Sustainability MAG : Dans votre best seller, vous avez conceptualisé l’émergence d’une «_troisième révolution industrielle ». Quels sont les éléments déclencheurs de ce changement de paradigme économique ?
Jeremy Rifkin : Ce qui se passe à l’heure actuelle c’est que le PIB se contracte dans absolument tous les pays. Partout, le chômage est très élevé, surtout parmi la jeune génération. Ce que nous commençons à voir c’est la disparition d’une des grandes ères économiques de l’histoire, mais nous assistons en même temps à l’avènement d’un nouveau paradigme économique qui a le potentiel de démocratiser la vie économique et de créer une société écologique durable.
Si nous connaissons les éléments déclencheurs, nous comprenons alors ce que le Luxembourg et toutes les autres régions du monde doivent faire pour passer à la prochaine ère.
Lorsque nous observons tous les grands changements économiques de l’histoire, ils ont un dénominateur commun. À un moment précis de l’histoire, trois technologies émergent et convergent. Elles créent une infrastructure qui change notre façon de gérer, d’alimenter et d’animer l’activité économique dans tous les secteurs de la société. Quelles sont ces technologies ? De nouvelles technologies de communication, de nouvelles sources d’énergie, de nouveaux moyens de transport.
Aujourd’hui, nous assistons à la fin de la deuxième révolution industrielle qui a amené le monde au 21e siècle ; elle a basculé vers juillet 2008, lorsque le pétrole a atteint un pic de 147 dollars le baril sur le marché mondial. L’économie globale s’est arrêtée parce que tout dans la deuxième révolution industrielle dépendait des énergies fossiles : le chauffage, l’éclairage, les engrais, les pesticides, les matériaux de construction, les fibres, les produits pharmaceutiques, etc. Nous assistons maintenant à la fin de l’âge du pétrole.
Nous commençons à apercevoir le tout début d’une Troisième Révolution Industrielle.
L’internet de la communication converge avec l’internet de l’énergie renouvelable et l’internet des transports et de la logistique - automatisé, guidé par GPS et très bientôt sans conducteur_:_trois grands réseaux interconnectés en un seul système internet. C’est un super internet avec une nouvelle plateforme que l’on appelle l’internet des objets.
Comment l’arrivée de cette déferlante majeure qu’est l’Internet des Objets révolutionne-t-elle l’ensemble des secteurs et remet-elle fondamentalement en cause les modèles existants ?
Nous avons déjà environ 15 milliards de capteurs, implantés dans des champs agricoles, des usines, des entrepôts, des centres de distribution, des routes intelligentes, des véhicules intelligents, des boutiques de détail et dans des maisons intelligentes. Nous sommes en train d’intégrer des capteurs dans chaque dispositif, chaque machine, chaque appareil. Ces capteurs peuvent superviser des données économiques en temps réel et les envoyer sur cette plateforme de l’internet des objets, via les internets de la communication, de l’énergie, et des transports, afin de gérer, alimenter et animer l’activité économique.
D’ici 2030, chaque appareil sera en mesure d’envoyer des informations et de communiquer avec d’autres appareils et avec chaque être humain. Le système économique agira presque comme un cerveau global externe. Ceci est potentiellement une avancée considérable pour l’humanité et pour la planète, parce que, pour la première fois, la race humaine pourra interagir directement dans la vie économique et éliminer nombre de grandes entreprises mondiales des 19e et 20e siècles intégrées verticalement.
Dans les 15 prochaines années, chaque personne sur cette planète sera connectée. Tout le monde aura accès à cette banque de données qu’est l’Internet des Objets, à un coût marginal proche de zéro. Tout ce dont on a besoin, c’est d’un téléphone portable et d’un fournisseur de service. C’est déjà en train de se produire et ça donne lieu à un nouveau système économique que l’on appelle l’économie du partage.
À quel point ce nouveau modèle d’économie du partage est-il un modèle fort ?
C’est un tournant remarquable. Le capitalisme va être fondamentalement transformé par l’économie du partage, qui d’ici 2050 sera un acteur à part entière dans un système économique hybride, à la fois économie de l’échange avec des marchés capitalistes et économie du partage fondée sur les communaux collaboratifs.
Une nouvelle catégorie émerge : les prosommateurs, qui produisent, consomment, partagent des biens à un coût marginal presque nul et gratuitement, en dehors du marché capitaliste et au sein d’une économie du partage. L’internet de la communication est maintenant mature. À l’heure actuelle, les jeunes n’achètent pas de CDs parce qu’ils écoutent la musique en streaming, ils ne s’abonnent pas à un service de télévision et n’achètent pas de téléviseur parce qu’ils regardent des vidéos sur Youtube et que c’est gratuit sur internet. Ils ne s’abonnent pas aux journaux ou aux magazines parce qu’ils reçoivent les informations gratuitement. Ils sont en train de créer leur propre savoir sur des sites tels que Wikipedia ; certains ne vont plus à l’université puisqu’ils ont des crédits universitaires gratuits délivrés par des universités célèbres dans le cadre de cours en ligne. Tout cela à un coût marginal zéro ou presque. Rien de cela n’est quantifiable en termes de PIB mais ça l’est en qualité de vie.
Avec l’internet des objets, ce changement va au-delà du monde virtuel et affecte aussi le monde physique. Les gens ne partagent pas uniquement leurs informations, leurs divertissements, leurs connaissances, ils partagent aussi leur énergie en formant des coopératives. Ils partagent leurs transports et sont maintenant en train de créer leurs sites webs pour partager les jouets de leurs enfants, leur matériel, leurs vêtements, leurs appartements, leurs maisons etc.
Un exemple : en Allemagne, on pensait que les principaux fournisseurs d’énergie allemands étaient invincibles ; mais ce qui leur est arrivé ces 10 dernières années est ce qui est arrivé aux industries de la musique, des journaux, de l’édition et des médias. Des millions de petits acteurs se sont rassemblés pour créer des communaux collaboratifs partagés, produisant une nouvelle énergie et la revendant sur le réseau. Les quatre grandes entreprises de distribution d’énergie réunies produisent maintenant moins de 7% de l’énergie de la Troisième Révolution Industrielle dans ce pays, et cela va aller en diminuant. Les géants intégrés verticalement ne sont pas en mesure de résister à cette concurrence. Le marché capitaliste ne disparaîtra pas, mais il devra trouver une nouvelle façon de créer de la valeur dans une nouvelle économie du partage.
Avec un système économique où la production de biens et services tend vers un coût marginal zéro, la notion même de travail est totalement revisitée. Comment imaginez-vous le « travailleur » de demain ; ce terme sera-t-il lui-même obsolète ?
En 1995, dans mon livre La fin du travail, j’ai dit : “Nous allons vers un monde automatisé”. A long terme, nous automatisons le marché capitaliste avec des taux de chômage élevés et nous aurons besoin de repenser la définition du travail avec l’émergence de prosommateurs.
Mais à court terme, il y a une dernière période d’emploi généralisé qui durera 30 à 40 ans. Nous devons mettre en place l’infrastructure de la plateforme de l’Internet des Objets pour la Troisième Révolution Industrielle. Cela signifie que dans les 30 ans à venir, tous les bâtiments du pays devront être équipés afin de pouvoir les convertir en micro-centrales. Les dispositifs de technologie d’énergie renouvelable devront être fabriqués et installés sur tous les bâtiments. Le réseau électrique devra être transformé pour devenir intelligent et numérisé. Chaque bâtiment devra être équipé d’un compteur avancé pour pouvoir gérer la production d’énergie. Les réseaux de transport vont être transformés par l’arrivée de nouveaux réseaux de véhicules électriques sans conducteur, pilotés par GPS : des bornes de recharge doivent être mises à disposition dans tous les espaces de stationnement ; des systèmes de routes intelligentes doivent être installés.
Mettre en place l’infrastructure pour une communication, une énergie et un transport numérisés adossée à une plateforme de l’internet des Objets requiert une forte intensité de main-d’œuvre. C’est à dire encore deux générations d’emploi généralisé. Mais alors, cela aboutira à un espace automatisé, géré par de très petits effectifs, par l’analytique et le Big Data.
Alors que ferons- nous tous demain ?
Le travail se déplace vers la société civile. Il va vers l’économie sociale, vers l’économie du partage, vers le secteur non lucratif, qui est l’employeur à la croissance la plus rapide dans le monde parce que c’est le secteur qui a besoin du capital humain pour créer le capital social. Vous pouvez avoir la technologie et l’automatisation, vous aurez quand même toujours besoin de l’être humain : dans les secteurs de la santé, de l’éducation, dans les crèches, les services aux personnes âgées, la culture, la réhabilitation environnementale, etc.
Les recettes du secteur non lucratif augmentent considérablement. Ce secteur représente déjà 10% de l’emploi aux Etats-Unis et jusqu’à 15% de l’emploi en Europe. Il ne va qu’augmenter partout dans le monde. De plus, les économistes pensaient que ce secteur dépendait entièrement des contrats gouvernementaux et de la philanthropie. Ce n’est plus le cas : les gouvernements réduisent leurs subventions aux associations à but non lucratif et les entreprises privées reçoivent davantage d’argent de contrats publiques que les OBNLs. Plus de la moitié des recettes du secteur non lucratif grandissant proviennent maintenant des revenus de leurs prestations de services, ce qui permet à ce secteur de recruter de plus en plus de monde. Nous assistons à l’avènement de l’économie sociale.
Jérémy Rifkin au Luxembourg Sustainability Forum 2015.
La solidarité sociale est pour l’heure en grande partie assurée par le prélèvement des profits et salaires. Face à l’effondrement annoncé du système actuel et au succès de l’économie du partage qui démonétise les échanges, quelles perspectives voyez-vous pour le financement de la solidarité sociale ?
Je pense que nous allons plutôt voir apparaître une mosaïque, où un grand nombre de services seront fournis par les communaux.
Je vous donne un exemple : la surveillance des maladies. Aux USA, nous avons un centre de contrôle des maladies ; ils suivent les épidémies et cela coûte très cher. Mais aujourd’hui entrent en jeu Facebook, Google et Twitter, qui avec leurs données peuvent suivre les épidémies en temps réel lorsque les gens recherchent leurs symptômes sur internet. Cela peut être diffusé immédiatement dans les médias pour que les gens se fassent vacciner ou soient mis en quarantaine. Et encore une fois, vous pouvez suivre la progression de la maladie et les gens peuvent en être informés à coût marginal zéro. Il y a tellement d’exemples comme celui-ci. La finance participative joue un rôle majeur aussi. Par exemple, de nombreux scientifiques vont maintenant sur des sites de crowdfunding pour financer leurs recherches.
Il y aura un nombre grandissant de services qui seront rendus par les communaux. Les gens vont partager leurs ressources, leurs talents, leur temps, dans les communaux collaboratifs. La plupart du temps ce n’est pas fondé sur l’argent. Rien de tout cela n’apparaît dans le PIB mais cela améliore notre qualité de vie. Donc nous devons tout repenser.
Je ne pense pas du tout que le système capitaliste disparaisse « complètement ». Il y aura de nombreux biens et services qui seront toujours à très haute efficacité, haute productivité, et à bas coût marginal. Mais l’économie du partage jouera un rôle important dans la façon dont nous aborderons la solidarité sociale.
Quels sont, selon vous, les atouts de Luxembourg comme territoire de transition ?
Je crois que le Luxembourg a un énorme avantage parce que c’est probablement aujourd’hui le pays high tech le plus intégré d’Europe dans le domaine de la haute technologie : haut débit, wifi, Big Data, etc.
Le Grand-Duché est une aussi un pôle commercial pour l’UE. Les entreprises du pays peuvent profiter de cela et s’engager dans une transition vers une infrastucture de l’internet des objets. Telecoms, câble, TIC, électronique grand public, transports, logistique, électricité, production et distribution électrique, entreprises de fabrication ou de commerce de détail, tous sont des acteurs majeurs au Luxembourg.
Et bien sûr il y a la communauté financière : elle aidera à financer le développement de cette infrastructure. Une question est fréquemment posée : où se trouve l’argent pour financer tout cela? En fait le problème n’est pas l’argent, mais plutôt où va l’argent ? Nous avons besoin d’un changement de priorités. Et c’est là qu’entre en jeu la communauté financière, et comment !
Nous devons reprioriser les investissements publics et privés. En 2012, dans l’Union européenne, l’équivalent de 741 milliards de dollars US ont été dépensés pour colmater les infrastructures de la vieille plateforme datant de la deuxième révolution industrielle. Ces investissements publics et privés ont servis à financer le “nouvel ancien”. Si on consacre environ 25% de ces investissements actuels à développer une nouvelle infrastructure de troisième révolution industrielle, dans 25 ans nous y serons.
Aujourd’hui, nous voyons apparaître un changement dans les investissements publics, avec la Banque européenne d’investissement qui investit 350 milliards d’euros sur les prochaines années en mettant un accent particulier sur les communications, l’énergie et le transport, les infrastructures internet et la santé. Mais ce n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan et bien dérisoire. Il est désormais temps qu’un changement dans les investissements privés s’opère.
La communauté financière ne sait plus où placer son argent. Le fait qu’elle investisse dans des bons du trésor américain à un taux d’intérêt zéro est tout à fait parlant. Cela indique la fin de l’économie de la deuxième révolution industrielle.
Alors que l’on commence à voir un changement dans les orientations au niveau public dans l’Union européenne, nous devons utiliser cela comme levier pour les fonds privés afin que la communauté financière puisse commencer à développer l’infrastructure de la troisième révolution industrielle en Europe. Et les rendements seront importants. Je pense que le Luxembourg sera un pôle pour toutes ces activités.
Êtes-vous confiant à l’approche de la conférence des Nations Unies sur les changements climatiques COP 21 ? Qu’en attendez-vous ? Quel message principal souhaiteriez-vous porter ?
Dans tous les pays du monde, les économies se contractent, le chômage est à la hausse et la productivité est en baisse. Lorsque les Etats voient tous ces objectifs COP21 de limitation des émissions carbone sur lesquels ils sont supposés s’accorder, ils ressentent ceci comme une punition qui va accentuer le ralentissement de leur économie. Alors ils ne s’engageront probablement pas, ou s’ils s’engagent, ils ne tiendront certainement pas leurs promesses.
Le problème est que ce qui manque à ces discussions sur le climat c’est une nouvelle vision économique qui peut nous permettre de réussir à atteindre ces objectifs. Ce qui manque c’est le récit économique, le plan économique.
Quand la France tient accueillera les discussions COP21 en décembre, nous allons montrer ce récit. Nord-Pas-de-Calais va être ouvert par le gouvernement français, alors tous pourront voir ce qu’ils s’y construit. Je vous invite tous à venir y voir ce que vous pouvez faire car ce sont les personnes réelles, sur le terrain, qui font avancer les choses.
Le récit économique doit être en place afin de faire la transition vers la troisième révolution industrielle, pour réduire rapidement et de façon considérable notre empreinte. La grande question c’est : est-ce qu’on peut y arriver à temps ? Je crois que oui, c’est possible.
Jeremy Rifkin - Auteur, théoricien de l’économie et activiste du développement durable
Prospectiviste mondialement connu, Jeremy Rifkin a acquis une forte influence comme conseiller auprès de la Commission et du Parlement européens ainsi que de nombreux chefs d’État. Il est l’architecte de La Troisième Révolution Industrielle (éd.LLL), une vision stratégique présentée comme l’unique solution face à une crise économique structurelle, aux défis climatiques et énergétiques. Il y annonce une profonde mutation du modèle économique et l’émergence d’une nouvelle civilisation basée sur la généralisation d’une économie de partage. Son dernier ouvrage The green new deal décrypte les nouvelles règles du jeu de l’économie mondiale face à l’irrémédiable obsolescence du système actuel. Il y pose les bases d’un nouveau modèle de société post-fossile, gage d’un monde durable. Il a collaboré avec de nombreux états, dont le Luxembourg, à la réflexion stratégique portant sur la transition économique et sociale vers un modèle post-carbone et digital.
À lire aussi dans le dossier « La troisième révolution Industrielle » :