Olivier Desbiey est responsable de la prospective du Groupe AXA. Son quotidien consiste à analyser les tendances de fond qui façonnent la société de demain : explorer et anticiper les futurs possibles afin de pouvoir s’y préparer. Parmi les grandes mutations à prévoir, le changement climatique. Quels sont les grands défis pour la société et le secteur de l’assurance en particulier face à cette nouvelle donne majeure ? C’est ce que nous avons tenté d’explorer ensemble lors de cet entretien.   


INTERVIEW

Sustainability MAG : Pourquoi la prospective est-elle une discipline de plus en plus écoutée chez AXA ?  

Olivier Desbiey : Le but, c'est didentifier et d’anticiper les grands défis auxquels nous allons faire face demain pour mieux s’y préparer. L’objectif est d’appréhender les enjeux associés aux grands défis socio-économiques, environnementaux, et ceux liés à la santé qui sont porteurs de risques et d’opportunités pour la société et le secteur de l’assurance. Nous explorons donc les questions des grands défis qui se posent pour la société de demain avec un intérêt particulier pour les conséquences sur AXA, en tant qu'assureurqu'employeur mais aussi qu’acteur responsable et engagé.  Ces travaux s’incarnent dans des études notamment au travers de la publication d’un rapport annuel de prospective. Une autre partie des missions de la prospective chez AXA consiste à accompagner nos équipes en interne dans leurs réflexions sur des sujets émergents, en apportant de la créativité par exemple au travers d’ateliers où nous mixons données, science et design fiction.  

Quel éclairage complémentaire apportez-vous, si l’on évoque la question climatique par exemple, par rapport aux scenarios proposés par le GIEC ?  

Sur un sujet comme le changement climatiqueles hypothèses de réchauffement issues des travaux du GIEC constituent bien évidemment un point de départ qui balise nos travaux. Ce qui est intéressant, c’est précisément la complémentarité entre l’approche par les prévisions (ou forecast) où on envisage généralement le futur comme une continuation logique du présent, et la prospective (ou foresight) qui peut aussi consister à imaginer des ruptures comme des black swan qui peuvent redessiner les équilibres et déboucher sur d’autres trajectoires.  

Une autre forme de complémentarité que nous essayons d’inclure dans nos travaux consiste à donner vie à ces hypothèses de réchauffement, d’imaginer et de raconter à quoi pourrait ressembler le monde en 2040 en attirant l'attention sur d’autres aspects notamment les conséquences économiques, sociales voire géopolitiquesC’est d’ailleurs ce que nous avons fait dans notre dernière exploration prospective en début d’année, où en ce qui concerne les enjeux climatiques nous avons imaginé ce que serait l’accord de la COP42 de 2036 à Dubaï (relocalisé en Tanzanie). C’est un scénario tout à fait spéculatif, on ne peut pas prédire le futur, mais qui repose sur des hypothèses crédibles. Car malgré la couverture médiatique  avec la COP26 de Glasgow, c'est un sujet qui peut parfois sembler abstrait s’il n’est réduit qu’à des hypothèses techniques de réchauffement. L’illustrer par des imaginaires, qui peuvent parfois emprunter à la science-fiction, peut rendre ses enjeux plus concrets et aussi plus facilement appropriables par le grand public. 

« Le changement climatique est sans doute la matrice de tous les autres risques  » 

Quelle est la particularité du risque climatique par rapport aux autres risques habituellement couverts par le secteur des assurances ?  

En termes de caractéristiques, par rapport aux autres grands risques émergents, le changement climatique est sans doute la matrice de tous les autres risques. En effet, de nouvelles épidémies pourraient apparaître avec les effets du réchauffement et du bouleversement des écosystèmes qui en découle. La combinaison de l’intensification de l'urbanisation et de la relocalisation de certaines activités liées à la montée des eaux par exemple peut rapprocher l’Homme d'espèces et de virus desquels il n’était pas exposé jusqu’à présent. De la même manière, les conséquences d’une catastrophe naturelle comme les inondations peuvent impacter des infrastructures essentielles comme par exemple endommager des infrastructures IT. En rebond, cela pourrait affaiblir des systèmes de sécurité informatique et déboucher sur un risque cyber. 

Encore un autre exemple, ce sont en premier lieu les zones côtières, souvent densément peuplées, qui seront principalement affectées par une des manifestations du changement climatique qu’est la montée des eaux. On peut s’attendre à l’avenir à des migrations d’origine climatique qui pourraient avoir in fine des conséquences géopolitiques.   

Cette interconnexion et intrication croissante des risques est d’ailleurs au cœur des analyses publiées dans le cadre du Future Risk Report d’AXA qui établit un classement des risques émergents selon un panel de plus de 500 experts dans le monde.  Depuis 2018, trois grands risques reviennent sur le podium : le changement climatique, les risques liés à la la cyber-sécurité, l'instabilité géopolitique, auxquels s’ajoute naturellement depuis 2020, le risque pandémique. Ce classement varie selon les différentes régions du monde : en 2021, c’est le risque cyber qui arrive en tête aux USA, le risque de pandémie en Asie et Afrique alors que le changement climatique reste la première préoccupation en Europe.   

Et finalement, pour en revenir au risque climatique, la dernière caractéristique, celle qui m'intéresse plus particulièrement en tant que prospectiviste, c'est qu’il représente à la fois un risque du présent et du futur. Les inondations que nous avons connues cet été, notamment au Luxembourg, c’est un peu le futur qui vient toquer aujourd’hui à notre porte comme un signe annonciateur de ce que l’avenir pourrait nous réserver. 

Dans tous les cas, c’est la démonstration que ces grands risques ne sont pas que théoriques et qu’il est important de les anticiper et de les comprendre. C’est ce que fait AXA à la fois au travers du Future Risks Report, des travaux de la science que nous soutenons par le biais du Fond AXA pour la Recherche et de notre démarche de prospective. 

À quel point le secteur de l'assurance est-il impacté aujourd'hui par ces risques climatiques ? 

Sur la base des données de notre entité française, on observe que la facture des sinistres climatiques double tous les 20 ans. Elle est ainsi passée pour AXA France de 1,2 milliard d’euros par an dans les années 1980 à 3,2 milliards en 2020 et pourrait passer au-delà de six milliards d’ici 2050. 

Si l’incendie reste la principale source de dommages aujourd’hui, les événements naturels  prennent un poids plus important et devrait le dépasser à l’avenir. 

De manière plus prospective, nous avons publié début 2020 un rapport sur le sujet de la santé mentale et du bien-être. Un angle moins connu des effets du changement climatique sur la santé est qu’il peut être à l’origine de nouvelles formes d’anxiété. Le concept de solastalgie, désignant le fait d'anticiper qu'un environnement naturel qu'on apprécie puisse être menacé et qu'un jour on n'y ait peut-être plus accès, capture cette nouvelle forme d’éco-anxiété. Une étude récente à paraître dans le journal scientifique The Lancet Planetary Health indique que ce sentiment est particulièrement développé chez la jeune génération. Réalisée sur 10 000 jeunes de 16 à 25 ans dans dix pays, elle montre que 59 % d’entre eux se disent inquiets voire très inquiets par rapport au changement climatique, et que 45 % estiment même que l'anxiété climatique affecte leur vie quotidienne de manière négative. C'est un sentiment qui est extrêmement puissant et nous constatons que les problématiques liées à la santé mentale sont encore mal connues aujourd’hui. La crise actuelle a tout de même eu un effet loupe sur cette problématique, en particulier au moment des confinements du printemps 2020, confirmant que ce sera l’une des préoccupations sanitaires majeures de la prochaine décennie pour la société et les assureurs. 

Dans ce contexte, comment maintenir des prix raisonnables pour les assurés ? 

Structurellement, la réponse aux grands défis que nous évoquions (cyber, changement climatique, pandémie) passera également par le développement de partenariats public-privé pour sécuriser la mutualisation et continuer à rendre ces risques assurables. 

 

« Les inondations que nous avons connues cet été, notamment au Luxembourg, c’est un peu le futur qui vient toquer aujourd’hui à notre porte comme un signe annonciateur de ce que l’avenir pourrait nous réserver. » 

Quelles réponses apportez-vous d’ores et déjà en réponse au défi climatique ?

AXA travaille sur plusieurs axes. La prévention représente un élément clef du modèle, elle jouera un rôle fondamental dans la résilience des sociétés et permettra de proposer des assurances à prix acceptablesIl s’agit donc là d’un premier élément de réponse : un meilleur partage de notre expertise sur les risques. Deuxième élémentc'est de mieux valoriser les solutions qui reposent ou qui se basent sur la nature. Troisièmementcela paraît un peu évident mais c'est de nous montrer nous-mêmes exemplaires par rapport à l’impact environnemental de nos activitésCela suppose dformer nos collaborateurschose que nous faisons pour l’ensemble de nos salariés. Le dernier point que je voudrais mentionner ici, c'est le déploiement de solutions innovantes comme l'assurance paramétrique via notre filiale AXA Climate. L'assurance paramétrique est un produit innovant, d'une part dans la manière dont la relation avec le client est gérée puisque l'indemnisation est extrêmement rapide, et surtout du fait que les sinistres sont observés par des sources tierces. Il peut s’agir de données météo qui enregistrent une période de gel sur une zone déterminéedimages satellites, ou encore d’autres capteurs au sol qui permettent en fonction de la matérialisation du risque, d'indemniser automatiquement le client. C’est très pertinent dans le secteur agricole, pour assurer des terres et aussi agir en amont sur la prévention 

Vous faites, en matière de prévention également alors, de plus en plus appel à la technologie  

Oui, et c'est vraiment dans l'assurance paramétrique que les solutions sont les plus élaboréesMais les technologies peuvent être utilisées dans d’autres cas de figure. Prenez l’exemple de l'agriculture, grâce aux modèles et aux données accumulées des caractéristiques des sols, AXA peut faire des recommandations sur les espèces spécifiques à cultiver, et ainsi accompagner à la réorientation d'activité. L'objectif ici est d'être plus préventif, à savoir alerter les clients sur un évènement climatique qui pourrait les toucher et promulguer des conseils pour s'en protéger. C’est aussi toute l’ambition d’AXA en tant qu’assureur de passer d'un rôle de payeur à un véritable rôle de partenaire de nos clients.  

Est-ce que votre offre de produits classiques destinée aux particuliers reflète également ce rôle d’accompagnement et d’encouragement aux changements de pratiques ?  

Tout à fait. On peut donner en illustration certaines offres développées notamment par AXA France qui visent à encourager les comportements responsables. Typiquement, cela peut passer par des tarifications ou garanties différenciées pour les véhicules électriquesAussi, léquipement photovoltaïque sur votre maison, s'il y a un sinistre, sera particulièrement bien couvertEn cas de dégâts sur votre véhicule, lorsque cela est possible l'utilisation de pièces de seconde main sera privilégiéDe manière plus générale, tout un ensemble de composantes de nos offres visent à encourager et à soutenir le secteur de la rénovation énergétique. 

 

«  De par son expertise permettant de passer de l’incertitude au risque, nous sommes peut-être à l’aube de l’âge d’or du secteur de l’assurance. »

AXA est membre de plusieurs alliances et préside même l’une d’entre elles, la Net-Zero AllianceQuelle ambition cela traduit-il  

AXA se positionne en tant que moteur et pionnier car, face à des enjeux globaux, on ne peut pas agir seul. Cela passe parfois par des partenariats public-privé et dans d'autres cas par des coalitions d'acteurs (comme les task forces TCFD, TNFD ou la Net-Zero Alliance). La force de grands groupes internationaux, c'est précisément de pouvoir embarquer avec eux tout un écosystème d’acteurs, et de passer à l’échelle pour que leurs engagements aient un impact dans l'économie réelle. 

En ce sens, AXA avance sur ses deux "jambes"  en tant qu’assureur et en tant qu’investisseur. Il peut s’agir d’une part d’exclure certaineactivités, comme dans le secteur énergétique où nous venons récemment d’annoncer un renforcement de nos actions vis-à-vis des secteurs du pétrole et du gaz. D’autre part, l’industrie de l’assurance peut aussi soutenir des activités vertueuses en  investissant dans les énergies vertes et bas carbone par exemple 

Le secteur de l'assurance est-il à un tournant de son existence ? Quel est le regard du prospectiviste sur l’avenir de sa propre industrie ?  

La crise que nous sommes en train de traverser a démontré le rôle central du secteur de l'assurance dans la société. La plupart de mes collègues prospectivistes décrivent un monde d’après caractérisé par des crises à répétition avec un plus haut degré de complexité et d’incertitude. On peut anticiper que dans un tel contexte, à l’avenir, les besoins de protection qui émanent des individus ou des entreprises seront amenés à évoluerDe par son expertise permettant de passer de l’incertitude au risque, nous sommes peut-être à l’aube de l’âge d’or du secteur de l’assurance. 

Desbiey Olivier

Responsable de la prospective du Groupe AXA