Face à l'effondrement de la biodiversité, Eva Zabey, CEO de Business for Nature, appelle les entreprises à comprendre leurs risques et dépendances vis-à-vis des écosystèmes et à se doter d'une stratégie pour la nature.
Sustainability Mag : Dans un contexte de crises interconnectées, comment les entreprises peuvent-elles répondre à ces défis multiples ?
Eva Zabey : La nature est le socle de toute notre économie, de nos moyens de subsistance et de nos entreprises. Il est urgent de reconnaître sa véritable valeur et de l’intégrer dans toutes les prises de décision. Cela implique pour les entreprises d’intégrer la nature au cœur de leur stratégie : que ce soit dans la gestion des risques, les achats, la budgétisation ou encore les systèmes de rémunération.
Ces processus quotidiens doivent refléter l’importance des services rendus (pour l’instant) gratuitement par la nature.
En agissant pour préserver la nature plutôt qu’en la dégradant,les entreprises peuvent jouer un rôle décisif face aux crises que nous vivons et contribuer à construire un avenir plus durable.
Comment imaginez-vous un monde favorable à la nature ?
C’est un monde où l’on œuvre activement pour stopper la chute de la biodiversité d’ici 2030. Cela signifie qu’en 2030, il doit
y avoir tangiblement plus de nature qu’en 2020. Pour mesurer les progrès, il faut observer l’évolution des espèces, des écosystèmes et des processus écologiques et voir s’ils sont plus abondants et diversifiés qu’avant. Cette approche est essentielle à la résilience de notre planète et ce cap est aligné sur le cadre mondial pour la biodiversité des Nations Unies. Les entreprises doivent cesser d’aggraver la crise pour devenir des actrices du changement. Grâce à leur influence, elles peuvent faire bouger les lignes rapidement et à grande échelle.
Avez-vous constaté une prise de conscience croissante de la part du monde économique ?
Oui, clairement. Depuis cinq ans, la nature est devenue un sujet central dans le monde des affaires. La nature est désormais une priorité dans l’agenda des entreprises et, chose encourageante, elle est devenue une question non partisane, tous les partis politiques reconnaissant l’importance de protéger, de restaurer et d’utiliser durablement la nature. Plus de 30 entreprises, comme Hermès, Ørsted, L’Occitane ou Decathlon, ont publié leur stratégie via la campagne mondiale "It’s Now for Nature". Et ce n’est que le début : de nombreuses autres organisations sont accompagnées par nos partenaires pour bâtir des stratégies crédibles.
Par ailleurs, plus de 500 entreprises se sont engagées à suivre les recommandations du TNFD (Taskforce on Nature-related Financial Disclosures, Groupe de travail sur les informations financières relatives à la nature), et 150 préparent des objectifs scientifiques pour la nature via le Science Based Targets Network (Réseau des Objectifs Basés sur la Science). Mais même si cette dynamique est encourageante, les démarches volontaires restent insuffisantes face à l’ampleur du défi.
On note toutefois un progrès : les entreprises ne se contentent plus de réduire leur impact négatif. Elles commencent aussi à évaluer leur dépendance aux services rendus par la nature (pollinisation, qualité de l’eau, santé des sols…) Ces services sont vitaux. Certaines perçoivent déjà les opportunités qu’offre la protection de la nature : efficacité des ressources, circularité, compétitivité, résilience… L’approche change : on passe de projets pilotes à une intégration systémique de la nature dans les stratégies. C’est une évolution essentielle.
Les entreprises sont-elles conscientes des risques liés à la nature ?
Malheureusement pas encore assez. Seules 5 % des entreprises du classement Fortune Global 500 ont des objectifs relatifs à la biodiversité, contre 83 % pour le climat. Et moins de 1 % comprennent leurs dépendances vis-à-vis des écosystèmes. Pourtant, à l’échelle macroéconomique, plus de la moitié du PIB mondial est exposé à des risques matériels liés à la nature. Cela représente un risque, mais aussi une énorme opportunité. Le Forum Économique Mondial estime ainsi qu’inverser la perte de biodiversité pourrait créer des millions d’emplois et générer 10 000 milliards de dollars d’ici 2030.
"La nature est le fondement de toutes nos économies, de tous nos moyens de subsistance et de toutes nos entreprises. Ce que nous devons faire, c'est reconnaître et intégrer la valeur réelle de la nature dans toutes les prises de décision."
Ce manque de compréhension est-il lié à la complexité de la nature ?
Oui, la nature est complexe, mais ce n’est pas une excuse pour ne pas agir. Nos systèmes politiques ou financiers, conçus sans tenir compte des rythmes naturels, sont souvent en décalage. Pourtant, nature et business sont étroitement liés. Par exemple, une entreprise hydroélectrique dépend de la forêt en amont pour limiter l’érosion, tout comme l’agriculture dépend de la pollinisation ou de la qualité des sols.
Le Science-Based Targets Network décompose la nature en cinq domaines : eau douce, terres, océans, atmosphère (y compris le climat), et biodiversité. C’est une manière d’agir de manière plus structurée, tout en tenant compte de l’interconnexion de ces éléments.
Toutes les entreprises peuvent-elles agir ?
Absolument. Quelle que soit leur taille ou leur secteur, toutes ont un rôle à jouer. Il existe une méthode en quatre étapes appelée ACT-D : Assess, Commit, Transform, Disclose (évaluer, s’engager, transformer et rendre compte). C’est une approche simple pour intégrer la nature dans les décisions, réduire les impacts, et contribuer à transformer nos modèles économiques et financiers. Chaque secteur peut évoluer, même si cela prend du temps. Dans la mode, par exemple, cela suppose de remettre en cause la fast fashion, ou de faire en sorte que réparer coûte moins cher qu’acheter neuf. Pour aider les entreprises dans cette démarche, des guides d’action ont été créés pour 15 secteurs, avec le WEF et le WBCSD.
Mais cela semble complexe à mettre en œuvre…
Oui, car notre système économique ne valorise pas encore les performances environnementales ou sociales au même titre que le capital financier. On parle d’une « défaillance de marché » :
les impacts négatifs sont externalisés sans être pris en compte. Nous devons évoluer vers un système où la véritable valeur de la nature est intégrée dans les produits et les services, faisant des entreprises les plus durables également les plus performantes.
Aujourd’hui, au moins 2 600 milliards de dollars de subventions soutiennent des activités néfastes pour l’environnement. Ces sommes destinées à stimuler la croissance économique et à soutenir des industries essentielles, encouragent involontairement une production non durable ou une consommation à forte intensité de carbone, l’épuisement des ressources naturelles ou la dégradation des écosystèmes mondiaux. Une réforme des subventions est donc essentielle pour garantir que l’argent public serve le bien commun en soutenant, et non en détruisant le monde naturel. En les réorientant vers des pratiques durables, l’impact sur la biodiversité, le climat et la résilience économique serait considérable.
Comment décririez-vous le rôle du secteur financier ?
Les institutions financières ont une responsabilité majeure : réduire leur propre impact, soutenir la transition des entreprises, et combler le déficit de financement pour la biodiversité (estimé à 700 milliards de dollars par an).
Les institutions financières doivent renforcer leurs capacités internes en s'assurant que leurs équipes comprennent et maîtrisent les risques liés à la nature, et bénéficient du soutien nécessaire pour contribuer à la création de nouveaux marchés financiers innovants pour les produits relatifs à la nature. Elles doivent également élaborer des politiques de financement et des plans de transition favorisant la nature, en intégrant des stratégies axées sur des problématiques telles que la déforestation et la pollution, tout en excluant potentiellement les politiques finançant des impacts environnementaux négatifs.
Par ailleurs, il est essentiel d'intégrer la nature dans les systèmes de gestion des risques, grâce à des processus de sélection des nouvelles relations financières et d'évaluation régulière des relations existantes. Les institutions financières doivent également créer des systèmes de reporting dédiés robustes, en s'assurant de disposer des informations pertinentes, en utilisant des cadres tels que le TNFD. Enfin, elles doivent dialoguer directement avec les clients ayant des impacts ou des risques environnementaux, en leur offrant des conseils et un soutien pour évaluer et atténuer leur empreinte biodiversité et en utilisant leur influence, par le biais de votes et de résolutions d'actionnaires, pour impulser des changements positifs.
S'il peut être plus facile pour les institutions financières de ne pas s’engager en raison du caractère indirect de leur impact, elles sont de plus en plus nombreuses à reconnaître les risques liés à la nature intégrés à leurs portefeuilles et à prendre les mesures nécessaires pour y faire face.
Photo : Karsten Winegeart | Unsplash
Le Cadre Mondial pour la Biodiversité adopté par 196 pays en décembre 2022 est-il à la hauteur des enjeux de transformation nécessaire ?
Ce cadre est un vrai tournant pour la nature, comparable à l’Accord de Paris pour le climat. Il donne une feuille de route commune et responsabilise les entreprises afin qu’elles jouent un rôle central dans l’atteinte des objectifs fixés. L’objectif 15 demande explicitement aux entreprises et institutions financières d’évaluer, de divulguer et d’agir sur leurs impacts et dépendances vis-à-vis de la nature. Aussi, ce pacte mondial se traduit dans des règlementations nationales et envoie un signal politique fort. Les pays développent des stratégies nationales de préservation de la biodiversité, dont certaines incluent les entreprises, et on voit apparaître des lois comme la CSRD en Europe. Bien que ces réglementations rencontrent des difficultés, des bases sont posées et de nombreuses entreprises engagées dans ces actions poursuivront leurs efforts pour harmoniser les règles du jeu.
Des progrès sont également réalisés en matière de reporting obligatoire. On le voit notamment en Chine, où les trois principales places boursières exigent de plus de 400 sociétés cotées qu’elles publient des informations relatives à la nature, et au Japon, où le pays a introduit les toutes premières normes de divulgation en matière de développement durable.
Des réglementations similaires, comme le « gain net » de biodiversité au Royaume-Uni et les discussions sur les marchés de la restauration de la nature en Australie, donnent un nouveau cadre. Ces évolutions réglementaires apportent la certitude politique dont les entreprises ont besoin pour progresser et transformer leurs activités.
Dans ce contexte géopolitique incertain, comment voyez-vous l’évolution de l’agenda relatif à la nature ?
Malgré les tensions et l’incertitude du contexte politique international, je pense que l’engagement en faveur de la nature va continuer à progresser. Surtout lorsque l’on considère l’interconnexion de ces défis mondiaux. La nature n’a pas de couleur idéologique, c’est une cause qui requiert engagement et collaboration de la part de tout le spectre politique. Aujourd’hui plus que jamais, il est essentiel de se concentrer sur les avantages universels des mesures prises pour inverser la chute du vivant dans toutes les régions du monde et assurer notre résilience future. Il y a une réelle opportunité de mobiliser et de motiver les gens à contribuer à cette priorité collective. La nature parle aux citoyens, car elle est visible localement. Cette connexion émotionnelle est une vraie force d’appel à l’action. Je suis convaincue que la nature restera à l’ordre du jour des entreprises. Le sujet continue à gagner en importance et des discussions ont désormais lieu au sein des conseils d’administration. La nature pourrait même devenir un enjeu central pour la survie de nombreuses activités économiques, malgré les freins potentiels liés à d’autres défis politiques ou économiques.
Nous sommes à un moment critique de transition vers une économie respectueuse de la nature et équitable. Aujourd’hui, nous connaissons l’ampleur du changement nécessaire et attendre la solution parfaite serait une erreur. Nous nous sommes accordés sur l’objectif et le plan pour y arriver. Désormais, le cap est clair et message est simple : toutes les entreprises doivent s’y mettre, dès maintenant. C’est le moment de donner la priorité à la nature et chaque entreprise devrait nous rejoindre dans cette démarche.
"Nous nous trouvons à un moment critique de la transition vers une économie équitable et respectueuse de la nature."