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Tribune de Jacques Richard

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Le monde est en proie à la fois à des crises écologiques et des crises humaines sans précédent. Face à ces problèmes gravissimes, la plupart des responsables politiques ont recours aux conseils d’économistes « environnementaux » qui leur proposent des outils comme le « prix du carbone » ou des taxes environnementales frappant les consommateurs. En fait, pour nous, spécialistes de comptabilité écologique, ces instruments sont non seulement inefficaces mais aussi servent à masquer l’origine des vraies causes des désastres écologiques et humains actuels : ils nous font donc perdre un temps précieux. 

Pour étayer cette affirmation, nous énonçons des constats majeurs. Ce ne sont pas les consommateurs qui sont fondamentalement responsables de cette situation mais bien les producteurs, principalement les grandes entreprises qui imposent leurs produits à grand renfort de moyens publicitaires. Ce ne sont pas non plus les marchés, chers aux économistes, avec leurs courbes d’offre et de demande, qui sont en cause dans cette affaire mais bien des outils de gestion, notamment la comptabilité capitaliste : Adam Smith, qui ignorait la comptabilité comme la plupart de ses confrères économistes, a vu la main invisible des marchés mais n’a pas vu la main visible des comptables qui régulent ces marchés.

En effet, la gestion des firmes capitalistes est entièrement dominée par un système comptable totalement égoïste et pernicieux qui constitue la cause fondamentale des problèmes actuels. Ce type de comptabilité est dangereux car il ne conserve systématiquement (mais très efficacement) qu’un seul type de capital, le capital financier : l’argent apporté par les capitalistes qui doit être strictement remboursé, à la différence des autres apports. On sait que pour fonder une entreprise il faut, outre l’apport de capital financier, aussi celui des capitaux humain et naturel. 

Cependant, malheureusement, ces deux derniers ne sont pas strictement préservés et « remboursés » : le premier fait l’objet d’une négociation sur le marché du travail et le second, le plus souvent, est considéré comme un simple objet à exploiter au plus bas coût possible sans égard à sa préservation. Il résulte de cette configuration comptable que le coût de production des firmes capitaliste est un coût totalement tronqué puisqu’il omet la prise en compte systématique de la conservation de deux des types de capitaux. Dans ces conditions, les prix des firmes sur les marchés ne peuvent refléter correctement la réalité des phénomènes économiques. Quant aux bénéfices de ces firmes, ils sont très souvent des bénéfices fictifs distribués au détriment des titulaires des capitaux humain et naturel : une sorte de vol organisé par un système comptable soi-disant « rationnel ».

« Adam Smith a vu la main invisible des marchés mais n'a pas vu la main visible des comptables »

Cette comptabilité inique est entérinée à l’échelle mondiale. Ces mêmes Etats, socialistes, libéraux ou communistes, qui ont un mal fou à se mettre d’accord sur une législation internationale protectrice de la Terre et des travailleurs, se sont pourtant bien entendus pour imposer une régulation comptable gardienne du capital financier dans leurs pays respectifs. Cette loi internationale unique en son genre s’appelle le Code des IFRS (International Financial Reporting Standards). Bien que ce fait soit très peu connu de la plupart des citoyens, il existe bien une internationale comptable. C’est elle qui domine les économies du monde entier. Cette loi comptable désastreuse pour la planète est assortie de droits étatiques qui entérinent partout le pouvoir des seuls actionnaires dans les groupes. Telles sont les vraies causes de la situation actuelle.

Pour en sortir nous proposons une nouvelle comptabilité écologique et humaine associée à une gestion alternative : le modèle CARE (Comprehensive Accounting in Respect of Ecology) couplé à une cogestion écologique. Son idée de base est, à l’instar de certains arts martiaux , de retourner l’arme principale des capitalistes contre eux et de traiter les capitaux humains et naturels « apportés » aux firmes comme l’est le capital financier. Lorsqu’un capitaliste fonde une entreprise avec une somme d’argent S, il inscrit à l’actif de son bilan son argent concret (liquidités ou chèques) et, en même temps (partie double), enregistre un égal montant d’argent abstrait au passif du même bilan en tant que dette à lui rembourser sans condition et donnant le pouvoir dans sa firme. La révolution CARE consiste à étendre ces privilèges aux apports de capitaux humains et naturels.

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Jacques Richard 

Docteur en sciences de gestion, expert-comptable, Jacques Richard est professeur émérite de l’Université Paris Dauphine et membre de l'Autorité des normes comptables. Il est lauréat de « The Academia of Accounting Historians ». Il a publié une soixantaine d’articles dans des revues internationales ainsi qu'une vingtaine d’ouvrages dans le domaine de la comptabilité internationale et de la comptabilité écologique. Son dernier livre, paru en 2020 aux Editions de l’Atelier, s’intitule Révolution comptable. Pour une entreprise écologique et sociale.

à lire et à voir
Jacques Richard, collaboration avec Alexandre Rambaud
Révolution Comptable. Pour une entreprise écologique et sociale, Les Éditions de l’atelier, 2020.

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