Quel rapport peut-il bien y avoir entre une mouche représentée au fond des urinoirs et un prix Nobel d’économie ? Le lien n’est pas immédiat en effet…



Mais si nous ajoutons que cette astuce - lancée pour la première fois dans les années 90 à l’aéroport de Schiphol aux Pays-Bas - a permis une réduction de plus de 70% des coûts de nettoyage, cela se précise. 

Depuis, les fausses mouches ont fait des émules et se sont démocratisées dans les toilettes de nombreux lieux publics à travers le monde et également au Luxembourg. L’exemple peut faire sourire, mais ces solutions efficaces pour un coût très faible ne sont pas anodines et la gente masculine pas la seule cible potentielle… loin de là. Mais de quoi s’agit-il exactement ? Suggestion comportementale, astuce marketing, manipulation bienveillante, incitation douce_?

Un peu tout à la fois : on parle plus généralement de « Nudge », terme signifiant « coup de pouce » (ou de coude) dans la langue de Shakespeare, il se base sur notre naturelle irrationalité en matière de choix. L’être humain voit en effet ses décisions affectées par des heuristiques (mécanismes de pensée construits sur nos émotions, l’environnement ou le contexte pour prendre des décisions extrêmement rapides) qui lorsqu’ils dysfonctionnent créent des « biais cognitifs ». Par exemple notre cerveau a tendance à préférer la satisfaction immédiate au détriment du bien-être à long terme. C’est le biais de la valorisation du court terme qui permet notamment d’expliquer que de nombreuses personnes se disent en faveur de la défense de l’écologie sans pour autant changer leurs habitudes de consommation ou de tri. Mais il y en a bien d’autres : la norme sociale, la recherche du conformisme, l'aversion au risque, le biais de disponibilité (tendance à valoriser des exemples ou des événements récents dans la presse ou dans nos vies). Au total, on recense aujourd'hui plus de 185 «biais cognitifs». Autant de pistes à explorer pour stimuler le civisme, la propreté ou l'intérêt pour la planète.

Au croisement entre économie comportementale et psychologie cognitive, le nudge a été popularisé grâce à deux chercheurs américains Richard Thaler et Cass Sunstein avec leur ouvrage « Nudge. La méthode douce pour inspirer la bonne décision » publié en 2008. Les auteurs posent pour principe que des suggestions indirectes peuvent avoir un effet supérieur à la contrainte. C'est ce qu’ils appellent le « paternalisme libertaire ».

Paternalisme parce qu'on guide les choix des individus vers des décisions favorables à la collectivité, libertaire parce que l’on ne porte pas atteinte au libre-arbitre.

La force du Nudge réside donc sa capacité à susciter une action sans discours réglementaire ou moralisateur. Il permet de faire naturellement basculer de l’intention à l’action. Une aubaine donc ! Notamment pour les institutions publiques dans leurs tentatives d’inciter au respect de l’environnement, à une meilleure santé ou au civisme comme on l’a vu à l’aéroport de Schiphol. Les exemples sont aussi nombreux que divers. En 2011, le métro de Stockholm a par exemple transformé les escaliers d’une station en piano géant pour inciter les usagers à faire un peu d’exercice. Résultat : les passants, curieux ont délaissé les escalators pour entendre la mélodie sous leurs pas !

« La force du Nudge réside dans sa capacité à susciter une action sans discours réglementaire ou moralisateur. Il permet de faire naturellement basculer de l’intention à l’action »

Petit coup de pouce musical à Stockholm pour inciter à se dépenser.

Le Nudge mis au service du développement durable ou « Green Nudge » peut aussi être un outil efficace et « doux » quand le passage des bonnes intentions aux actes écologiques s’avère complexe. Par exemple, placer sur le sol des traces de pas vertes dirigées vers les poubelles municipales s’est révélé efficace dans de nombreux cas avec une baisse allant jusqu’à 50% des déchets jetés par terre à proximité. Aussi, la ville américaine La Verne (Californie) est connue pour avoir réussi à améliorer le tri des déchets en indiquant quotidiennement à chaque habitant la quantité de tri effectuée par les autres riverains. De la même façon, certaines chaînes d’hôtels ont réussi à limiter la surconsommation ainsi que le nettoyage inutile du linge en indiquant par exemple dans les chambres des messages du type_: « 75 % des personnes ayant occupé cette chambre avant vous ont utilisé leurs serviettes de toilette plusieurs fois ». Dans de nombreuses situations, la référence au comportement d’autrui renvoie  à la norme sociale et s’avère bien plus efficace que les simples appels à la préservation de l’eau ou de l’environnement. Et les résultats ne se font pas attendre ! David Halpern, Directeur du Behavioural Insights Team explique ainsi que les factures d’électricité introduisant un élément de comparaison avec des voisins « vertueux » entraînent des baisses de consommation de l’ordre de 2 à 4%, un résultat qui ne pourrait être autrement atteint qu’avec une hausse de 20% du prix de l’électricité. Thaler et Sunstein précisent dans leur ouvrage référence : « un comportement désirable peut-être favorisé, au moins dans une certaine mesure, si l’on attire l’attention du public sur ce que font les autres_»


Crédit : WWF

Le Green Nudge, un outil efficace de la campagne de WWF « Save paper, save the planet »

« Le Green Nudge peut aussi être un outil efficace quand le passage des bonnes intentions aux actes écologiques s’avère complexe »

Chez les managers éclairés et autres responsables marketing, le conseil n’est pas tombé dans l’oreille de sourds (on parle alors de « Nudge marketing ») ouvrant de nouveaux horizons pour remballer la carotte et le bâton et utiliser l’incitation indirecte. À titre d’exemple, de nombreux sites de réservations en ligne utilisent maintenant cette astuce en nous mettant  «_innocemment » en concurrence les uns avec les autres ; « 6 personnes sont en train de regarder cette offre en ce moment », « établissement réservé 28 fois au cours des dernières 24 heures », « dernière réservation il y a une heure »… Ceux-ci nous poussent donc, certes d’un léger coup de pouce ou de coude, mais cette fois vers notre carte de crédit… 

Une telle stratégie peut soulever des interrogations éthiques notamment sur la définition du « comportement désirable » et sur la possibilité de fournir des données erronées voire inventées dans le seul but de pousser à la consommation. Pour certains, il s’agit là d’une forme de manipulation du citoyen que la fin ne peut en aucun cas justifier.

Le jumeau diabolique du nudge : le sludge !

Eric Singler, directeur général de la société d’études et de conseils BVA, en charge de la « nudge unit » défend la forte dimension déontologique du nudge et rappelle sa nécessité d’être fondé sur la transparence et la co-construction. Le nudge répond à des principes éthiques qui sont inhérents à son efficacité : il a pour but d’inciter des comportements positifs sans contraindre ou restreindre les options disponibles et ne s’appuie en aucun cas sur les facultés non délibératives de l’individu (par exemple le recours aux pulsions). 

 « À grands pouvoirs grandes responsabilités » : tel le mantra qui lit le destin du jeune Peter Parker, alias Spider-Man, l’utilisation du nudge présente des enjeux et obligations aussi bien éthiques que politiques. Attention donc, se servir des éclairages des théories de l’économie comportementale à « mauvais escient » et donc créer des « sludges » peut fonctionner à très court terme au même titre que la manipulation de masse ou la contrainte arbitraire mais s’avère contre-productif avec le temps. En effet, cela induit une perte de confiance des utilisateurs envers un produit, une marque ou un mode de management qu’il est difficile de redresser. En interne, forcer le conformisme à outrance nuira invariablement à la créativité des équipes et à l’engagement au travail.


Le jumeau diabolique du nudge : le sludge !

Eric Singler, directeur général de la société d’études et de conseils BVA, en charge de la « nudge unit » défend la forte dimension déontologique du nudge et rappelle sa nécessité d’être fondé sur la transparence et la co-construction. Le nudge répond à des principes éthiques qui sont inhérents à son efficacité : il a pour but d’inciter des comportements positifs sans contraindre ou restreindre les options disponibles et ne s’appuie en aucun cas sur les facultés non délibératives de l’individu (par exemple le recours aux pulsions). 

 « À grands pouvoirs grandes responsabilités » : tel le mantra qui lit le destin du jeune Peter Parker, alias Spider-Man, l’utilisation du nudge présente des enjeux et obligations aussi bien éthiques que politiques. Attention donc, se servir des éclairages des théories de l’économie comportementale à « mauvais escient » et donc créer des « sludges » peut fonctionner à très court terme au même titre que la manipulation de masse ou la contrainte arbitraire mais s’avère contre-productif avec le temps. En effet, cela induit une perte de confiance des utilisateurs envers un produit, une marque ou un mode de management qu’il est difficile de redresser. En interne, forcer le conformisme à outrance nuira invariablement à la créativité des équipes et à l’engagement au travail.


Au Luxembourg, pour l’instant les exemples de nudge sont assez rares, mais un en particulier n’aura pas échappé aux amateurs de ballons ronds durant la coupe du monde 2018. Les services hygiène de la ville dans le cadre de la campagne « anti-littering », ont en effet installé sur le champ du Glacis les premiers « ballot bins » ou « voting bins » pour inciter les visiteurs à participer au maintien de la propreté du site. Le voting bin popularisé en Grande-Bretagne est un cendrier en forme d’urne, équipé de deux compartiments séparés permettant de répondre à une question en y jetant son mégot. Visible et ludique, le cendrier incite les fumeurs à faire preuve de civisme et permet aux non-fumeurs de suivre visuellement l’avancement du sondage. Une fois l’urne remplie, les services de la ville n’ont plus qu’à la vider et peuvent éventuellement changer la question. Quand on sait qu’un mégot peut à lui seul contaminer 500 litres d’eau et mettre 15 ans pour se dégrader totalement, on comprend mieux l’enjeu…

Le succès de ces cendriers - on constate en général une baisse d’environ 30 % des mégots au sol - a incité la ville à généraliser l’initiative durant la Schueberfouer 2018 et par la suite aux principaux arrêts de bus. Douze voting bins au total sont maintenant positionnés dans la ville et 18 autres pourraient être placés prochainement sur des sites clés et fréquentés. « Outre les moyens de communication habituels, nous voulions recourir à des actions de sensibilisation plus innovatrices, en prenant soin d’éviter de moraliser, tout en amenant les gens à réfléchir à ce qu’ils faisaient et à changer leur comportement » indique Gilles Rob, responsable services généraux environnement - hygiène, de la Ville de Luxembourg. Les questions sont régulièrement changées et la ville a même reçu des demandes de la part des non-fumeurs pour participer au vote ! Le voting bin est un bon exemple de la façon dont le nudge est utilisé pour influencer sans brusquer le comportement et pour produire des résultats positifs lorsque les méthodes conventionnelles se sont montrées peu efficaces.

Crédit : IMS Luxembourg

Au Luxembourg, les messages se multiplient pour éviter les mégots par terre. Qu'est-ce que le corail ? / Les chats ont-ils des dents de lait ? / Comment les abeilles communiquent-elles ?

Les travaux Thaler sur l'économie comportementale lui ont valu le prix Nobel d’économie en 2017 « pour avoir inséré des hypothèses psychologiquement réalistes dans les analyses du processus décisionnel économique ». La boucle est bouclée. Thaler a exploré et vérifié expérimentalement de nombreux cas où la rationalité de nos décisions est mise à l’épreuve notamment dans notre manière de consommer. Pour Richard Thaler, ce Nobel représentait une sorte de « récompense morale » ayant plus de valeur que n’importe quel prix. Le premier commentaire de l’heureux élu sur la coquette somme qui accompagne le prix fut d’ailleurs : «_J’essaierai de la dépenser de la façon la plus irrationnelle possible » !

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