Crédit : Emmanuelle Duez - The Bozon Project

INTERVIEW 


Sustainability MAG : Il est des générations qui signent de grands changements de société. Celles sur lesquelles vous vous penchez, les Y et les Z, sont-elles porteuses d’une nouvelle donne et d’un changement de rupture ?

Emmanuelle Duez : Michel Serres parle de troisième révolution anthropologique majeure de l’histoire de l’humanité. Après l’écriture et l’imprimerie, le numérique est en train de tout bouleverser et ce monde digital a accouché d’une population qu’on appelle les digital natives ou les millennials. Une population d’individus qu’il appelle les « homo numericus », des espèces d’homo sapiens augmentés qui vont avoir un rapport au temps, à l’autre, à la planète, à la technologie, à la réussite, à l’autorité, à l’altérité probablement assez différent des générations précédentes. Pas au sens générationnel restreint mais au sens évolution de l’homme lui-même. Parce qu’en réalité, il ne s’agit pas d’un sujet de générations au sens strict du terme mais plutôt d’un momentum de transformation global avec, à cet instant de transformation, de révolution, une population d’individus qui a un rôle à jouer dans la réinvention de notre société.

Il y a probablement une nuance à apporter à l’analyse de Michel Serres puisque lui, relie complètement le phénomène générationnel, cette révolution anthropologique, à la révolution technologique et digitale. Or on s’aperçoit que cette population d’individus n’est pas que le fruit de cette révolution digitale mais aussi celui de la globalisation. Elle est également le fruit de l’accélération du temps qui n’est pas qu’une accélération technologique mais aussi une accélération économique, une accélération de l’économie de la connaissance, une accélération génétique, une accélération démographique. Donc il y a débat : est-ce que c’est la transformation digitale qui explique l’avènement de cette génération millennials qui interpelle le monde de l’entreprise et la société au sens large, ou est-ce que c’est plus globalement, un monde en complète transformation qui a accouché de générations en mutation qui sont le reflet d’une époque de transformation gigantesque ?

Dans les deux cas, cette génération a quand même quelque chose de particulier parce qu’elle est le reflet d’une transformation qui la dépasse.

Les Y et Z sont les tristes héritiers d’une société structurellement en crise. Vous évoquez notamment une détresse écologique. Comment marque-t-elle ces générations ?

Si on s’intéresse à ces transformations sous l’angle générationnel, le concept utilisé par Kofi Annan d’ « héritiers sans héritage » est vraiment intéressant puisqu’on voit qu’on a l’obsolescence du modèle d’hier, la nécessaire réinvention d’un autre modèle et, au milieu de cela, une population qui va devoir reprendre le flambeau, comme toutes les générations d’ailleurs, mais à laquelle incombe particulièrement la responsabilité de réinventer des modèles de sociétés. Ce qui est intéressant à noter, c’est que quand on prend cette définition-là, on s’aperçoit que ce n’est pas une histoire d’âge. Ce n’est pas « ceux qui sont nés après 1980 auront cette responsabilité », « ceux qui sont nés après 1995 auront cette responsabilité ». Certes, on observe des marqueurs générationnels comme pour toutes les générations mais en réalité il s’agit d’une population d’individus à l’instant T qui est consciente des transformations en cours et à laquelle incombe une responsabilité particulière. Finalement, cette population d’héritiers sans héritage, c’est nous tous, qu’on ait 60 ou 20 ans. Quand on est un tout petit peu ouvert sur le monde qui est le nôtre et conscient de ce qui s’y passe, on se dit que dans le monde de demain, il va falloir réinventer le modèle capitaliste traditionnel, le modèle politique dans un contexte de forte transformation au niveau européen et occidental, évidemment le modèle énergétique, et le modèle environnemental qui lui, a une date de fin programmée. Et ça ce n’est pas l’apanage de la jeunesse, c’est bien une responsabilité de tous.

« Parler de générations aujourd'hui n'aurait plus vraiment de sens »

La notion même de génération semble bousculée…

Le concept des générations est un concept normé. Les deux « papes » des générations, Strauss et Howe, deux gourous américains sur ces sujets, ont théorisé le cycle des générations en remontant jusqu’à la « silent generation ». Ils montrent qu’une génération, c’est à peu près 25 ans avec des marqueurs générationnels très forts et une tendance de la génération d’après à s’inscrire en opposition à la génération précédente.

Quand on observe les phénomènes actuels, donc des générations Y et Z, on s’aperçoit que les choses changent considérablement. D’abord le rythme puisque la génération Y est une génération de 15 ans, la génération Z fera probablement moins de 10 ans et la génération d’après, qu’on qualifie déjà de la génération alpha, sera encore plus courte. On voit bien que le rythme est complétement bousculé. Et puis l’ampleur des phénomènes n’est plus du tout le même puisqu’on est aujourd’hui sur des phénomènes générationnels qui sont mondialisés et, en cela, on voit évidemment l’impact du digital.

Ceci tend à montrer que le concept de générations stricto-sensu n’a plus vraiment de sens dans un monde global, digital et accéléré. Il y a des professeurs qui considèrent qu’aujourd’hui les générations n’existent plus, car ça n’aura pas de sens de parler de générations tous les 5 ans, tous les 4, 3, 2, 1 an dans les années à venir. Et pourtant l’écart-type en termes de valeurs, de comportements ou de référentiels va rester le même. On est toujours aussi différent mais avec des générations qui se raccourcissent de plus en plus, de telle sorte que parler de générations aujourd’hui n’aurait plus vraiment de sens.

La remise en cause inédite des modèles que l’on observe affecte logiquement l’entreprise. Quelle est la perception du monde corporate chez les jeunes ?

Cette génération qui n’en est pas une vient interpeller en premier lieu le monde de l’entreprise. L’entreprise est le premier endroit où l’on fait société en tant qu’adulte. Elle est l’héritage de décennies de théorie des organisations, l’héritage du monde d’hier, avec des structures silotées, verticales, statutaires. Elles sont finalement le miroir d’un monde qui fonctionnait de manière différente, qui était beaucoup moins globalisé, moins transversalisé, moins rapide, moins fluide, moins connecté. Où l’on n’avait pas une telle obsolescence des connaissances et des compétences. Où c’est le gros qui mangeait le petit, où il y avait des avantages compétitifs permanents qu’on pouvait protéger avec la propriété intellectuelle. Tout ça évidement, explose dans notre monde d’aujourd’hui où la valorisation boursière d’Airbnb est supérieure à Mariott et Hyatt qui ont, ensemble, 159 ans d’existence entrepreneuriale alors qu’Airbnb n’a que 8 ans. Et cela est juste un exemple qui montre à quel point le monde a changé. Et donc cette jeune génération, héritière du monde d’aujourd’hui et non pas du monde d’hier, vient interpeller les modèles d’hier et de prime abord, le monde de l’entreprise.

Les organisations se rendent compte que l’entreprise doit se transformer d’une manière impérieuse parce qu’elles ont de plus en plus de difficultés à attirer, retenir et engager les jeunes talents et les jeunes clients. On voit d’ailleurs apparaitre là un concept qu’on appelle la symétrie des attentions qui va être un sacré défi à relever pour les entreprises dans les années à venir. C’est le fait que la proposition de valeur en interne doit être alignée sur la proposition de valeur externe puisque finalement, les collaborateurs sont les premiers ambassadeurs de l’entreprise et les consommateurs peuvent faire infléchir les modèles d’organisation en interne. Donc on a une vraie modification des contre-pouvoirs dans l’entreprise et en dehors de l’entreprise, ce qui impose la transparence des organisations et le fait qu’elles soient parfaitement alignées dans leurs promesses, dedans comme dehors.

Crédit : Emmanuelle Duez - The Bozon Project, Val 2016, Napoleons

L’épanouissement et la réalisation de soi au travers de son activité professionnelle semblent désormais au coeur des préoccupations. Quelle est votre lecture des évolutions des attentes des individus au travail ?

On a un changement de contrat psychologique au travail, à savoir le rapport qu’entretient une population avec le monde de l’entreprise. Pour la population des baby-boomers, comme contrat psychologique on avait l’engagement en échange d’un emploi pour la vie ou en tout cas d’une sécurité sur un temps très long.

Pour la génération X, c’est l’engagement en échange de l’employabilité, donc la possibilité de grandir dans les murs de l’entreprise ou en dehors. Et pour cette jeune génération, on a l’engagement en échange d’un épanouissement professionnel et personnel qui peut passer par l’acquisition de compétences et de connaissances nouvelles puisque ce sont des bébés de l’obsolescence des compétences et l’avènement de l’économie de la connaissance. Ceci passe par le rejet des modèles d’hier puisque quand on leur demande à quoi ressemble l’entreprise, ils ont des mots très forts : « elle est dure, elle est cruelle, c’est une jungle. » Et en cela ils rejettent ce qu’ils identifient comme le rapport sacrificiel entretenu par leurs parents avec le monde de l’entreprise, qu’ils ne peuvent pas s’appliquer à eux-mêmes puisque s’engager sans sens et sans épanouissement dans un contexte de précarisation du marché de l’emploi et de raccourcissement de tous les délais, cela n’est pas possible. Donc on voit bien l’avènement d’un nouveau contrat psychologique qui redistribue un peu la donne du management pour ces nouvelles générations.

C’est l’obsolescence des compétences qui dessine donc les nouveaux rapports au travail et à l’entreprise…

Les chiffres qu’on voit émerger sont proprement hallucinants : 50% des compétences aujourd’hui présentes en entreprise seront potentiellement obsolètes d’ici deux ans, selon une enquête des Echos ; 80% des métiers qui embaucheront en 2030 n’existent pas encore ; on aura en moyenne 13 métiers différents dans sa vie. Quand nous avons posé la question aux jeunes de moins de 20 ans, combien de métiers aurez-vous dans votre vie, plusieurs nous ont répondu l’infini. Donc on voit bien qu’on est dans un changement de paradigme total et ça vient dynamiter la subordination puisqu’on va devoir avoir plein de métiers différents dans sa vie et qu’en parallèle de ça, l’entreprise n’est plus en capacité de promettre cette sécurité psychologique et matérielle sur le long terme. Le deal, en échange de la subordination, il explose, et on passe de la subordination à la collaboration, c’est à dire : dis-moi ce que toi, entreprise, tu peux me proposer en terme d’épanouissement, de sens, de développement de mes compétences, d’apprentissage, d’expérience collaborateur et d’expérience individu au sens large, et en échange de cela, je vais te dire combien de temps je peux m’engager. On va dealer sur le court terme. On verra probablement une explosion du freelance choisi avec des formes juridiques très différentes et derrière ça vous avez le sujet de la portabilité des droits qui sont des sujets techniques juridiques mais qui montrent tous les challenges qu’on va devoir relever. Et cela dessine un rapport à l’entreprise, au travail, à l’ambition et au développement qui est très différent de ce que l’on a connu par le passé.

« On a un changement de contrat psychologique au travail »

Une crise de l’engagement chez cette population est communément pointée du doigt. Vous observez quant à vous plutôt le contraire ?

Cette question de l’engagement est fondamentale parce que c’est vraiment le nid d’incompréhensions générationnelles fortes. On entend beaucoup, dans nos missions, « les collaborateurs d’aujourd’hui et de demain n’ont plus le goût de l’effort, de notre temps ça ne se passait pas comme ça… ». C’est à mon sens une très mauvaise compréhension de ce qui est en train de se passer. Bien au contraire, c’est une population qui attend énormément du monde de l’entreprise et qui a un trésor d’engagement très conséquent puisqu’elle considère que c’est bien le travail qui est pourvoyeur d’épanouissement personnel et professionnel dans la mesure où l’on y passe l’immense majorité de son temps.

Mais par contre, comme on est dans un contexte de précarisation du marché de l’emploi, quand on se lève, qu’on va travailler et qu’on s’engage, il faut que ça fasse sens, que ce soit cohérent avec les projections, les rêves et les aspirations des individus, que ce soit respectueux et bienveillant. Il faut absolument casser une idée reçue, ce n’est pas « courage, fuyons », on ne sait plus s’engager ou on n’a pas le goût de l’effort, c’est : dans un contexte de précarisation et où les cartes du jeu sont complètement rebattues et où l’entreprise ne peut plus me proposer ce qu’elle a proposé à mes parents, je vais m’engager mais en échange de sens, de reconnaissance, de transparence, de confiance.

C’est donc un encouragement au retour aux fondamentaux de l’entreprise ? Sa raison d’être, son apport à la société ?

Cela dessine, en terme de prospective des organisations, des entreprises qui sont en train de se poser une question qui est tout sauf philosophique : à quoi je sers ? Il faut que l’entreprise soit porteuse de sens en elle-même, de manière intrinsèque, qu’elle ait une raison d’être, une raison d’exister et donc une raison qui justifie le fait que l’on s’engage pour elle. Être simplement pourvoyeuse de travail n’est plus suffisant.

Cela vient questionner un sujet d’actualité qui est le sujet de l’objet social de l’entreprise, notamment de son objet social augmenté, c’est à dire le rôle et la responsabilité sociétale, sociale de l’entreprise dans la cité et qui ne peut pas être simplement un objet économiquement viable mais qui doit avoir un sens, une raison d’être qui fait que demain, elle va gagner la guerre des talents et la guerre des clients. Je pense que cet objet social augmenté, c’est probablement ce qui va distinguer les entreprises qui vont perdurer dans les années à venir parce qu’elles auront un capital humain de qualité, des entreprises qui vont péricliter parce qu’elles vont perdre ces talents qui feront le choix demain d’entreprises porteuses de sens de manière intrinsèque.

Emmanuelle Duez

est une serial entrepreneuse passionnée. Après de longues études (Droit, Sciences Po Paris, ESSEC, Bocconi à Milan), elle fonde en 2011 WoMen'Up, 1ère association mêlant les thématiques de genre et de génération. L'ambition est double : pour l'entreprise, mettre les jeunes et notamment les hommes au cœur des politiques de mixité, pour la Société Civile, promouvoir une vision décomplexée d'un féminisme postmoderne. En 2013 elle lance The Boson Project, cabinet de conseil et centre de recherche atypique et engagé, qui porte et apporte au fil des missions une réponse à la question suivante : et si le capital humain était un véritable trésor et le seul levier qui vaille pour transformer de manière pérenne les organisations ? Ses travaux en font notamment une grande spécialiste de la question des générations nouvelles. Conférencière, auteur de nombreux articles et enquêtes, ses thèmes de prédilection gravitent autour de la composante humaine et de son potentiel pour ce nouveau monde : management leadership et RH de demain : vision de l’entreprise de demain, leadership au féminin, mixité, et bien sûr nouvelles générations…

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