John Elkington est souvent vu comme le parrain du développement durable. À l'origine des fameux 3P « People, Planet, Profit* », il appelle aujourd'hui les entreprises à un capitalisme régénérateur. Habitué des conseils d'administration - plus de 80 à son actif -, il nous éclaire sur leur rôle et la capacité à effectuer des virages stratégiques pour un changement de modèles.
Sustainability Mag : Vous avez inventé les fameux 3 P du développement durable - People, Planet, Profit, ou désormais Prospérité. Le niveau d'importance accordé à chacun de ces piliers par les conseils d'administration est-il à la hauteur du défi ?
John Elkington : Dans la plupart des grandes entreprises, la réponse est non, même aujourd'hui. Je pourrais bien entendu mentionner les plus de 6 000 organisations B Corp dans le monde, toutes engagées à prendre en compte la « Triple Bottom Line » (TBL), et peut-être quelques centaines de grandes firmes qui traitent désormais régulièrement les sujets de développement durable au niveau de leur conseil d'administration. Mais la vaste majorité des entreprises à travers le monde, et cela se chiffre en millions, est encore loin du compte.
Le problème réside en partie dans le fait que les écoles de management ont été lentes à s'adapter, rejetant souvent la faute sur les systèmes de notation et de classement qui évaluent leurs progrès. Nous constatons cependant que certaines écoles intègrent désormais la notion de développement durable et ses concepts connexes, et il est clair que de nombreux étudiants exigent maintenant que ces sujets soient traités.
Est-ce que le fait de devoir jongler entre différents horizons temporels représente la principale difficulté pour la gouvernance d’entreprise ?
C'est probablement la plus importante. Une autre est de devoir jongler entre les multiples parties prenantes et, de plus en plus, entre les nombreux niveaux et types d'actions gouvernementales. Pensez à l'impact massif de la loi américaine sur la réduction de l'inflation, tant à l'intérieur du pays sur le mode de fonctionnement des entreprises que sur des dirigeants politiques dans des régions comme l'Union européenne. Le vrai problème est souvent que les conseils d'administration ont considéré l'agenda ESG comme l'équivalent de la notion de « durabilité », ce qu'il n'est pas, et comme une lecture directe de la RSE, ou responsabilité sociétale des entreprises, ce qu'elle est souvent, mais ne devrait pas être. Il y a plus de dix ans, le doyen de la Wharton Business School me disait que la durabilité serait de plus en plus au cœur de tout ce qu'enseigneraient les écoles de management. Il avait raison, mais les progrès ont souvent été très lents.
Justement, revenons sur cette notion de durabilité. Les organisations qui adoptent de profonds changements systémiques en faveur du développement durable - ces transformations majeures que vous appelez « Green Swans » dans votre livre - ont-elles un mode de gouvernance radicalement différent ?
La notion de durabilité fait référence à l'état ou à la santé d'un système. Si le système n’est pas sain ou est instable, ce ne sont pas des modifications incrémentales qui vous mèneront à votre objectif. C’est un changement systémique qui est requis, et celui-ci opère souvent selon ce que Hemingway a appelé une manière « progressive, puis soudaine. »
Dans ce contexte, je vois les Green Swans comme des tendances sociales, politiques et de marché, auxquelles les organisations peuvent ou non réagir. Elles peuvent y répondre, comme lorsqu'elles profitent de la dynamique de réduction radicale des coûts dans le secteur des énergies renouvelables par exemple. Elles peuvent s’en emparer comme un oiseau de proie bénéficie des courants thermiques, ou comme un surfeur profite des vagues. Mais ici, il s’agit des vagues de changement pour demain. En fait, n'importe quel type d'entreprise pourrait puiser dans ces nouvelles tendances et energies du marché.
On pourrait se demander si la dynamique du conseil d’administration de Tesla, qui a clairement surfé sur la tendance Green Swan, est meilleure ou différente des autres. Franchement, je ne le pense pas. Elon Musk a d’ailleurs montré des comportements nettement inquiétants depuis qu'il a acquis Twitter.
Cela dit, les conseils d'administration et les organes de direction qui sont diversifiés, dans toutes les dimensions pertinentes, et dont les cycles d'investissement ne sont pas dictés par des priorités à court terme, sont mieux placés pour s'adapter et exploiter les nouvelles énergies et opportunités. Un cas extrême est Patagonia, dont le fondateur Yvon Chouinard a fait de la Terre le principal actionnaire de cette entreprise qui pèse plusieurs milliards de dollars. Et l’on retrouve des éléments similaires, bien qu'avec des parties prenantes différentes, dans bon nombre d'entreprises familiales ou publiques.
John Elkington, lors du Luxembourg Sustainability Forum 2022.
Selon vous, quels sont les facteurs clés de succès pour un conseil d’administration réellement transformateur ?
Une vision claire de la raison d’être de l’entreprise, éclairée par une compréhension approfondie non seulement des dynamiques de marché, mais aussi des forces susceptibles de les perturber. Ceci couplé à une volonté de prendre des risques bien compris pour aider l'entreprise à se positionner dans ces nouveaux espaces d’opportunités. Enfin, des incitations bien conçues à tous les niveaux et la prise en compte des retours des principales parties prenantes externes.
« Notre agenda va devenir immensément plus politique », avez-vous déclaré dans votre discours lors du dernier Luxembourg Sustainability Forum en octobre 2022. Quel travail les conseils d'administration peuvent-ils entreprendre avec les responsables politiques ? Allons-nous aussi vers des conseils plus politisés ?
Au fur et à mesure que l'agenda du changement s'impose, sa politisation est inévitable. Cela dit, je ne prône pas tant des conseils d’administration faisant de la polique que plutôt des conseils étant dotés d’une conscience politique. Par exemple, un projet clé que nous développons chez Volans - en collaboration avec des entreprises comme Unilever et Natura Brasil- se concentre sur la manière dont les entreprises sont de plus en plus sollicitées pour contribuer à façonner les politiques publiques. Très délicat, ce sujet peut s’avérer un véritable champ de mines, comme l'ont découvert des entreprises comme Disney et BlackRock. Mais si nous voulons vraiment un changement de système, les entreprises conscientes doivent s'engager davantage - de manière positive - dans l'élaboration des politiques qui façonnent leurs marchés.
Jusqu’où les conseils doivent-ils aller? Certains disent que les administrateurs doivent nécessairement se transformer en militants en costume-cravate...
Non, bien sûr que non. Les meilleurs administrateurs d'aujourd'hui sont ceux qui reconnaissent que le rôle des entreprises dans la société change et s’oriente vers un engagement plus actif à tous les niveaux. La plupart des membres des conseils d'administration les plus performants de demain seront probablement des militants en entreprise, mais quel cauchemar ce serait si soudainement chaque administrateur cherchait à devenir un militant activiste !
Êtes-vous un optimiste ? Croyez-vous que les conseils d'administration peuvent montrer la voie vers le capitalisme régénérateur que vous réclamez ?
Je suis né optimiste. Vous ne pouvez pas aspirer à conduire le changement pendant 50 ans, ce qui a été l'histoire de ma vie à ce jour, sans croire qu’au minimum le progrès est possible. à l'avenir, l'engagement des conseils d'administration sera essentiel, mais les entreprises ne peuvent pas agir seules. De nouveaux types de politiques et de gouvernements seront d'une importance cruciale. Mon principal message, c'est que les entreprises doivent maintenant jouer leur rôle pour s'assurer que le changement advienne.
* La notion de profit est aujourd'hui remplacée par celle de prospérité.
John Elkington
Leader d'opinion en matière de développement durable, John Elkington est le fondateur et le « pollinisateur en chef » de Volans, une organisation qui aide les dirigeants à appréhender les nouvelles perspectives d'avenir afin de libérer le potentiel de leur organisation. Il a contribué à la création et à l'incubation de mouvements tels que la B Team, les Dow Jones Sustainability Indexes et la Global Reporting Initiative. En 2009, il a été classé quatrième dans une enquête internationale sur les 100 premiers leaders de la RSE, après Al Gore, Barack Obama et Anita Roddick. Il a également remporté le World Sustainbility Awards en 2021. Son dernier livre « The Green Swans, the Coming Bloom in Regenerative Capitalism », est un manifeste pour un changement de système.
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