Illustration : Aurélien Mayer

Injonctions d’urgence, chrono-compétitivité, hyperréactivité sont le nouvel alpha et oméga de notre société. Cette nouvelle ère du temps machine nous emporte dans un tourbillon soulevant avec lui la question du sens et mettant à mal notre capacité à agir et penser. Dans ce contexte, comment vivre au tempo de l’instantané ?



Bienvenue dans le temps machine

Au sortir de la seconde guerre mondiale, Albert Einstein a dit « il existe trois bombes ; la bombe atomique, la bombe de l’information et la bombe démographique ». 

Selon le grand philosophe de la vitesse Paul Virilio, la menace actuelle, la nouvelle « bombe », c’est le remplacement du temps de la rationalité, normalement soumis aux délais nécessaires pour la réflexion humaine, par un temps machine dont la cadence est donnée par des supercalculateurs. La vitesse, auparavant limitée par le « mur temps », semble ainsi secouée dans sa nature profonde. Si hier encore, on assistait à une accélération de l’Histoire, aujourd’hui il est question d’une accélération du réel. Adieu l’idée de vivre pleinement le moment présent, le nouveau monde tourne au rythme de l’instantanéisme, la course à la minute suivante, le travail « en temps réel ». Alors comment parvenir à suivre ce rythme infernal ? 

Dans une société marquée par la vitesse et l’immédiateté, le nouveau mal du siècle réside dans une impression d’urgence permanente. Le cerveau est réduit à un dévouement absolu au tourbillon de l’instant. 

Illustration : Aurélien Mayer

L’historien Jérôme Baschet parle d’une dictature de l’urgence, une oppression qui crée cette idée de manquer continuellement de temps et de ne plus pouvoir penser bien, voire de penser tout court. L’Homme, telle une machine, ne semble alors plus pouvoir réfléchir au futur, il se contente de répondre continuellement à l’immédiat.

L'attention est devenue l’or invisible de l’économie de marché.

Il sacrifie la réflexion au profit du réflexe. Après le mur du temps, c’est le mur du sens qui à son tour est brisé. L’accélération est ainsi inversement proportionnelle à la richesse de sens. Dans une telle griserie, peu de temps en effet de penser, notamment de penser la complexité croissante du monde et ses enjeux majeurs. Cette évolution est-elle soutenable ? Les pathologies temporelles développées par la « tyrannie des horloges », ainsi que le nommait Norbert Elias, tendent à laisser penser que non.

Une brève histoire du temps

À travers les époques et les lieux, l’Homme a incessamment questionné le temps. Ce dernier a fait l’objet d’interprétations diverses. Ainsi, certains l’envisageaient de manière linéaire, d’autres de façon circulaire ou encore élastique.

Dans l’Antiquité, le temps est perçu comme flexible : une heure en hiver passe plus vite qu’en été : l’unité de temps est adaptée à la durée du jour. Plus tard, Isaac Newton découvre la gravité et déclare le temps constant et linéaire sur l’ensemble de la planète. Albert Einstein quant à lui, envisage le temps de manière relative. Selon le physicien, celui-ci dépend de deux variables : la perception (les émotions) et l’environnement (tel le magnétisme, la vitesse de la lumière ou la distance qui nous sépare d’un trou noir).

Une crise de l’attention généralisée

Autrefois caractérisée par la rareté de l’accès au savoir, la société croule aujourd’hui sous une quantité incalculable d’informations. Dans la nouvelle jungle des données, il s’avère difficile de se frayer un chemin vers le contenu idoine. Et attention aux embuscades ! Fake news, post-vérités, deepfake… les pièges sont nombreux pour mettre à mal cette ressource essentielle : l’attention. Yves Citton, théoricien de littérature, explique qu’avec les accélérations induites par la diffusion massive des développements technologiques - tels les outils numériques et les logiciels reposant sur l’intelligence artificielle et les algorithmes des moteurs de recherche_-, l’attention est devenue l’or invisible de l’économie de marché. Une pub par-ci, un message par-là. Cerveau saturé : crise de l’attention généralisée !

Au-delà des enjeux de marché, les questions attentionnelles sont au cœur d’enjeux sociaux. Yves Citton lie ainsi intrinsèquement les critères attentionnels à nos systèmes de valorisation. Or, si le travail est à présent évalué par la vitesse à laquelle une réponse est apportée à une sollicitation, comment parvenir à prendre du recul, déconnecter ou porter pleinement son attention sur quelque chose ? Laisser son attention glisser d’une notification à l’autre, de l’oreiller au bureau, c’est s’exposer à certains risques : déficit de concentration, stress, hyperconnexion, crise de la décision, tétanie de l’erreur, détérioration des relations sociales… une liste malheureusement non-exhaustive.

FOMO, FOBO, FODA, de la connexion à la tétanie

L’inquiétude de se déconnecter, le désir de ne manquer aucune information et l’ambition de connaître l’ensemble des aspects d’un sujet est conceptualisé sous le nom de FOMO : « Fear Of Missing Out », la peur de rater quelque chose ou d’être laissé de côté. Le FOMO a comme conséquence immédiate la dépendance à la connexion et empêche toute prise de recul par rapport à une situation ou un sujet de réflexion. 

Le stade suivant de ce phénomène est le FOBO « Fear Of a Best Option », cette peur qu’une meilleure alternative n’advienne. Elle se matérialise au moment de prendre une décision, de trancher une situation par la crainte qu’une meilleure possibilité ne se présente dans une minute, une heure ou une semaine. Ce besoin de certitude valable dans le temps est impossible à satisfaire dans le monde professionnel comme dans la vie privée.

Le troisième niveau est également bien nommé : FODA « Fear Of Doing Anything », la peur de faire quoi que ce soit. C’est la résultante des deux phénomènes précédents : rester en continu connecté à tous les canaux de communication et repousser une décision, jusqu’à être certain de sa pertinence à l’épreuve du temps, équivaut à s’enfermer dans un immobilisme et une paralysie décisionnelle catastrophiques au temps de l’agilité entrepreneuriale.

Chrono-compétitivité : l’illusion de l’immédiateté rentable

« Le temps c’est de l’argent », un adage connu de tous et adopté dans le monde du travail comme modus operandi depuis l’émergence du taylorisme à la fin du 19ème siècle. Ainsi, bien que les pratiques professionnelles aient évolué en 200 ans d’histoire, tout le monde reconnaît l’enjeu temps comme indissociable d’un travail efficient.

Aujourd’hui, dans un contexte numérisé de mondialisation des marchés et de barrières spatiotemporelles brisées, apparaît la nécessité d’être toujours plus réactif, plus rapide, plus omniprésent. Simultanéité, immédiateté, ubiquité, urgence, instantanéité se sont transformées en termes banalisés : comment parvenir à naviguer sereinement dans un monde où tout s’accélère ?

Et puis vers quel but, quel destin, nous mène ce bateau qui ne fait qu’augmenter sa vitesse de croisière ? Déjà en 1936 dans « Les Temps Modernes », Charlie Chaplin mettait en avant le côté ubuesque de cette nécessité d’aller toujours plus vite et l’idée d’être emporté par la machine. Apparaît alors le besoin de remettre en cause l’accélération de nos sociétés et des communications tournant à vide sans message. Essoufflés, fatigués, les yeux rivés sur notre horloge à l’autorité disproportionnée, aurions-nous été emportés dans la course effrénée du lapin blanc d’Alice au pays des merveilles ?

Illustration : Aurélien Mayer
à lire et à voir
Paul Virilio
Le Futurisme de l'instant (Ed. Galilée, 2009)
Hartmut Rosa
Résonance. Une sociologie de la relation au monde (Ed. La Découverte, 2018)
Caroline Sauvajol-Rialland
Infobésité. Comprendre et maîtriser la déferlante d'informations (Ed. Vuibert, 2013)
Film de Gilles Vernet
Tout s'accélère (2016)