Envie de croquer dans un chocolat sans se sentir complice de l'esclavagisme moderne qui règne dans cette industrie ? C'est que propose la marque Tony's Chocolonely qui annonce être « folle de chocolat, sérieuse avec les gens ». En validant haut la main la (re)certification, l'entreprise hollandaise fait partie des excellents élèves B Corp et sa gouvernance a même été reconnue « best for the world ». Nous nous sommes entretenus avec Pavithra Ram pour comprendre ô combien ce chocolat est bon pour tout le monde !
Sustainability Mag: Comment décririez-vous votre activité en quelques mots ?
Pavithra Ram: Tony's Chocolonely est une entreprise d'impact qui fabrique du chocolat, et non l'inverse. Nous nous battons pour plus d'égalité, nous existons pour éliminer l'esclavage moderne dans l’industrie, pas seulement pour notre chocolat, mais pour l’ensemble du chocolat produit dans le monde.
Vous dénoncez l'existence d'un esclavage moderne dans l'industrie du chocolat. Dans quelle mesure la situation est-elle critique aujourd'hui ?
Plus de 60 % du cacao mondial provient d'Afrique de l'Ouest, plus précisément du Ghana et de la Côte d'Ivoire. Il est cultivé par de petits exploitants qui vivent dans la pauvreté. Entre les millions de petits producteurs et les milliards de consommateurs, une poignée d'entreprises contrôle l'ensemble de la chaîne de valeur du cacao et réalise des bénéfices massifs. Le prix du cacao est trop bas et les agriculteurs ne peuvent pas dégager un revenu décent de leur travail. Cette pauvreté entraîne d'autres problèmes, parmi lesquels le travail illégal, y compris celui d'enfants. Un rapport sectoriel publié en 2020 a révélé que 1,56 millions d’entre eux travaillent encore dans le secteur du cacao. Le dernier indice mondial de l'esclavage montre également qu'environ 30 000 personnes sont soumises au travail forcé. C'est de l'esclavage moderne. Ces chiffres sont tragiques. Plus de 20 ans après la signature du protocole volontaire Harkin-Engel, par lequel les grandes entreprises du secteur du cacao s'engageaient à éliminer les pires formes de travail des enfants dans leur chaîne d'approvisionnement, rien n'a vraiment bougé. Quelque chose doit changer structurellement et c'est pourquoi Tony's Chocolonely existe.
Les bénéfices de l'industrie du chocolat sont inégalement répartis. Un partage inégal de la valeur qui s'exprime dans ces carreaux de chocolat aux tailles variées.
Précisément, quelle solution Tony's Chocolonely apporte-t-il ?
C'est une solution en deux volets. Le premier consiste à changer profondément la façon dont l’entreprise opère. Tony's Chocolonely applique cinq principes d'approvisionnement. Nous sélectionnons des fèves de cacao entièrement traçables, nous les achetons à un prix supérieur, nous permettons que les agriculteurs soient organisés en coopératives - ce qui favorise la professionnalisation et accroît leur pouvoir de négociation -, nous nous engageons avec eux sur le long terme avec des contrats d’au moins cinq ans d’achat, et enfin nous investissons dans la qualité et la productivité. Ces principes visent à apporter le changement systémique structurel qui doit advenir dès les premiers maillons de la chaîne du cacao.
Deuxièmement, il faut une phase de collaboration sur le cacao, avant que les industriels n’entrent en concurrence. Notre idée est la suivante : collaborons sur le cacao, et soyons en concurrence sur le chocolat. Nous invitons d'autres entreprises à nous rejoindre dans notre mission, à utiliser notre méthode d'approvisionnement, et à collaborer pour changer les normes du secteur. C'est ce que nous appelons la chaîne ouverte de Tony, et récemment, Ben & Jerry's nous a rejoints. En définitive, la solution doit être collaborative.
Qu'est-ce qui a déclenché votre ambition de devenir une B Corp ?
Nous avons été certifiés en 2013 comme la première société européenne vendant du chocolat et comme la deuxième entreprise aux Pays-Bas. La raison ? Utiliser l'entreprise comme une force bienfaitrice, qui est la devise de B Corp, correspond tout à fait à nos propres valeurs. Nous partageons également la conviction que l'action collective apportera un changement systémique et, à cet égard, le mouvement B Corp est une force de ralliement puissante. C'est en accord avec notre mission-même qui stipule : « Ensemble, nous voulons faire un chocolat totalement exempt d'esclavage ». En fait, toutes les entreprises devraient être des entreprises sociales. Les entreprises non sociales devraient être qualifiées d'antisociales. Être une entreprise sociale devrait être la norme.
Comment voyez-vous le processus de certification ?
Après la certification initiale, nous sommes passés par deux processus de recertification. Avec ce recul, je peux vous dire que c'est un processus très rigoureux. Bien sûr, Tony's Chocolonely est une entreprise née d’une mission forte, ce qui a facilité les choses car l'entreprise pouvait présenter un modèle d'affaires à impact. Mais cela nous a tout de même poussés à chercher comment placer la barre plus haut. Les différents piliers thématiques de l'évaluation vous incitent à vous pencher sur vous-mêmes. Tony's fait des choses très bien, mais il y a aussi beaucoup de sujets que nous pouvons améliorer.
Quel a été le plus grand défi au cours du processus de recertification ?
L'entreprise s'étant beaucoup développée, l'un des défis a été de s'aligner sur le nombre croissant de parties prenantes internes pour obtenir les informations nécessaires à la recertification. C'était difficile, mais aussi très intéressant, car c'est un moyen d'obtenir l'adhésion de toute l'entreprise. À cet égard, le processus est moins complexe pour les petites structures.
Qu'est-ce que l'adhésion à B Corp a modifié dans votre approche de développement durable ? Qu'est-ce que cela vous a poussé à changer concrètement, ou plus rapidement ?
L'évaluation nous a permis d'approfondir certains aspects au-delà de notre mission principale. Le premier concerne notre empreinte environnementale. Bien que nous luttions depuis longtemps contre la déforestation, qui est un problème majeur lié au cacao, nous n'étions pas autant attentifs à nos émissions de scope 1. C'est un aspect que B Corp nous aide à examiner plus en détails et sur lequel nous travaillons actuellement, et c’est d'autant plus pertinent que notre entreprise grandit fortement.
Un autre thème sur lequel nous nous concentrons désormais davantage avec la croissance des effectifs est la diversité et l'inclusion. B Corp nous aide à comprendre le contexte et les enjeux des sujets d’importance et des attentes qui y sont liées.
La certification B Corp ne s'arrête pas à l'obtention du label, il s'agit d'une amélioration continue. Comment vous assurez-vous que les exigences de B Corp sont intégrées dans les objectifs de chaque individu ?
Exactement. La certification n'est jamais un but en soi, ce n'est qu'un début, une étape du parcours. À cet égard, je considère le B Impact Assessment comme un outil de suivi. J'y jette régulièrement un coup d'œil pour voir quels sont les objectifs et les lacunes, puis j'entre en contact avec les parties prenantes concernées pour progresser sur des objectifs spécifiques.
Vous avez été distingués « Meilleur pour le monde » en matière de gouvernance en 2022. Comment expliquez-vous cette réussite ?
Tout d'abord, notre mission est ancrée dans tout ce que fait notre entreprise. Tout le monde, de l'équipe chargée du développement durable à l'équipe informatique, travaille à cette même mission. De plus, Tony's Chocolonely est extrêmement transparent ; c'est une condition préalable, car nous sommes là pour secouer l'ensemble du secteur. Nous demandons des comptes aux autres entreprises, mais aussi à nous-mêmes. Nous sommes les premiers à reconnaître et à signaler de manière transparente des éléments que nous trouvons dans notre chaîne d'approvisionnement et qui pourraient être améliorés, car cela fait partie du processus de diligence active.
Score B Corp global de l'entreprise Tony's Chocolonely suite à l'évaluation BIA. Sur la base du BIA, Tony's Chocolonely a obtenu une score global de 125. Le score médian des entreprises ayant effectué l'évaluation est actuellement de 50,9. 80 points permettent d'obtenir la certification B Corp.
Vous êtes l'un des membres fondateurs de la task force B Corp JEDI - Justice, Equité, Diversité et Inclusion -. Pouvez-vous nous dire comment celle-ci fonctionne et ce qu’elle apporte à ses participants ?
Tout a commencé avec le mouvement Black Lives Matters au printemps 2020. Lors d'une réunion de la communauté B Corp, quelques entreprises ont demandé ce que nous pouvions faire collectivement pour répondre à ce problème. Cela a vraiment commencé comme un groupe d'apprentissage. Nous étions tous impliqués, désireux de changer et d'en savoir plus. L'idée du groupe de travail JEDI est de créer un espace de conversation, d'organiser des ateliers sur des sujets liés à la diversité et à l'inclusion, et de partager les meilleures pratiques en matière de recrutement.
Il existe un fort sentiment d'appartenance parmi les entreprises B Corp, comment tirer le meilleur parti de cette énergie positive ?
Je décris toujours B Corp comme une tribu d'entreprises partageant les mêmes idées. Par exemple, il y a quelques années, nous avons écrit une lettre à un ministre pour demander une législation spécifique sur la diligence. J'ai demandé à mes confrères et consoeurs B Corp de co-signer la lettre, car une demande émanant de plusieurs entreprises est beaucoup plus puissante.
En outre, par le biais de la coalition d'interdépendance B Corp, nous avons soumis une consultation au Parlement européen pour discuter de cette législation. C'est ce que fait le mouvement, il place la barre très haut. Et c'est nécessaire parce que nous voyons beaucoup trop d'entreprises qui essaient d’édulcorer les enjeux parce que c'est dans leur intérêt, alors que les entreprises B Corp s'assurent que l'intérêt va au-delà du leur.
Comment voyez-vous l'avenir du mouvement B Corp ?
Je le vois grand, avec de plus larges entreprises rejoignant le mouvement. Nous l'avons déjà observé avec des entreprises comme Danone ou Nespresso. Les points de vue sur l'adhésion des grandes entreprises divergent. Certains pensent que cela dilue la certification. Je suis d'un avis différent : le processus de certification est absolument rigoureux et B Corp veille à que sa certification ne soit pas un enième outil de greenwashing. Mon souhait est que le plus d'entreprises possible rejoignent le mouvement.
Une recommandation pour une entreprise qui veut devenir B Corp ?
Je dirais la patience, ce n'est pas un processus facile. Et l'adhésion à 100% : du dirigeant au stagiaire. Il faut vraiment que ça vienne de l'intérieur. Cela rend le processus beaucoup plus facile.
Quelles sont les prochaines étapes à franchir pour poursuivre le parcours de Tony's Chocolonely ?
Notre entreprise est passée de la start-up à la phase d'expansion. Je pense que la prochaine étape sera de convaincre d'autres entreprises de rejoindre la chaîne ouverte de Tony.
Par ailleurs, si nous sommes extrêmement actifs sur notre mission sociale qui est vraiment ancrée dans notre organisation, notre objectif est aujourd’hui d’aller plus loin sur le plan environnemental également. Nous réfléchissons actuellement à ce que devrait être notre stratégie climatique.
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