Crédit : Jess Tayler

Concevoir des « digues vivantes » pour abriter la biodiversité marine, c’est le pari de l’équipe scientifique de l’Institut des Sciences Marines de Sydney. Grâce à la fabrication additive, le projet a vu le jour au coeur du port de la ville australienne. Des résultats à la hauteur des espérances ? Rencontre avec Mélanie Bishop, professeure passionnée de sciences biologiques à l'université Macquarie et l'une des trois co-directrices de ce projet inédit.


INTERVIEW

Sustainability Mag :  En juin dernier, vous et votre équipe avez réalisé une installation d'un genre très particulier, un mur écologique immergé dans la baie de Rushcutters... une sorte de digue vivante. Quelle ambition se cache derrière ce projet ?

Mélanie Bishop : Le projet Living Seawalls est le fruit d'une collaboration entre le designer Alex Goad de Reef Design Lab, basé à Melbourne, et notre équipe de scientifiques de l'Institut des Sciences Marines de Sydney. Il est l'aboutissement de plus de vingt ans de recherches sur les impacts et l’emprise des activités humaines sur le littoral, et sur ce que l’on pourrait faire pour en atténuer les conséquences. Les structures marines artificielles remplacent peu à peu les plages, les vasières, les mangroves, les marais salants, les herbiers marins et les récifs d'huîtres, avec des conséquences négatives sur la biodiversité. Nos recherches portent sur les moyens de modifier la conception de ces structures marines afin qu'elles atteignent non seulement leurs objectifs premiers (à savoir, le soutien des terres gagnées sur la mer ou encore la protection des rivages de l'érosion ou des inondations), mais qu’elles fournissent également des habitats, essentiels sur le plan écologique, aux plantes et aux animaux marins.


Vous faites état d'une menace croissante pour ces habitats naturels. Les structures urbaines conventionnelles jouent-elles un rôle déterminant dans la perte de biodiversité_?

Oui. Le développement urbain s'étend de plus en plus vers la mer. Contrairement aux habitats naturels qu'elles remplacent, les structures artificielles telles que les digues, les brise-lames, les jetées, les pontons ou les pilotis abritent généralement une biodiversité réduite et moins de services écosystémiques, tels que la production piscicole, le maintien d'une eau propre ou encore la séquestration du carbone. La surface relativement plate et sans aspérité de ces structures marines offre peu d'espace de vie aux plantes et aux animaux marins, et ceux qui trouvent un endroit où s’installer ont du mal à se protéger des prédateurs et de divers facteurs de stress tels qu’une exposition au soleil de midi plus intense, ou encore le mouvement des vagues. La mauvaise qualité des habitats artificiels est particulièrement évidente lorsqu'on les compare aux récifs rocheux, l'analogue naturel le plus proche. Par exemple, alors que les fosses et les crevasses des récifs rocheux regorgent d'algues, d'anémones et de crabes, seules les espèces les plus robustes, telles que les balanes à carapace dure, les patelles et les escargots, survivent sur les digues.

Credit : Leah Wood

Comment votre projet Living Seawalls aide-t-il à comprendre et à protéger la biodiversité du port de Sydney ?

Au cours des dernières décennies, des expériences à petite échelle ont mis en évidence les avantages que représente l'intégration de trous, de fosses et de fissures dans les digues pour la préservation de la biodiversité. Jusqu'à présent, nous nous sommes concentrés sur l’amélioration des conditions de vie des espèces intertidales, présentes en nombre réduit sur les digues ou tout simplement absentes. Nous avons notamment cherché à augmenter la surface de l'habitat propice à la croissance des huîtres. Il faut rappeler que les huîtres formaient autrefois des récifs abondants dans les estuaires tempérés et tropicaux, mais 90 % des récifs ont été détruits depuis la révolution industrielle. Or, les huîtres sont d'une importance vitale pour le maintien de la propreté de l'eau, grâce à leur capacité de filtration, et pour servir de nourriture ou d'habitat à d'autres espèces. Nous avons donc mis au point des panneaux modulaires destinés à améliorer les conditions d’habitat de la vie marine sur les digues déjà existantes, à une échelle de quelques dizaines de mètres. Les panneaux se déclinent en plusieurs modèles, s'inspirent fortement des structures des rivages rocheux naturels et sont configurés selon l’emplacement concerné.

Et c'est là que la technologie 3D entre en jeu...

Exactement. Les panneaux ont été conçus par Reef Design Lab, avec la contribution de notre équipe de scientifiques. Tous les panneaux sont fabriqués en béton et produits à l'aide de moules imprimés en 3D. La conception des panneaux s'inspire des structures des habitats naturels. Chaque panneau mesure 55 cm de diamètre et pèse environ 23 à 28 kg. L'impression 3D a fait passer le bio-mimétisme au niveau supérieur. Nous sommes désormais en mesure de recréer avec précision la structure tridimensionnelle de ces habitats naturels. Ce mimétisme s'étend non seulement aux différentes altérations de la roche, mais aussi aux structures formées par des espèces comme les huîtres, les moules et les algues, qui abritent à leur tour de nombreux invertébrés et poissons. L'impression 3D permet de recréer les structures à grande échelle des habitats naturels, mais aussi celles infiniment plus petites. Par exemple, les cirripèdes adorent s'installer dans les rainures très étroites des récifs rocheux, pouvant être imitées par l'impression 3D, et parfois à l'échelle du millimètre !

« L'impression 3D a fait passer le bio-mimétisme au niveau supérieur. Nous sommes désormais en mesure de recréer avec précision la structure tridimensionnelle de ces habitats naturels »

Constatez-vous des résultats rapides ?

La première installation de 50 panneaux Living Seawalls a été achevée sous le pont du port de Sydney à Milson's Point en octobre 2018 et les résultats sont prometteurs. Plus de 95 espèces ont colonisé les panneaux Living Seawalls à cet endroit et dans la réserve voisine de  Sawmillers, à McMahons Point. Parmi ces espèces, seules quatre sont communes aux six modèles de panneaux testés à ce jour, ce qui démontre l'importance de fournir une diversité d’habitats pour la vie marine sur un seul site. Cette diversité aide à maintenir la biodiversité. Parmi les espèces qui ont colonisé le bassin, on trouve des habitués des bassins rocheux comme les anémones, les crabes et les algues. Déjà, la diversité biologique des panneaux Living Seawalls converge vers celle des rivages rocheux naturels.

Photo : Leah Wood

« Les résultats sont prometteurs. Plus de 95 espèces ont colonisé les panneaux Living Seawalls »

Votre approche a du succès bien au-delà de Sydney. Quels sont les développements futurs de votre projet ?

En effet. Depuis 2018, un total de 11 digues vivantes ont été installées à Sydney, ainsi qu’à Adélaïde, en Australie-Méridionale et sur la côte sud de la Nouvelle Galles du Sud. Aussi, nous avons reçu des commandes de Gibraltar et du Pays de Galles, et des marques d’intérêt de la part de la Suède, des États-Unis et de la Nouvelle-Zélande. Le grand plus de la modularité des Living Seawalls est que nous pouvons développer de nouveaux modèles, qui ciblent la biodiversité de différents endroits. Ce projet a un fort potentiel pour accroître la valeur environnementale, économique et sociale des structures marines. Nous avons montré comment les digues peuvent être modifiées pour favoriser une plus grande biodiversité et soutenir les écosystèmes. Seulement, nous aimerions maintenant déterminer comment des approches similaires peuvent être appliquées à d'autres types de structures, tout en prenant en compte la conservation et la réhabilitation des habitats naturels. Nous rêvons qu'à l'avenir aucune structure marine ne soit réalisée sans tenir compte au préalable de ces possibilités de construction viables et durables pour la vie marine.

Melanie Bishop

Elle est écologue spécialisée en zone côtières avec plus de 15 ans d'expérience dans la recherche sur les écosystèmes tempérés d'Australie et des États-Unis. Les recherches de son équipe portent sur la façon dont ces écosystèmes fonctionnent et réagissent aux changements. Leurs recherches ont porté sur un large éventail de problèmes environnementaux, tels les maladies des mollusques, l'érosion côtière, l'enrichissement en nutriments des sols marins, les espèces envahissantes ou encore sur les impacts et l’emprise des activités humaines sur le littoral.

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