Photo : Jean Zanuttini / Crédit : Néoline

4200 mètres carrés de voilure, 136 mètres de long, un système météorologique et de routage innovant. Voici à quoi ressemble le cargo de demain, ou plus précisément, le Néoliner. Dans deux ans, ce navire d’un nouveau genre assurera la liaison Saint-Nazaire-Baltimore, via Saint-Pierre-et-Miquelon et Halifax. En quête de logistique verte, de nombreuses marques ont déjà réservé leur espace à bord. Jean Zanuttini, à la tête de l’aventure, nous partage son ambition. 


INTERVIEW

Sustainability MAG :  Quelle est l’ambition du Néoliner ?   

Jean Zanuttini :  L’objectif est de démontrer qu’il est possible d’utiliser le vent à titre principal pour propulser un navire, tout en apportant un service de transport opérationnellement viable. L’enjeu est de prouver que nous pouvons, aujourd'hui, avec les technologies actuelles viabiliser l'usage du vent à bord des navires. C'est vraiment un enjeu opérationnel, industriel et, en second plan forcément, financier puisqu'il s’agit d’un projet à but lucratif.  

En quoi le Néoliner se distingue-t-il des autres navires à voile déjà existants ?  Quelle est sa principale innovation technologique ? 

Il s’agit en réalité d’une combinaison d’innovations. La première, c’est que nous utilisons un gréement de très grande capacité et taille, avec 4200 mètres carrés de voilure, qui est rabattable pour passer sous les ponts. C'est un élément important pour pouvoir utiliser des navires de commerce à voile sur tout type de lignes. Nous avons choisi d’opter pour des surfaces de voiles plus importantes par rapport à la taille du navire, car cet élément est central dans le modèle économique et dans la réduction d'impact. Des systèmes anti-dérives ont également été ajoutés sous la coque, facilitant la remontée au vent, et eux-mêmes rétractables pour pouvoir entrer dans les ports. Aussi, la gestion de l'énergie à bord permettra de tester beaucoup de modes de fonctionnement et nous projetons d’y tester l'hydro génération. L’idée ici est de générer de l'électricité à bord via l'hélice de propulsion et de recharger des batteries. Il s’agit ainsi de poser les bases d’un mix énergétique qui pourra être optimisé pour essayer d'atteindre à terme zéro émission. Nous travaillons pour démontrer la faisabilité et la pertinence d’un transport maritime qui soit fortement décarboné. On ne parle pas ici de 10 ou 20 % de réduction, mais bien plus. 

Crédit : Mauric / Neoline

Sur vos navires pilotes, cette réduction d’émissions est prévue de 80% à 90% ? 

Tout à fait. Nous estimons à entre 80 et 90% la réduction des émissions par rapport à un service qui serait opéré par un navire de taille comparable allant à une allure de 15 nœuds. La réduction de la vitesse joue considérablement. En passant de 15 à 11 nœuds, nous divisons par deux le besoin en énergie. C'est énorme. Le reste de cette réduction d’émissions est bien sûr due au vent que nous utilisons à titre principal.  

Quel est l'horizon de temps pour atteindre cet objectif zéro émission que vous vous fixez_ 

Nous pensons que, environ dix ans après le premier navire, nous pourrons être en mesure d'approcher le zéro émission. Pour cela, nous avons l’intention de multiplier par trois la capacité du pack batterie. En installant des batteries un peu plus récentes et de meilleure capacité, nous pourrons envisager, dans les ports où on peut se brancher à quai, de faire tout le séjour portuaire en zéro émission.  

Ne restera plus qu’à régler l'usage du moteur diesel pendant les phases maritimes. Il est actuellement pensé pour produire l'électricité à bord et, de temps en temps, pour ne pas être en retard si le vent est trop faible. Sur ce sujet, nous travaillons sur les façons de récupérer à bord de l'énergie autre que celle du vent : l’hydro génération, mais aussi le solaire, l'énergie de la houle avec le tangage, etc. L'usage d’un système de type hydrogène ou méthanol pourrait venir compléter le dispositif. Nous imaginerions bien une pile à combustible d'une puissance modeste qui fonctionne tout le temps et nous permette d'avoir un appoint d'énergie provenant de la terre et décarboné à terme.  

Donc, vous voyez nous avons déjà supprimé 80 - 90 % des émissions et nous travaillons sur les 10 à 20 % qui restent.  

« La réduction de la vitesse joue considérablement. En passant de 15 à 11 nœuds, nous divisons par deux le besoin en énergie »

Est-ce qu'on pourra parler de ponctualité ou faudra-t-il faire avec les aléas de la météo ?  

La révolution météorologique permet de ré-envisager l'usage du vent de façon fondamentale. Elle fournit des prévisions disponibles sur une semaine, voire deux et peut être couplée avec des systèmes de simulation de trajectoires optimales afin de capter un maximum d'énergie vélique tout en assurant la ponctualité du navire. En cas de retard, il existe toujours la propulsion par carburant, dite hybride, conçue pour atteindre les 14 nœuds. C’est en fait cette assurance qui permet aujourd’hui à l'équipage et au capitaine de prendre le risque d’utiliser la force vélique sans remettre en cause la ponctualité.  

Cet impératif de ponctualité pourrait être questionné au fond. Pourquoi devrait-on se conformer aux standards logistiques actuels ?  Finalement, est-ce qu'on ne peut pas imaginer une moindre exigence des clients chargeurs en termes de délais à tenir ?  

Quand nous avons commencé le projet, avec Michel Péry, qui a une carrière complète dans la marine marchande, dont 26 ans de commandement, et moi-même, qui ai navigué comme officier durant sept ans, la ponctualité était le centre de nos discussions. Il fallait être capable de dire aux chargeurs : "Nous allons prendre plus de temps, en revanche nous serons ponctuels". Tous ont fait part d'une vraie tolérance pour la durée de transport. Jamais nous n’avons perdu un seul client pour cause d’un transit-time annoncé trop important. Cependant, ils nous ont tous confirmé que le sujet de la ponctualité était central.  

Crédit : Mauric / Neoline

Il y a sans doute des routes favorables à la propulsion vélique ou certains types de propulsion vélique ?  

Concernant les zones géographiques, les zones éloignées de l'Équateur et des zones tropicales seront en moyenne plus favorables à la propulsion par le vent. L’Atlantique Nord, selon les saisons, le Pacifique Nord, les quarantièmes rugissants, sont des zones intéressantes car le vent y est fort et constant.  En revanche, certains endroits sont beaucoup plus difficiles comme la route vers l’Asie (phénomène de mousson), la mer Rouge ou la Méditerranée, parce qu’il y a souvent trop de vent, ou pas du tout. Aussi, il est beaucoup plus pertinent d'utiliser la propulsion par le vent dès lors qu’il y existe une bonne distance de navigation entre les ports. Si, à un moment, le vent souffle moins, ce n’est pas grave car ce sera rééquilibré les jours suivants. En revanche, en cabotage côtier avec une escale tous les jours ou deux, il faut s’adapter aux conditions météorologiques et le moteur doit être utilisé. Nous le constatons avec le cabotage européen, nous avons fait des simulations d'essais et immédiatement, la part de vélique sur le navire s’est vue réduite aux alentours de 50 %.  

Cela questionne la généralisation du modèle vélique, si nous pensons à la desserte de ports majeurs comme Singapour par exemple ?  

Oui et il n'y a pas que cela qui pose question. Les navires à la voile ne peuvent pas transporter des chargements aussi importants que les vastes porte-conteneurs conventionnels que nous connaissons. Dépasser les 200 mètres pour un bateau à voile est très compliqué.  

Nous proposons donc des lignes plus directes avec des navires plus petits entre des ports régionaux. Ce modèle est avantageux au niveau des acheminements terrestres puisque l’Interland est mieux desservi. Cette nouvelle approche répond à un besoin. Les acteurs de taille plus petite et moyenne recherchent des systèmes qui apportent de l'indépendance et de la résilience. Le vélique en est un parce qu’il n'impose pas de passer à la pompe pour obtenir de l’énergie, et ne présente pas de risque, ni d'externalité négative. Cela fait donc énormément de bénéfices. L’inconvénient, certes, est qu’il y a une baisse de productivité des outils de travail par rapport aux modèles classiques : le navire est plus cher à l’achat, plus lent et transporte un peu moins par rapport à sa longueur. Nous, ce que nous essayons de démontrer, c'est que cette productivité plus faible ne veut pas dire que la rentabilité et la profitabilité soient moindres.  

« Nous avons déjà supprimé 80 - 90 % des émissions et nous travaillons sur les 10 à 20 % qui restent »

D’un point de vue tarifaire, comment se situe votre offre ? Êtes-vous compétitifs ?  

Dans certains cas, nous sommes capables de nous aligner. Comparés à des navires de taille équivalente, nous parvenons, en prenant en compte le pré acheminement, à proposer des tarifs de transports à peu près équivalents, ce qui est vraiment intéressant pour les chargeurs. En revanche, pour les frets qui sont très massifiés comme le conteneur, nous sommes plus chers. Dans ce cas, les économies éventuelles que nous proposons au préacheminement ne permettent pas de compenser la différence d'effet d'échelle.   

Il y a en revanche une certaine prévisibilité des prix qui joue en votre faveur ?  

Tout à fait, c'est un argument que nous essayons de mettre en avant auprès des chargeurs. Nos coûts sont quasiment indépendants de l'aléa fuel puisque seulement 7 à 8 % de nos charges sont liés au carburant, là où notre concurrence se situe plutôt à 40 % - 50 %, voire plus. Quand le prix du carburant double, cela impacte notre modèle de façon très limitée, alors que les autres ne peuvent pas faire autrement que de reporter le surcoût auprès de leurs clients. C’est un argument qui ne rencontre pas un écho gigantesque pour l'instant, mais nous pensons qu'il aura de l'impact dans le futur.  

Il y a déjà de nombreuses marques qui ont signé des accords avec votre compagnie.  Pouvons-nous déjà parler de succès commercial avant même que le navire soit à l'eau ?  

En tout cas, c'est un succès de vente. Beneteau et Manitou exportent depuis l'Ouest vers Baltimore, et à peu près 30 % de leurs exportations se font vers les États-Unis.  Cela représente un marché très important pour eux comme pour nous, puisque cela nous a constitué un fond de cale cohérent et correctement rémunérateur. De plus, même si nous ne sommes pas spécialisés dans le conteneur, nous anticipions qu'il y aurait également une appétence de ce côté-là et cela a été prouvé en 2020 malgré le confinement. Nous n’étions pas certains que l'appétence permette de combattre le surcoût, mais la proposition d'une offre structurée sur 13 jours autour de deux ports qui ne sont pas centraux pour les chargeurs au conteneur, a permis de récupérer une part des flux pour compléter le chargement France-USA. Notre enjeu pour la suite, est le complément retour des USA vers la France qui présente ses propres défis.  

Crédit : Neoline

Première génération de navire pilote Neoline d'une longueur de 136 m.

Vous êtes à quel taux de remplissage pour le premier ? 

Disons qu'il est aujourd’hui totalement rempli, dans le sens France vers Amériques, en lettres d'engagement et en contrats fermes.  

C'est donc un franc succès côté chargeurs mais quels sont les derniers verrous à faire sauter avant le grand lancement ? 

Le secteur maritime n'est pas simple en matière de financement privé car, même s’il est fructueux, il reste risqué. L’actif que nous proposons de financer est moins productif que les navires qui existent aujourd'hui. Au fond, qu’est-ce qu’un système décarboné d'un point de vue financier ? C'est un système dont on est absolument certain qu'il coûte plus cher au début et dont on nous promet qu'il coûtera moins cher après. Voilà, pourquoi c’est plus difficile de convaincre, ça prend du temps de créer la confiance.  

Faudrait-il un soutien des pouvoirs publics plus affirmé à la filière ?  

Au quotidien, les personnes avec qui nous travaillons au niveau institutionnel sont extrêmement impliquées et je dois dire qu'elles développent des trésors d'énergie pour faire en sorte que le projet puisse aboutir. Je les en remercie énormément.  

Mais au niveau politique, au sens plus large et noble du terme, l’idée serait de se donner les moyens d'une transition énergétique ambitieuse. La vraie question est : « Comment finance-t-on ces efforts énormes ? » Si l’on regarde dans le passé les révolutions industrielles ou les booms qu'il y a pu avoir sur telle ou telle technologie, ils étaient accompagnés de dispositifs de financement public extrêmement incitatifs... Les politiques actuelles nous soutiennent certes, mais c'est important de se rendre compte de la différence de magnitude qu’il existe entre ce qu'on peut faire aujourd'hui au niveau public dans les règles de l'art, et ce qui à mon avis devrait pouvoir être fait compte tenu des enjeux qui sont devant nous. Il va falloir que la filière vélique se généralise et pour ce faire, les investissements devront être très lourds.  

« L'enjeu n'est plus de réduire les émissions de 10 ou 20 %, mais bien d'atteindre le zéro le plus vite possible. Le vélique a donc de sérieux arguments pour lui  »

Et pourtant, c'est maintenant que ça se joue pour l’extension de la filière ?  

Nous le savons, le terme « génération future » n'est plus adapté. De plus en plus de personnes se rendent compte que l'enjeu n'est plus de réduire les émissions de 10 ou 20 %, mais bien d'atteindre le zéro le plus vite possible. Le vélique a donc de sérieux arguments pour lui, que ce soit en propulsion d'appui auxiliaire ou en propulsion principale. Cette prise de conscience qui se développe autour de l’urgence à agir est extrêmement positive. Certains y travaillent et progressent, comme plusieurs banquiers ou la Banque Européenne d’Investissement avec qui nous collaborons.  

Vous avez parlé d’un navire pilote, n’y en a-t-il pas d’autres dans les cartons ? 

Notre intention est d'en lancer un deuxième assez rapidement. Idéalement dans l'année suivant la mise à l’eau du premier, de sorte à avoir un départ tous les 15 jours. On souhaiterait un démarrage du service pour mi 2024. Par la suite, des versions plus spécialisées pourraient voir le jour, ainsi que des versions de taille plus importante. 

Peut-on imaginer que dans 10 ans le fret maritime pourra être à la voile ? Totalement ?  

Le vent pourra un jour jouer un rôle sur tous les navires de commerce, mais je ne pense pas qu’il sera partout la propulsion principale, car le règne de la solution unique n’existe plus. Les solutions que nous portons en propulsion principale sont vraiment intéressantes pour les lignes secondaires et les acteurs de moyennes tailles, parce que cela leur donne une liberté importante. En revanche, pour des acteurs extrêmement industrialisés, le vent ne peut jouer qu'un rôle auxiliaire tant que prédominent la logique de hub et de grands navires qui accompagnent la mondialisation.  

Au fond, la question derrière est celle de la relocalisation et de la réindustrialisation. On sait très bien qu'un monde post-carbone est un monde où l’on produit plus localement, tout en maintenant les échanges utiles bien sûr. L’objectif est de ne plus couper du bois français pour l'envoyer en Chine et le ramener sous forme de lattes de parquet pour le vendre à 50 km de là où il a été initialement coupé. Si dans le futur on se concentre sur ce qu’il est vraiment nécessaire de transporter, alors les navires seront plus petits et il sera possible que la plupart d’entre eux soient principalement propulsés par le vent. 

Mais avant que cette logique ne change, je pense qu'il faut s'attendre à des systèmes de transports toujours extrêmement massifiés sur des grandes lignes qui ne puissent faire appel au vent qu'à titre auxiliaire. En revanche, c’est une tendance positive, le vent sera clairement utilisé sur les lignes secondaires qui représentent déjà un vrai marché. En tant qu'entrepreneur, cela nous va.  

Crédit : Neoline

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