Photo : Walter Stahel

« L'économie circulaire a toujours été omniprésente dans notre société, mais de manière invisible et silencieuse »



INTERVIEW 


Sustainability MAG : Vous êtes à l’origine du terme « cradle to cradle » et un précurseur de l’économie circulaire. Quel changement conceptuel majeur avez-vous souhaité introduire ?

Walter Stahel : J’ai rejoint les centres de recherche Battelle à Genève en 1973, l’année du choc pétrolier qui a entraîné une hausse du chômage en Europe. Il m’est apparu que l’économie devait se servir des ressources abondantes et économiser celles qui sont rares, et ce, en substituant la main-d’œuvre à l’énergie. En tant qu’architecte, je savais que la rénovation des bâtiments a besoin de plus de main-d’œuvre que la démolition et la reconstruction, mais aussi qu’elle rapporte plus à l’architecte et résulte dans des logements moins chers. Cela génère également beaucoup moins de déchets et nécessite nettement moins de ressources, car la structure porteuse - qui représente 80 pour cent des ressources utilisées - est la plupart du temps préservée.

Je soupçonnais que cette substitution de la main-d’œuvre à l’énergie serait également pertinente pour d’autres secteurs industriels et ai soumis une proposition de recherche sur « le potentiel de substitution de la main-d’œuvre à l’énergie » à la Commission des communautés européennes à Bruxelles pour vérifier ces hypothèses pour le secteur automobile français et les secteurs de la construction. Le rapport de 1976 qui en a résulté, écrit par Geneviève Reday et moi-même, confirme entièrement ma thèse et décrit la vision d’une économie en boucle, aujourd’hui appelée économie circulaire, ainsi que son impact sur la création d’emplois, la compétitivité économique, l’économie de ressources et la prévention des déchets. J’ai publié le rapport aux États-Unis en 1981, sous la forme d’un livre intitulé « Jobs for Tomorrow ».

Au début des années 1980, les décideurs impliqués dans la politique des déchets ont exprimé l’idée d’une responsabilité du produit qui irait « du berceau à la tombe » (from cradle to grave). J’ai souligné que le « cradle to grave » n’était qu’un marketing amélioré bénéficiant aux fossoyeurs, car elle repose toujours sur des solutions de bout de chaîne. J’ai insisté sur le fait que la solution vraiment durable était d’utiliser des biens durables dans une économie en boucle, « du berceau au berceau » (from cradle back to cradle) afin d’éviter les déchets. En 1989, des experts allemands ont tenté en vain de bloquer mon étude « Long-life goods and recycling – waste prevention strategies for products » pour le Ministère de l’Environnement du Bade-Wurtemberg, soutenant que la prévention des déchets n’était possible que par le recyclage des déchets dans les procédés de fabrication et non dans l’utilisation du produit. Cela montre combien mon rapport de 1976 à la Commission était révolutionnaire.

Illustration : Aurélien Mayer

Ce n’est qu’en 2016, quarante ans après mes recherches, qu’un homme politique suédois et un professeur d’économie de Stockholm se sont engagés à vérifier l’impact sociétal et macroéconomique du passage à une économie circulaire. En utilisant un modèle élargi d’entrées/sorties, ils ont analysé une douzaine de pays européens et constaté dans chaque cas une réduction substantielle des émissions de CO2 d’environ 65% ainsi qu’une augmentation de l’emploi d’environ 4% au niveau national, démontrant clairement une substitution de la main d’œuvre à l’énergie.

« Les biens d’aujourd’hui s’avèrent être les ressources de demain aux prix des marchandises d’hier »

Quand on parle économie circulaire, on entrevoit d’abord les bénéfices environnementaux, mais en réalité vous insistez beaucoup sur l’aspect social…

Mon changement conceptuel a été d’étudier l’utilisation des stocks dans une économie régionale, tandis que l’économie est concernée par l’optimisation des flux de biens jusqu’au point de vente. L’analyse de l’utilisation des stocks m’a permis de « découvrir » qu’une économie circulaire utilise plus de main-d’œuvre locale qualifiée et moins d’énergie, elle génère également moins d’émissions de CO2 et produit des objets moins chers que la fabrication linéaire. Les avantages environnementaux et les économies de ressources ont été un bénéfice notable et bienvenu, néanmoins ce n’ait pas le moteur premier de ma quête.

Aujourd’hui, les avantages de l’économie circulaire en termes de faible impact environnemental sont sous les feux de la rampe car nous n’avons pas fait de réels progrès dans la réduction des volumes de déchets, ni en ce qui concerne l’épuisement des ressources ou les émissions de gaz à effet de serre. Mais nous n’avons pas non plus atteint le plein emploi dans la plupart des pays industrialisés. À l’ère de l’industrie 4.0 et du vieillissement de la population, l’économie circulaire offre aux travailleurs seniors la possibilité d’utiliser leurs compétences et leurs connaissances pour préserver les valeurs et les stocks existants en prolongeant la durée de vie des systèmes et objets existants.

Pour les pays occidentaux industrialisés, le défi de l’économie circulaire subsistant consiste à éliminer les déchets en supprimant les « déchets mélangés » et les « ressources secondaires » grâce à des technologies capables de recycler les atomes et les molécules en une pureté comparable aux ressources vierges. La connaissance de la dépolymérisation des polymères plastiques, la dévulcanisation des produits en caoutchouc, la déconnexion des alliages métalliques pourrait être la base du secteur minier de demain. Bref, un vaste potentiel de création d’emplois.

Vous soulignez la transition nécessaire vers une « économie de fonctionnalité ». Pourquoi les entreprises devraient-elles changer ?

Parce que l’économie de fonctionnalité est la forme la plus compétitive et la plus durable de l’économie circulaire. En conservant la propriété de leurs produits pendant toute leur durée de vie, les acteurs économiques internalisent la responsabilité et les coûts des risques et des déchets. Ceci leur donne de fortes incitations financières pour prévenir les pertes et les déchets afin d’accroître les profits.

Une incitation au changement est la compétitivité : les coûts de mise en conformité et de transaction liés à l’achat de ressources - à la fois vierges et post-recyclage - sont en constante augmentation grâce à l’adoption de nouveaux règlements et législations par un certain nombre d’organismes nationaux et internationaux. Pensez aux minéraux dont le commerce finance les conflits, aux droits relatifs à l’eau, au travail des enfants et à l’environnement dans les activités minières et de recyclage. La propriété conservée quant à elle, élimine la plupart de ces coûts de conformité et de transaction. C’est pourquoi la compétitivité des modèles commerciaux de l’économie de fonctionnalité augmentera continuellement avec le temps, mais son intérêt dépasse largement une simple comparaison coûts-avantages entre les stratégies de fabrication et de location / leasing.

Un autre argument est la sécurisation des ressources futures : si une entreprise conserve la propriété de ses produits, y compris des composants, alors les biens d’aujourd’hui s’avèrent être les ressources de demain aux prix des marchandises d’hier. L’entreprise peut reconditionner et améliorer le stock de marchandises existant, ou le faire recycler pour récupérer les matériaux. Si les prix des matières augmentent, la compagnie peut avoir un avantage coûts considérable vis-à-vis des concurrents qui dépendent de l’achat de nouvelles ressources.

Cependant, offrir une fonctionnalité, c’est-à-dire un service de qualité sur la durée la plus importante qui soit, en utilisant le moins de matière et d’énergie possible, exige que la stratégie de l’entreprise soit globalement revisitée.

Justement, comment les entreprises peuvent-elles s’engager dans cet exercice ?

En exploitant les synergies en matière de suffisance, efficacité et solutions systémiques dans l’utilisation des stocks existants et des ressources qui les composent, ceci en combinaison avec l’innovation socio-techno-commerciale.

Les entreprises qui exploitent les modèles commerciaux de l’économie de fonctionnalité doivent maîtriser au moins deux des trois capacités suivantes: compétences en fabrication d’équipement d’origine (OEM dans le schéma), exploitation et maintenance (O&M), et rétention de la propriété. Comme le montre le schéma, l’excellence traditionnelle de l’OEM et du marketing ne suffira pas. L’innovation est la clé.

Avez-vous à l’esprit des exemples particulièrement parlants en la matière ?

Les Private Finance Initiatives (PFI) sont une stratégie proactive pour financer l’infrastructure publique sans fonds publics, en fonction du concept utilisateur-payeur (péages). Le « Viaduc de Millau », par exemple, est le fruit d’un contrat de 78 ans, signé en 2001 pour concevoir, financer, construire le pont à péage et l’exploiter jusqu’en 2079, sans frais pour l’État français, comprenant un contrat de maintenance qui s’étend jusqu’en 2121. Le pont a été conçu et construit en trois ans - 250 mètres au-dessus de la rivière - en utilisant une nouvelle méthode de construction, qui vise également à minimiser les coûts d’exploitation et de maintenance.

La demande de marchés publics pour l’achat de prestation de fonctionnalité augmentera à mesure que les États-nations reconnaîtront leurs limites financières et intellectuelles et s’appuieront davantage sur l’innovation durable des start-ups. La naissance de Space X et sa fusée réutilisable Falcon 9, qui est capable d’attérir sur la plateforme de lancement d’où elle a décollé, est le résultat direct de la modification de la politique de passation de marchés de la NASA. Quelques années avant la fin de son programme de navette spatiale, la NASA a décidé d’acheter uniquement des services commerciaux de lancement au lieu du matériel, en précisant les exigences uniques de la mission.

Récemment, l’économie de fonctionnalité a atteint des nouveaux sommets grâce à l’internet des objets, où la plupart des bénéfices proviennent de l’exploitation de la fonction et de l’utilisation des biens et non de leur fabrication. Garantir la performance des objets au fil du temps maintiendra les flux de revenus et les bénéfices des entreprises, mais un nouveau champ de compétences sera nécessaire.

« Le défi est de transférer ce savoir dans toutes les salles de classe et salles de réunion afin d’accélérer la transition vers une économie circulaire et fonctionnelle »

Ce nouveau modèle marque l’essor de ces « profusers » dont vous avez parlé…

Précisément. Les « Profusers » ou Profound-Users sont des propriétaires qui gèrent leurs stocks physiques ou leurs capitaux pour maintenir leur valeur, et donc des acteurs clés de l’économie circulaire. Les « Profusers » peuvent être des individus ou des entreprises qui ont une profonde résolution et des connaissances pour faire durer les objets grâce aux soins et aux compétences appropriées en matière d’exploitation et de maintenance. Aucun fabricant ne produit d’objets qui durent 100 ans, mais, grâce aux profusers, d’innombrables objets de cet âge existent, des bâtiments aux véhicules. De même, revenons-en à la NASA, leur système de navette spatiale n’a pas été construit pour fonctionner pendant 33 ans, mais la NASA, son propriétaire-manager public ou profuser, l’a fait durer tout ce temps.

Il y a cent ans, la norme était que les propriétaires réparent ou fassent réparer leurs biens, tels que les voitures, les maisons ou les articles ménagers. Pendant les périodes de prospérité et d’abondance, cette connaissance a disparu mais elle peut être réactivée. L’obsolescence technique, même programmée, peut être surmontée par les inventions et le partage des connaissances, des compétences et des techniques. Les nouvelles entreprises commerciales et les forums sociaux, tels que www.iFix.com ainsi que les « repair cafés » (cafés de réparation) en Europe et en Australie, ont redonné aux profusers un certain degré de pouvoir dont l’existence s’était éteinte dans les pays industrialisés.

Le terme «profusion» traduit la richesse durable, la pléthore, le capital, le trésor. J’ai utilisé la profusion pour exprimer la durabilité dans l’économie circulaire, qui préserve la quantité et la qualité des stocks. Les profusers poursuivent des objectifs similaires aux gestionnaires de flotte vendant des objets en tant que service (« product-as-a-service »). La différence est que les profusers sont normalement propriétaires-utilisateurs, tels que les collectionneurs de véhicules anciens, tandis que les gestionnaires de flottes sont propriétaires-opérateurs, comme les chemins de fer et les compagnies aériennes, au service des clients.

Un tel modèle économique suppose la synchronisation d’une offre de type « product-as-a-service » et d’une nouvelle demande. Les consommateurs vont-ils, selon vous, changer leurs habitudes à temps ?

Je prévois un changement radical dans les habitudes de consommation au sein de nos sociétés industrialisées. L’achat d’objets dont la valeur augmente a du sens, l’achat d’objets qui perdent rapidement leur valeur n’en a pas. L’achat d’une maison a du sens au fil du temps, l’achat d’une machine à laver n’en a peut-être pas. Envisager les objets comme services transforme les consommateurs en utilisateurs, leur offre une grande souplesse d’utilisation et leur ouvre des possibilités de suffisance.

En outre, les fabricants et les gestionnaires de flotte qui vendent des biens en tant que services peuvent améliorer technologiquement les produits utilisés ou les adapter rapidement aux changements de mode, surtout si les mises à niveau peuvent être réalisées numériquement. Regardez les logiciels. Le « temps de mise sur le marché » des innovations dans une économie de fonctionnalité est donc considérablement réduit par rapport aux ventes de remplacement. Cette option serait également ouverte aux objets vendus aux clients, s’ils étaient conçus en conséquence. Mais est-ce dans l’intérêt des fabricants ? Les micropuces, par exemple, pourraient être conçues pour une reprogrammation, ce qui pourrait réduire considérablement les volumes de déchets DEEE et augmenter la rentabilité des fabricants qui vendent les puces comme services, mais cela aurait en même temps une incidence négative sur les ventes de fabricants de matériel informatique.

Illustration : Aurélien Mayer

La mise en œuvre d’un nouveau système fiscal est l’une des recommandations principales exposée dans l’étude de Troisième Révolution Industrielle récemment conduite au Luxembourg. Une telle mesure suivrait le principe de l’internalisation des coûts liés aux externalités de l’activité et favoriserait le passage à un modèle circulaire. Vous-même prônez un « système de taxe durable ». Pouvez-vous nous expliquer les bénéfices d’une telle mesure ?

Les trois raisons de promouvoir une fiscalité durable sont inhérentes à la nature du capital humain, à l’économie circulaire et à l’importance de promouvoir une société durable.

L’économie circulaire porte sur la gestion des stocks ou des capitaux, des actifs : naturels (y compris la biodiversité et la bioéconomie), humains (personnes et compétences), culturels (physiques et intangibles), manufacturiers (économie industrielle circulaire) et financiers.

Parmi les stocks énumérés, les capitaux naturels et humains sont les seules ressources renouvelables, mais le capital humain est le seul avec une composante qualitative. Si les gens ne peuvent pas utiliser leurs capacités et leurs compétences sur le marché du travail, celles-ci seront perdues et les gens seront au chômage, inemployables. La composante qualitative périssable du capital humain confère aux gouvernements une obligation morale ainsi qu’un intérêt propre à promouvoir l’utilisation du capital humain avant toute autre ressource.

Par nature, l’économie industrielle circulaire substitue la main-d’œuvre à l’énergie et préserve la valeur des stocks et des émissions de CO2 qui y sont liées, de sorte que les décideurs politiques peuvent la promouvoir en adaptant le cadre en conséquence, à savoir ne pas imposer les ressources renouvelables, y compris le travail humain, mais taxer la détérioration des stocks naturels, la production de déchets et les émissions (une taxation comme si le travail humain comptait !) ; appliquer uniquement la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) aux activités à valeur ajoutée (les activités non d’ajout mais de conservation de la valeur qui définissent l’économie circulaire devraient en être exemptées); octroyer des crédits carbone à la prévention des émissions au même titre qu’aux activités de réduction des émissions, par exemple pour les activités qui promeuvent la réutilisation et la prolongation de la durée de vie des biens.

Prendre soin des capitaux humains, naturels, culturels ou manufacturés nécessite beaucoup de travail. Ces activités incluent l’éducation et la formation, la santé et les soins aux personnes âgées et en situation de handicap, mais aussi la suppression de la biomasse morte dans les forêts afin de réduire les risques de feux de forêt, le nettoyage les tuyaux de drainage pour limiter les risques d’inondation; la décontamination des richesses naturelles (rivières, lacs et océans), la protection du patrimoine culturel, y compris les artefacts technologiques et scientifiques dans les musées ou encore le maintien de la valeur et la modernisation technologique des objets manufacturés (infrastructures, bâtiments, systèmes techniques et biens).

Ne pas imposer le travail humain favorisera et réduira les coûts de toutes les activités de soins et de protection, dont beaucoup sont payées par les États-nations. La réduction des taxes sur le travail permettrait de payer des salaires plus bas sans réduire le revenu net et le bien-être. Le premier pays européen à avoir adopté cette logique est la Suède : à la fin de 2016, le Parlement suédois a validé une loi qui réduit de 25% à 12% la TVA sur les réparations ; elle permet aux particuliers de déduire les coûts de main-d’œuvre de leurs revenus. Le 2 février 2017, le commissaire chargé des questions fiscales de l’UE a demandé aux États membres de faire avancer le sujet du transfert des taxes sur le travail aux ressources naturelles, au carbone et à l’énergie. C’est un changement radical, mais comme la fiscalité est un privilège des États membres de l’UE, la Commission européenne ne peut que motiver les gouvernements nationaux à agir.

Quelles perspectives envisagez-vous pour l’économie circulaire sur la scène mondiale ?

Il y a un problème de discontinuité qui est souvent mal compris. Les pays moins industrialisés sont régis par une économie circulaire de pénurie et de pauvreté, par nécessité. Dans les pays industrialisés avec des marchés saturés - lorsque le nombre de nouveaux biens qui arrivent sur le marché est comparable au nombre de biens similaires destinés aux déchets - l’économie industrielle circulaire est une alternative pour faire face à l’abondance et réduire les déchets. Nous manquons de stratégies qui nous permettent de passer d’une économie circulaire de pénurie à une économie circulaire d’abondance, sans passer par une société de consommation basée sur l’émotion, la mode et ses problèmes liés aux déchets.

La Chine, l’Inde, l’Afrique, l’Amérique du Sud ne sont que quelques une des principales régions confrontées à ce problème. L’Inde, par exemple, a compté depuis des décennies sur les transports publics partagés et une industrie automobile basée sur deux modèles, les Ambassadors et Fiat 1100, qui à la fin de leur vie, ont été renvoyés dans les usines pour reconditionnement, mise à niveau technologique et le re-marketing. Avec l’arrivée de voitures modernes produites dans le pays, l’émotion et la mode ont remplacé la fonction et la pénurie. La responsabilité des constructeurs automobiles s’arrête au point de vente, personne ne s’occupe d’optimiser les solutions en terme de système d’infrastructure, de voitures et de santé. L’Inde est confrontée à des volumes croissants de véhicules, de pollution atmosphérique et de déchets de véhicules en fin de vie. Hindustan Motors, fabricant de l’Ambassador, a mis la clé sous la porte en 2016.

Parallèlement, les habitants des pays européens confrontés à des problèmes de saturation, renoncent de plus en plus à la possession d’un véhicule propre en faveur du partage et des transports publics, renonçant à l’émotion et à la mode pour la fonction et l’efficacité.

Illustration : Aurélien Mayer

Les principes de l’économie circulaire semblent, comme vous venez de le souligner, prendre de l’essor dans nos pays industrialisés. Portez-vous un regard optimiste sur l’avenir ?

Bien sûr, « le futur m’intéresse, car c’est là où je vais passer le reste de ma vie !», pour citer Einstein, et je pense que ce sera prometteur, car les champions de l’économie circulaire sont nombreux. Il y a des centaines de champions du réemploi, mais nous ne les reconnaissons pas comme faisant partie de l’économie circulaire, comme les marchés d’occasion, y compris les maisons d’enchères et eBay, et les antiquaires qui « achètent des ordures et vendent des antiquités ».

Les champions de la réparation sont les innombrables PME qui maintiennent l’équipement, les véhicules, les biens, les vêtements, les infrastructures et les bâtiments, mais aussi les groupes d’auto-assistance non commerciaux dans la société de partage, comme des centaines de repair cafés et de sites internet dédiés. 

Les champions de la réutilisation et de la refonte sont l’industrie de l’aviation et plus largement le secteur de la mobilité ainsi que les acteurs de l’économie de fonctionnalité vendant des biens en tant que services. Il s’agit notamment des industries de services et de l’économie virtuelle, des fabricants comme Xerox et Caterpillar, ainsi que des gestionnaires de flotte, comme les compagnies aériennes ou maritimes, les forces armées, les taxis et les hôtels.

Les connaissances et le savoir-faire économiques et techniques de l’économie circulaire existent clairement dans les PME et les gestionnaires de flotte. Le défi est de transférer ce savoir dans toutes les salles de classe et salles de réunion afin d’accélérer la transition vers une économie circulaire et fonctionnelle. Les pays qui réussissent à le faire rapidement occuperont une position de leader en terme de compétitivité durable. Les secteurs industriels qui réussissent à combiner la préservation des stocks existants avec des bonds quantiques en technologie et en science deviendront des leaders industriels. Le leadership politique quant à lui accélérera la transition du présent vers l’avenir sans couler le navire.

Peut-être que je suis moins optimiste quant au partage et à la protection comme base d’une société durable, où l’abus entraîne des développements comme la Tragédie des Biens Communs. La société a besoin d’éthique pour partager les valeurs et de punitions pour sanctionner les abus. Elle doit trouver un chemin holistique qui permette à tous de bénéficier de la révolution numérique et de la démocratie tout en intégrant le Big Data et l’intelligence artificielle.

Dans le monde virtuel d’Internet, des réseaux sociaux, des téléphones intelligents, de l’informatique portative et, en fin de compte, de l’internet des objets, tout le monde est devenu un producteur de données, par exemple grâce à des appareils électroniques et portables, dont les données sont recueillies par des géants globaux comme Google, Apple ou Amazon et commercialisées sur les marchés globaux « Big Data ». Où sont les nains qui contiennent les nouveaux Gullivers ? Le « prosumer » de Toffler a atteint une dimension que son inventeur n’a probablement jamais imaginé, mais dont les droits d’auteur et de propriété, fondamentalement protégés par les lois nationales, sont surtout ignorés. Jusqu’à présent, les décideurs politiques n’ont pas réussi à comprendre ni le prosumer (producteur-consommateur) du numérique ni le profuser (utilisateur profond) du monde physique. Pourtant, comprendre comment ils peuvent contribuer à une société plus durable peut être la clé de notre avenir durable.


Walter Stahel 

Walter R. Stahel est un architecte suisse, diplômé de l’Ecole Polytechnique Fédérale de Zurich. Fondateur et Directeur de l’Institut de la Durée de Genève, il est également l’auteur de The Performance Economy ainsi que, avec Orio Giarini, Les Limites du Certain, affronter les risques dans une nouvelle économie de service

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