néfastes du changement climatique, mais il peut également conduire à des bénéfices commerciaux considérables. Les entreprises ont la capacité d’atténuer les risques au sein de leurs chaînes de valeur, de susciter de nouvelles innovations et collaborations, et de répondre à la pression croissante des investisseurs, des clients et de la société civile.
Il existe d’énormes possibilités de réduction des émissions de type 3 qui contribueraient à préserver le capital carbone mondial en chute rapide. Des centaines d'entreprises s’engagent déjà vers des réductions de ces émissions et des dizaines ont adopté des actions conformes aux meilleures pratiques selon les critères de l’initiative Science-Based Targets.
Votre initiative est récente. Quel est son impact aujourd'hui ?
Depuis le lancement de l’initiative Science-Based Targets en 2015, à la veille de la conférence historique de Paris sur le changement climatique, nous avons assisté à la généralisation de ces engagements dans tous les secteurs et toutes les zones géographiques. Des entreprises de plus de 40 pays à travers le monde, du Brésil au Japon en passant par la Norvège et l'Inde, ont rejoint notre initiative et poursuivent des objectifs conformes aux dernières avancées scientifiques en matière climatique. Plus récemment, nous avons assisté à quelques premières significatives : avec Mahindra Sanyo Special Steel, première société indienne à voir ses objectifs validés l'an dernier, Emira Property Fund, première en Afrique, et Heidelberg Cement, première société cimentière avec des objectifs approuvés cette année.
L'année prochaine sera cruciale car les gouvernements nationaux reviendront à la table des négociations pour élever leurs ambitions dans le cadre de l'Accord de Paris - et nous espérons que l’exemple de ces entreprises pionnières leur donnera la confiance nécessaire pour le faire.
Voyez-vous là une dynamique prometteuse ?
Oui, le secteur privé a le pouvoir d'ouvrir la voie vers un avenir durable et sûr ainsi que de protéger la population humaine des effets les plus dévastateurs du réchauffement climatique, tout en permettant à nos économies de prospérer. La tâche à accomplir est un véritable défi, mais elle est également réalisable. Des entreprises du monde entier montrent que c'est possible - à présent, toutes les entreprises doivent définir des objectifs conformes aux dernières avancées scientifiques relatives au climat, et les gouvernements doivent mettre en place des politiques de soutien en conséquence.
L’initiative Science-Based Targets est une collaboration entre le CDP (anciennement appelé « Carbon Disclosure Project »), le Pacte mondial des Nations Unies (UNGC), l’Institut des Ressources du Monde (WRI) et le Fonds Mondial pour la Nature (WWF). Alexander Farsan dirige les travaux du WWF sur ce sujet pour les entreprises à travers son réseau international et est membre du comité directeur de l'initiative Science-Based Targets.
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