Photo : Diego F Parra

Alors que près de 30 % de la population mondiale vit à moins de 100 kilomètres du littoral, la répercussion sociale de la gestion des ressources maritimes s’impose comme un enjeu majeur. Pourtant, en pleine accélération de l’économie bleue, les populations impactées par l’exploitation des océans n’ont que trop peu souvent leur mot à dire et peu de possibilités d’agir. Il est temps de parler de justice bleue.



Le concept de justice bleue

Pour que l’économie bleue soit durable, il est impératif de prendre en compte l’impact social. Or, des chercheurs de l’Université de British Columbia (Vancouver) soulignent dans une étude que « le discours dominant qui présente la croissance bleue comme bénéfique pour l'économie, les pays en développement et les communautés, risque de minimiser la répartition inégale des bénéfices et la possibilité de dommages sociaux substantiels en l'absence de contrôles et de contrepoids suffisants ». C’est en prenant à contrepied la vision dominante de l’économie des ressources maritimes que le concept de justice bleue a émergé.

Ce terme est apparu dans le discours public en 2018, lorsqu’au cours du Congrès Mondial des Petits Pêcheurs en Thaïlande, la professeure Moenieba Isaacs a dénoncé l’exclusion et la marginalisation de cette communauté peu entendue. Plus largement, la justice bleue stipule la reconnaissance, l’inclusion et le traitement équitable de toutes les populations côtières en ce qui concerne l’accès aux ressources océaniques et côtières, leur gestion et leur utilisation. Il s’agit de reconnaître leur droit inhérent à bénéficier d’un environnement marin sain, rentable et durable. Les différents accords internationaux, politiques publiques et actions militantes qui s’inscrivent dans une telle perspective dénoncent une variété d’injustices touchant différentes communautés, à commencer par les petits pêcheurs.

Photo : SweeMing YOUNG

La cause des petits pêcheurs

Depuis les années 50, le secteur de la pêche a traversé des mutations profondes à la suite de l’internationalisation du commerce et des progrès techniques creusant les inégalités entre petits pêcheurs et géants de la pêche industrielle. Aujourd’hui, la question de la protection de l’activité et de la souveraineté des petits pêcheurs - ceux qui pêchent sans ou avec un bateau ne dépassant pas les quinze mètres - s’inscrit parmi les cibles de l’objectif de développement durable (ODD) des Nations Unies n°14 « Conserver et exploiter de manière durable les océans ». Celui-ci stipule notamment la nécessité de « permettre l’accès des pêcheries artisanales de petites tailles aux ressources et marchés maritimes ». 

Cependant, c’est la tendance inverse qui semble s’observer. Un des acteurs internationaux notables sur le sujet, Too Big To Ignore (TBTI), une ONG établie en 2013 et présente dans plus de cinquante pays, dénonce notamment la perte d’accès des petits pêcheurs aux ressources nécessaires à la sécurité alimentaire et au bien-être, la répartition inéquitable des bénéfices économiques et leur exclusion de la gouvernance. Dans la région Antofagasta du Chili, par exemple, des petits pêcheurs ont été dépossédés des espaces maritimes leur garantissant leurs moyens de subsistance en raison des infrastructures nécessaires pour les projets de dessalement.

Selon TBTI, la première étape vers davantage de justice bleue est de générer une prise de conscience quant à la valeur et l’importance des petites pêcheries. En effet, contrairement à ce que l’on pourrait penser, ces dernières constituent un secteur d’activité dynamique et emploient 90 % des pêcheurs à l’échelle mondiale. De plus, elles capturent au niveau global entre 50 % et 70 % des produits de la mer. Et ce, tout en ayant une empreinte carbone nettement moindre que le reste du secteur. En effet, elles ne représentent que 11 % de l’essence totale utilisée pour la pêche au niveau mondial, contre 89 % pour les pêcheries industrielles. TBTI prône en conséquence le renforcement du réseau des petits pêcheurs, la mise en place des politiques et législations qui les soutiennent, et leur inclusion dans les prises de décision.

Photo : Dustan Woodhouse

Dégradation des lieux de vie liée à la pollution et aux déchets

De larges populations exposées

Au-delà des petits pêcheurs, ce sont des communautés côtières entières qui peuvent être négativement impactées par l’essor de l’économie bleue. L’exploitation minière, le pétrole et le gaz, le développement côtier (urbanisation, développement portuaire) sont autant d’activités de l’économie bleue (hors pêche industrielle) qui affectent ces populations. Les injustices environnementales peuvent être particulièrement criantes, qu’il s’agisse de la dégradation des lieux de vie ou de l’apparition de problèmes de santé, liés à la pollution et aux déchets. Exemple particulièrement parlant, la baie de Quintero-Puchuncaví, au Chili, est appelée « zone de sacrifice » tellement la qualité de vie des communautés est impactée au nom du bénéfice économique. La ville accueille en effet 15 industries lourdes parmi lesquelles une fonderie de cuivre, un terminal pétrolier, une usine d’incinération d’ordures ménagères et une centrale thermique alimentée au charbon. En 2018, en un mois seulement, 1 400 résidents ont dû être traités pour empoisonnement au gaz.

Ces injustices environnementales se combinent parfois à un non-respect des droits humains à travers des conditions de travail déplorables voire dangereuses. Sur les côtes du Bangladesh ou de l’Indonésie, des milliers de travailleurs immigrés sont chargés du démantèlement de bateaux et se trouvent ainsi exposés à des toxines telles que l’amiante, le plomb et des métaux lourds. En Thaïlande, cela fait quelques années déjà que les conditions d’esclavagisme moderne sur les vaisseaux de pêche sont dénoncées, en vain. D’après un rapport de l’Environmental Justice Foundation, en 2013-2014, 94 % des travailleurs sur les bateaux ne disposaient pas de contrats, 68 % ont été victimes de violences sexuelles ou physiques et 59 % auraient assisté à l’assassinat d’un collègue. Des chiffres sidérants...

Photo : Simon Reza

L’émergence d’une résistance bleue

Cependant, toutes ces injustices ne passent pas inaperçues. Beaucoup se mobilisent sous diverses formes pour se faire entendre. Certains manifestent ou font appel à des plateformes pour gagner en visibilité. L’Environmental Justice Foundation a ainsi créé une vidéo au sujet de l’exploitation minière des eaux profondes à Clarion-Clipperton, une zone non loin de Hawaï. Dans celle-ci, Solomon Kaho'ohalahala, l’ancien représentant de l'état de Hawaï et militant indigène s’exprime comme suit : « Il est important que nous participions à ce type de discussions. Il existe une culture des fonds marins. Je veux être la voix de nos ancêtres. Je veux être celle qui dit que nous venons d'ici. C'est notre maison. Et vous êtes en train de vous y immiscer. » Quand les décisionnaires nient le rôle culturel central que tient l’océan au sein de certaines communautés indigènes, cela est vécu comme une forme de violence par ces dernières.

La voie juridique demeure cependant le meilleur moyen pour obtenir gain de cause. Le procès Ahousaht et al. contre le Canada qui s’est clôturé en 2009 a permis aux nations Nuu-chah-nulth d’établir des droits indigènes pour la récolte de toute espèce de poisson (autre que le panope) sur leurs territoires et de vendre ce poisson sur le marché commercial.

Photo : Mostafijur Rahman Nasim

Poser des limites pour plus de justice bleue 

Les discussions portant sur le potentiel de l’économie bleue doivent aborder les répercussions sociales des activités sur l’ensemble des parties prenantes au premier rang desquelles les communautés côtières. Repenser les modèles de gouvernance tant aux niveaux international et régional (par exemple, en comblant les lacunes relatives aux obligations internationales et géopolitiques) qu’au niveau local serait un des pas essentiels vers davantage de justice bleue. 

D’aucuns en appellent à une « décroissance bleue » ciblée. C’est-à-dire à un ralentissement des activités économiques maritimes sur des zones données à partir du moment où l’on constate une raréfaction des ressources assurant la sécurité alimentaire et le bien-être des populations côtières. Ces voix encore dissonantes sont à écouter attentivement dans le concert de l’engouement actuel pour la croissance bleue...