Le silence qui entoure le monde clos et feutré des conseils d'administration est parfois brisé. À plusieurs reprises dernièrement, leurs décisions se sont trouvées exposées et questionnées dans la presse. L'objet de ces retentissements à la tonalité nouvelle ? Une interrogation sur leur capacité à intégrer les enjeux de développement durable et à tracer une trajectoire pour l'entreprise qu'ils ont la charge d'administrer. Comment alors les modes de gouvernance doivent-ils se réinventer pour accélérer le changement ?
Le 1er mars 2021, Emmanuel Faber, le PDG du géant agroalimentaire Danone, se voit évincé de son poste de directeur général par le conseil d’administration du groupe, et le 14 mars de la présidence non exécutive, pour mauvaises performances face à ses concurrents. Alors que Danone s’est ambitieusement constituée comme société à mission depuis juin 2020, statut rendu possible par la loi PACTE (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) de 2019 en France qui implique l’inscription dans les statuts d’une entreprise de sa raison d’être et des missions sociale, sociétale et environnementale de cette dernière, cette mise à l’écart d’un patron d’une entreprise du CAC40 a entraîné un questionnement sur la viabilité du statut et alimenté un doute sur la capacité des boards à opérer le changement de modèle nécessaire en plaçant les objectifs sociaux et environnementaux au centre de la réflexion. Bref, au-delà de la seule boussole financière, prendre en compte la fameuse triple bottom line : planet, people, prospérité.
Cette année-même, le conseil d’administration d’un autre géant, la multinationale de l'énergie et de la pétrochimie Shell, est placé sous le feu des projecteurs à plusieurs reprises. Ses directeurs sont poursuivis personnellement pour leur stratégie climatique « déficiente » par une organisation de défense de l’environnement britannique, ClientEarth, elle-même soutenue par un groupe d’investisseurs détenant des actions de la société pour une valeur de 450 milliards de livres sterling. La partie accusatrice affirme que les onze membres du conseil d’administration n’ont pas préparé adéquatement l’entreprise aux risques posés par le changement climatique et à la transition vers des sources d’énergie alternatives aux combustibles fossiles. Autre procès, autre chef d’inculpation, près de 14 000 personnes issues de deux communautés nigérianes demandent justice devant la Haute Cour de Londres contre Shell, qu'elles accusent d'être responsable de la pollution dévastatrice de leurs sources d'eau et de la destruction de leur mode de vie.
Alors que le monde tremble, se transforme et cherche des solutions, les regards se tournent vers les conseils d’administration. Peuvent-ils démentir la critique d’un attentisme généralisé et d’une préférence pour le statut-quo dont ils font souvent l’objet ? Face aux nouveaux enjeux, comment peuvent-ils repenser leur rôle et jouer leur partition dans l’accélération de la transition vers des modèles d’entreprises durables ?
Les boards, gardiens de la performance et de la résilience de l’entreprise
Le « business case » d’une stratégie de développement durable pour l’entreprise n’est plus à démontrer. On ne compte plus les études et recherches qui établissent l’existence d’un argument de performance et de résilience en faveur de la durabilité. Une étude de la Harvard Business Review (2016) le résume en cinq avantages clés : devenir plus compétitif grâce à l'engagement des parties prenantes; gérer les risques plus efficacement; promouvoir l'innovation; améliorer les performances financières et attirer les investisseurs; fidéliser la clientèle; attirer et retenir les employés.
Un article du McKinsey Quarterly de novembre 2019 bat notamment en brèche l’idée commune selon laquelle une stratégie de développement durable serait sous-optimale pour les finances de l’entreprise. « Comment une proposition ESG forte peut-elle avoir un sens financier ? En facilitant la croissance du chiffre d'affaires, en réduisant les coûts, en minimisant les interventions réglementaires et juridiques, en augmentant la productivité des employés et en optimisant les investissements et les dépenses en capital. »
Démonstration faite lors de l’édition 2023 du classement global des 100 entreprises les plus durables au monde, organisée par Corporate Knights et dont Ralph Torrie, le directeur de recherche, souligne la dynamique de fond favorable. Il pointe la hausse des énergies fossiles favorisant la croissance des renouvelables, mais aussi de toutes les offres connexes : bâtiments intelligents, véhicules électriques et tout le pan de l’économie circulaire. L'entreprise qui se hisse en tête du classement, Schnitzer Steel, est d'ailleurs un recycleur de métaux. « Les entreprises du Global 100 fournissent les produits et services nécessaires à la transition vers le développement durable et qui constitueront la base de l'économie émergente du XXIe siècle », explique-t-il. « Elles ont surpassé le marché au cours de ces dernières années tumultueuses.../... les entreprises qui prennent le développement durable au sérieux sont florissantes sur le plan financier. »
Et les investisseurs semblent l’avoir bien compris. Ainsi, selon Morningstar, au dernier trimestre 2022, les flux mondiaux de fonds durables ont attiré 37 milliards de dollars d'argent frais net, soit un bond de 50 % par rapport au trimestre précédent, une évolution qui contraste fortement avec le retrait de 200 milliards de dollars de liquidités observé dans l'ensemble de l'univers des fonds.
Critère de performances économique et financière, prisme d’évaluation des risques encourus par l’entreprise, le développement durable tend à s’imposer logiquement à l’agenda des conseils d’administration. Ainsi, selon le Corporate Governance Barometer - Europe 2022 de ecoDA et Ethics & Boards, les questions ESG font leur entrée dans les comités des conseils d'administration européens et, bien qu'ils ne soient pas légalement obligatoires, les comités ESG ont augmenté de 54 % au cours des trois dernières années. Une enquête EY publiée en 2022 indique également que le temps que les conseils d'administration consacrent aux questions ESG a considérablement augmenté. Désormais, 49 % d'entre eux discutent de cet agenda à chaque réunion (contre 15% deux ans avant), et 33 % débattent fréquemment de ces questions. Et ce n’est que le début d’une tendance de fond. Aussi, au Luxembourg, le rapport The State of the Luxembourg Boardroom 2021 publié par l’Institut Luxembourgeois des Administrateurs (ILA) et la société Diligent indique que plus de 60 % des conseils d'administration ont l'intention de mettre davantage l'accent sur le développement durable et l'ESG au cours des 12 prochains mois.
Du capitalisme actionnarial au capitalisme des parties prenantes : un scope d'analyse élargi pour les boards
L’avenir est au mode ouvert de gouvernance. « Le conseil d'administration d'une entreprise ne peut remplir son rôle aujourd'hui qu'en travaillant avec un ordre du jour qui couvre les questions soulevées par les nombreuses parties prenantes de l'entreprise », souligne Mads Ovlisen, président du leader pharmaceutique mondial Novo Nordisk. Ces dernières, définies par R. Edward Freeman dans son ouvrage Strategic Management : A Stakeholder Approach en 1984 comme « tout groupe ou individu qui peut influencer ou être influencé par la réalisation des objectifs de la firme », sont les voix à écouter dans la prise en compte des différents volets stratégiques et durables d’une entreprise.
C’est aussi l’esprit de la génération récente de statuts d’entreprises souhaitant s’engager pour un impact durable, comme la « Societa Benefit » depuis 2015 en Italie, qui met l’emphase sur le « bénéfice commun », ou encore la société à mission depuis 2019 en France qui oblige à déclarer ses objectifs sociaux et environnementaux. Le précurseur de cette transition vers un mode de gouvernance des parties prenantes est le mouvement B Corp, lancé aux Etats-Unis en 2006 et qui compte aujourd’hui plus de 6 000 entreprises dans 159 secteurs et 86 pays. Sa certification implique en effet un changement obligatoire des statuts de l’entreprise, ce qui permet de pérenniser son engagement malgré d’éventuels changements de direction, pour y intégrer sa raison d’être et la prise en compte des parties prenantes. Cette gouvernance nouvelle rend les entreprises certifiées B Corp légalement responsables de l’équilibre entre le profit et la raison d’être. Une approche saluée par les consommateurs puisque 78% d’entre eux estiment, selon une étude du Capgemini Research Institute, que les entreprises ont un rôle plus important à jouer dans la société que celui de veiller à leurs seuls propres intérêts.
Côté investisseurs, mêmes signes d'assentiment. Le premier gestionnaire d’actifs au monde, la multinationale américaine BlackRock, a annoncé en janvier 2022 par la voix de son P-DG Larry Fink dans sa lettre annuelle aux dirigeants d’entreprises, qu’elle soutient désormais un nouveau type de capitalisme : « C'est grâce à un capitalisme de parties prenantes efficace que le capital est alloué de manière efficiente, que les entreprises atteignent une rentabilité durable et que la valeur est créée et maintenue à long terme ». Bien que considérée comme opportuniste par les ONGs, cette position est toutefois révélatrice de la prise en compte d’un changement de modèle nécessaire au plus haut des instances dirigeantes de l’économie mondiale.
Signe que cette approche se normalise, la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), qui entrera progressivement en application à compter du 1er janvier 2024 pour les entreprises de plus de 250 salariés cotées en bourse, va dans le même sens, visant à garantir que les impacts environnementaux et sociaux soient pleinement communiqués dans des rapports normés, grâce notamment au principe de double matérialité.
Nouveaux devoirs et responsabilités
Quelles sont les obligations des membres des conseils d’administration ? Encore souvent subsiste l’idée erronnée, assez courante auprès même des administrateurs, selon laquelle ils ont l'obligation fiduciaire de prioriser les intérêts des actionnaires. C’est le constat de la Harvard Business Review qui dément cette croyance dans un article intitulé « The Board’s Role in Sustainability ». Après avoir compilé des mémos juridiques sur l'obligation fiduciaire provenant de tous les pays du G20 et de 14 autres pays, les auteurs ont découvert qu’aucune de ces juridictions ne s'est prononcée en faveur de la primauté de l'actionnaire.
Cette idée ne tardera pas à être définitivement battue en brèche à mesure que les textes de loi seront plus précis sur le sujet. La Commission européenne s’est notamment penchée plus spécifiquement sur la nature de la charge qui incombe aux administrateurs en matière de diligence en proposant en février 2022 une nouvelle directive, la Corporate Sustainability Due Diligence Directive (CSDDD), actuellement en cours d’examen. Si ce texte est adopté, ceux-ci seront chargés de prévoir et de superviser des actions de diligence raisonnable spécifiques, en tenant dûment compte de l'apport pertinent des contributions des parties prenantes. Ils rendront compte au conseil d'administration à cet égard. Les États membres devront par conséquent modifier leurs dispositions législatives, réglementaires et administratives afin de sanctionner les manquements à de telles obligations, en prenant en compte les impacts sur les droits humains, le changement climatique et autres questions environnementales.
La tendance est ainsi de plus en plus claire, qui considère le développement durable comme un élément fondamental du rôle de gestionnaire et de fiduciaire des administrateurs, et la responsabilité de ces derniers dans la prise en compte des défis environnementaux, sociaux et sociétaux. Les litiges relatifs au changement climatique se multiplient à l'encontre des entreprises, et des plaintes sont désormais déposées contre les administrateurs et les dirigeants. En cause ? Leurs mauvaises décisions ou leur inaction apparente sur les questions climatiques dans le cadre de la gouvernance, de la divulgation et de la surveillance de la gestion des risques et de la stratégie. Comme le révèlent l’organisation Climate Governance Initiative et le Commonwealth Climate and Law Initiative, les principaux types d’actions en justice répertoriés sont ainsi les réclamations relatives au devoir fiduciaire, l'écoblanchiment et la divulgation trompeuse, les demandes d'indemnisation pour dommages climatiques ; les réclamations liées aux droits humains... qui s’ajoutent bien entendu aux contentieux visant les autorités et portant sur leur politique climat.
L’avertissement a été lancé en mai 2021, lorsqu’un tribunal néerlandais a ordonné à Shell de réduire les émissions de CO2 de son groupe de 45 % d'ici à 2030, par rapport aux niveaux de 2019. Depuis, l'ONG plaignante a informé 30 autres entreprises multinationales qu'elle était prête à les poursuivre en justice si elles ne produisaient pas de plan de transition. Depuis, les tribunaux sont de plus en plus saisis sur ces motifs nouveaux. Ce n’est qu’un début...
La Terre, partie prenante au coeur de Patagonia
Yvon Chouinard, fondateur et dirigeant de Patagonia, annonce en 2022 le don de l'entreprise à un trust chargé de s'assurer que ses valeurs soient respectées, et à une association de lutte contre la crise environnementale et de protection de la nature, à qui seront reversés les profits. Choisissant la Terre comme seule et unique actionnaire, l'entreprise substitue l'engagement pour ses parties prenantes et la raison d'être à l'introduction en bourse.
La Terre, partie prenante au coeur de Patagonia
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Attentisme généralisé dans les salles de conseil
Le rôle clef des conseils d’administration pour guider une entreprise à l’aune des enjeux du développement durable semble faire clairement consensus... mais – et c’est là où le bât blesse – un peu moins parmi les intéressés. « Il est malheureux de constater que les administrateurs chargés d'assurer l'avenir de leur entreprise la freinent souvent en mettant l'accent sur la maximisation de la valeur à court terme. » écrivent ainsi les auteurs de l’article de la Harvard Business Review The Board’s Role in Sustainability.
Même constat chez McKinsey & Company qui, dans son podcast sur le sujet, pointe du doigt la lenteur générale du changement et de la prise de conscience au niveau des conseils d'administration : le manque de transparence et de conviction ont ralenti les choses au cours des dix dernières années avec des questionnements au sein des conseils tels que « Pouvons-nous avoir confiance dans le fait que le changement climatique est une réalité ? Ne devrions-nous pas nous concentrer sur le profit et la croissance ? ». Pire, une étude menée en 2019 par PwC auprès de plus de 700 administrateurs d'entreprises publiques a révélé, fait particulièrement cocasse, que 56 % d'entre eux estimaient que les conseils d'administration consacraient trop de temps (vous avez bien lu) au développement durable.
Les conclusions de la récente étude Ernst & Young « How can boards strengthen governance to accelerate their ESG journeys? » n’en sont pas moins sévères. « Le principal défi interne auquel sont confrontées les entreprises aujourd'hui lorsqu'il s'agit de générer de la valeur à long terme grâce à une proposition ESG forte est le « manque d'engagement du conseil d'administration à prendre des décisions qui intègrent pleinement les facteurs ESG et créent de la valeur à long terme ». Aujourd'hui encore, seulement 43 % des personnes interrogées considèrent qu'il s'agit d'un défi important ».
Un immense décalage est donc observé, voire même paradoxalement une absence de direction par ceux-là mêmes qui ont la responsabilité de la donner. Qu’est-ce qui ne fonctionne pas dans le mode de gouvernance actuel ? Quels changements doivent avoir lieu pour que les conseils puissent jouer pleinement leur rôle dans la transition de modèle économique tant nécessaire et attendue ? Comment peuvent-ils faire leur révolution ?
La composition des boards, premier levier de la transition
Le profil des personnes siégeant aux conseils d’administration est très homogène. Trop homogène faut-il dire, car il ne reflète pas la pluralité des perspectives et la variété des parties prenantes dont on a souligné qu’elles étaient l’alpha et l’oméga d’une bonne gouvernance.
Sujet récurrent de la critique, le manque de parité des conseils. En 2021, seuls 31 % des membres des conseils d'administration des plus grandes entreprises européennes cotées en bourse étaient des femmes, avec des différences significatives entre les États membres (de 45 % en France à 9 % à Chypre). Le Luxembourg s’inscrit sous la moyenne européenne avec 22% de représentation féminine dans ses conseils. Afin de corriger ce déséquilibre, le Parlement européen a officiellement adopté en novembre 2022 la « Women on Boards » directive, nouvelle législation européenne sur l'équilibre entre les hommes et les femmes au sein des conseils d'administration des entreprises cotées de plus de 250 salariés. D'ici 2026, celles-ci devront compter 40 % du sexe sous-représenté parmi les administrateurs non exécutifs ou 33 % parmi l'ensemble des administrateurs.
Une diversité de genres, mais aussi d’âges, de langues, de handicaps, une pluralité ethnique, culturelle, sociale, scolaire, académique, professionnelle, entre autre, est nécessaire pour refléter la variété des marchés et des parties prenantes auxquelles s’adresse l’entreprise. « Les faits montrent qu'un large éventail de talents et de compétences et une approche inclusive et diversifiée dans la salle du conseil d'administration contribuent à de meilleures décisions en matière de gouvernance d'entreprise, renforcent la confiance du public dans les entreprises et stimulent la croissance économique » commente ainsi Helena Dalli, commissaire européenne chargée de l'égalité.
La diversité des conseils n’est plus une option : plusieurs études ont établi qu'il existe une corrélation entre la diversité et les performances financières des entreprises. Dans une étude de 2018, le Boston Consulting Group a indiqué que les entreprises dont la diversité au niveau de la direction est supérieure à la moyenne génèrent des revenus d'innovation supérieurs de 19 % aux autres.
Une approche complémentaire pour permettre aux conseils de rester à l'écoute de ces sujets est de constituer des groupes consultatifs, comprenant des universitaires, scientifiques ou représentants d’organisations non-gouvernementales ayant une connaissance particulière des questions environnementales ou sociales.
Certaines entreprises ont également mis en place un « shadow board ». Ce conseil parallèle est un groupe de jeunes employés non cadres qui travaillent ensemble (ou en parallèle) avec les cadres supérieurs et la direction sur des initiatives stratégiques. Ils apportent un angle nouveau et permettent de diversifier les perspectives auxquelles les cadres sont exposés. Selon la Harvard Business Review, les organisations qui avaient adopté un conseil parallèle avant la pandémie étaient mieux à même de répondre aux retombées de la Covid-19 et à l'accélération de la transformation numérique sur le lieu de travail. Ce conseil peut contribuer à la réinvention du modèle d'entreprise, à la transformation culturelle et à la refonte des processus. Et en ce sens être un organe utile pour combler les fossés en matière de compétences liées au développement durable.
Un besoin aigu de formation des conseils à ces enjeux
À l’heure où la prise de conscience prend de l’ampleur et le passage à l’action de la part des organisations est attendu, la maîtrise des compétences liées au développement durable des instances décisionnaires devient cruciale. Recruter des profils experts sur ces questions au sein de son conseil est un requisit pour toute organisation qui souhaite piloter de façon optimale sa transition vers un modèle économique vertueux. La tendance est naissante et les conseils se dotent progressivement de ces compétences nouvelles, ayant notamment de plus en plus recours à des chasseurs de têtes spécialisés comme les agences Acre au Royaume-Uni, Seewhy en Belgique ou Birdeo en France.
Cependant, au-delà de ces expertises clefs, c’est l’ensemble des administrateurs qu’il convient de former à ces questions. La mise à niveau est d’autant plus nécessaire que l'agenda du développement durable et son intégration dans les entreprises est transversal, couvrant l’ensemble des fonctions d’une organisation, que ce soient les ressources humaines, les installations, les achats, le développement commercial, la production, etc. Au Grand-Duché, 67 % des conseils d'administration estiment qu'ils ne disposent pas de toute l'expertise dont ils ont besoin pour traiter les questions ESG et de développement durable, selon le rapport The State of the Luxembourg Boardroom 2021. C’est un véritable programme structuré d’accompagnement, de formation et d’évaluation annuelle de l’évolution des compétences qui est à mettre en place avec des objectifs de développement professionnel pour les administrateurs. Selon le Corporate Governance Barometer - Europe 2022, moins de 40 % des entreprises européennes publient dans leur rapport annuel une matrice des compétences des administrateurs, et à l'exception de la France et des Pays-Bas, moins de 30 % des entreprises ont déclaré les compétences des administrateurs en matière de RSE/durabilité en 2021. Afin d’accompagner les organisations luxembourgeoises dans cette démarche, l’ILA propose le Board Sustainability Competency Assessment tool. Il s'agit d'un outil de réflexion qui aide les membres des conseils d'administration - à la fois individuellement et collectivement - à articuler leurs points de vue et à développer une compréhension commune de la durabilité.
Mesure des résultats et incitations financières
Selon l’adage anglo-saxon, «what gets measured gets done» (ce qui se mesure se fait). Introduire des objectifs précis ainsi que des indicateurs clefs de performance pour suivre les avancées de l’entreprise en matière de développement durable est un volet décisif auquel les administrateurs devront veiller attentivement. La prise en compte de la triple bottom line permet d'obtenir une vue d'ensemble plus holistique des performances et de l’impact de l’organisation, qui renvoie à sa vision, sa mission et ses valeurs.
Or, 52% des répondants à l’étude The State of the Luxembourg Boardroom 2021, affirment qu’ils n’ont pas encore défini leurs objectifs ESG, et qu’a fortiori ils ne peuvent pas les mesurer... Il est vrai que les organisations se heurtent à de nombreuses difficultés lorsqu’il s’agit de collecter les données pertinentes de suivi. La rareté et la fiabilité des données est un problème reconnu. Celles-ci doivent être spécifiques, fondées sur la science, mesurables et comparables. Face à cette complexité, des outils et standards internationaux se perfectionnent cependant et s’établissent peu à peu comme référentiel commun, comme le Global Reporting Initiative depuis la fin des années 90 et plus récemment les nouveaux standards ESRS (European Sustainability Reporting Standard) développés par EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group), qui prennent en compte le EU Taxonomy Climate Act, et les IFRS (International Financial Reporting Standards) développés par l’ISSB (International Sustainability Standards Board) au niveau international. Ils serviront de boussole aux conseils d’administration pour apprécier l’impact de leur organisation et optimiser la gouvernance des risques.
Qui dit indicateur de performance dit aussi généralement incitation financière. Selon le Corporate Governance Barometer - Europe 2022, l'ESG devient un critère de rémunération important lors de l'élaboration des incitations pour les dirigeants. En 2021, près de 2/3 et 40% des entreprises ont intégré au moins un critère ESG dans le plan STI/LTI de leur PDG. Reste à savoir avec quelle ambition et rigueur celui-ci est fixé, mais la tendance est clairement lancée...
Une question de leadership
Au coeur de la responsabilité des conseils d’administration se trouvent le développement et la validation de la stratégie de l’entreprise, ce qui inclut par définition l’évaluation des risques et des opportunités stratégiques auxquels l’entreprise fait face. Or, prendre en compte le présent avec les conditions d’incertitude et les ressources limitées qui lui sont propres afin de construire le futur est précisément au cœur du développement durable. C’est ce qui en fait un sujet vital à l’agenda des conseils d’administration, non plus de façon optionnelle mais obligatoire, pour permettre de garantir la survie et le succès à long terme de l’entreprise. La définition de cette perspective de réussite à long terme, combinée avec la notion de capitalisme des parties prenantes et le concept de raison d’être décrits plus haut, relève de la responsabilité ultime des conseils d’administration, ayant le devoir d'adopter une perspective intergénérationnelle qui s'étend au-delà du mandat de toute équipe de direction.
Temps long, interdépendance et impact sont des notions inhérentes au développement durable. Comme elles le sont à la gouvernance. Il est grand temps pour les conseils de s’emparer pleinement du rôle qui leur est assigné et leur obligation première, à savoir par définition : agir dans le meilleur intérêt de l'organisation. Une entreprise ne réussira pas sa transition sans l’implication totale de ses instances dirigeantes. C'est une question de gestion du changement, de culture, de leadership.
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