Les pratiques professionnelles exponentiellement digitales accroissent toujours plus la vitesse de circulation de l’information, intensifient les attentes de retours de plus en plus rapides voire immédiats et renforcent l’évolution matricielle des systèmes de management. L’information arrive en continu et de toutes parts. Elle rythme l’organisation du travail et les relations professionnelles. L’enjeu informatif revêt alors une forme temporelle, le temps dédié au traitement de l’information prenant le pas sur les temps productifs, les temps de récupération ou de réflexion. Quels impacts sur le bien-être et la performance dans la sphère professionnelle ?
Dans l’absolu, il est évident que le temps n’a pas été modifié. C’est bien notre ressenti qui est influencé par un climat d’urgence et d’adaptabilité constante. Au cœur du phénomène : des informations multiples, multiformes et multicanales qui surgissent sans avoir été planifiées, souhaitées, recherchées ou utiles. Emails, appels, messages, notifications,… Toutes ces sollicitations cognitives accentuées par la digitalisation entraînent généralement l’interruption d’une tâche par l’apparition d’une « nouvelle urgence » à traiter "ASAP".
Le diktat de la réactivité s’impose, de plus en plus pressant. Quand un délai de plusieurs jours était auparavant satisfaisant pour répondre à une demande, un retour quasi-instantané à toutes les requêtes numériques est désormais attendu. Françis Jauréguiberry, sociologue spécialiste des usages des technologies de l'information et de la communication, met en lumière ce constat en exposant, qu’à l’heure actuelle, ne pas répondre de manière presque immédiate à une sollicitation implique un besoin de fournir une justification voire une excuse. Et ce séquencement du quotidien professionnel, à coups de notifications toujours plus nombreuses, concerne aussi les emplois nécessitant des périodes de concentration intense et une continuité d’exécution.
Corollaire de ce temps toujours plus fragmenté et des injonctions à réagir en temps réel : l’infobésité. Elle désigne une triple surcharge : aux niveaux des informations, des communications et des sollicitations cognitives. C’est dans les faits le déséquilibre entre les informations reçues et la capacité à les traiter sans porter préjudice à l’activité ou à la personne. La spécificité de l’infobésité est d’avoir une forme individuelle et collective. Pour les individus, elle est référencée dans les risques psychosociaux. Être surexposé à l’information et aux communications professionnelles en général, engendre des conséquences majeures : stress chronique, déficit de l’attention, baisse de qualité des décisions, développement d’addictions comportementales, peur de l’erreur, limitation de créativité et un désengagement des collaborateurs. Sur le plan de la santé physique on constate parfois le développement de troubles psychosomatiques, cardio-vasculaires et musculaires.
Pour les organisations, c’est le risque d’une augmentation des arrêts de travail, d’un turnover accéléré, d’une qualité d’informations en baisse, mais surtout des potentiels d’agilité, de productivité et d’innovation ralentis. Voici quelques clés pour parvenir au maintien de la qualité, de la performance et du bien-être dans cette course généralisée contre l’urgence et l’immédiateté.
Apprivoiser sa boite emails
Les outils numériques en eux-mêmes n’ont pas d’impact négatif ou positif : c’est bien leurs usages qui peuvent être problématiques. D’où la nécessité d’apprendre à choisir l’outil adapté à chaque situation. Prenons l’email : grâce à ses faibles coûts financiers directs et sa capacité d’abolition des frontières temporelles et géographiques, il s’est imposé depuis la fin des années 1990 comme l’outil universel des communications professionnelles.
En 2019, 293 milliards d’emails (hors spams) ont ainsi été échangés chaque jour dans le monde, soit 325 231 emails envoyés par seconde. Tous ces échanges sont-ils utiles et indispensables ? C’est peu probable, puisque 80 % des emails émis ne sont jamais ouverts par leurs destinataires. Cette utilisation non-optimisée, parfois abusive, représente autant une contribution importante au phénomène de surcharge info-communicationnelle, qu’un coût écologique conséquent pour la planète. Rappelons que l’envoi de 100 emails correspond en moyenne à 1 kg de CO2 soit 4,5 km parcourus en voiture.
Aussi, dans les communications professionnelles, il est important de bien différencier les prises de contacts synchrones et asynchrones. Les premières ont un caractère intrusif et fortement engageant pour le destinataire. On parle là du téléphone par exemple. Les communications asynchrones sont quant à elles beaucoup moins contraignantes, à condition d’être utilisées correctement. L’intérêt majeur de l’email est justement son caractère asynchrone. Ce dernier est censé permettre à chaque utilisateur d’organiser le traitement de l’information reçue dans le respect de son temps, sans être soumis à la disponibilité concomitante des autres. Il n’est nullement supposé être utilisé pour exprimer l’urgence. Or, dans les faits, il est courant de laisser sa boîte ouverte en fond d’écran et d’être interrompu par des notifications visuelles et sonores dès l’arrivée d’un nouveau message. En outre, peu de professionnels paramètrent leurs notifications, ce qui signifie qu’il n’existe aucune distinction de valeur entre les messages. Ils sont donc dérangés de la même manière par une demande importante que par une newsletter automatique ou par une communication adressée en copie « pour information » à tous.
Distinguer urgent et important
L’organisation du travail implique dorénavant la gestion d’urgences presque systématiques. Et en se repliant sur des enjeux à court terme, l’organisation agit seulement en réaction à l’instant. Ce fonctionnement s’effectue au détriment d’une vision, d’objectifs globaux au service d’une politique de développement résiliente dans la durée. Trop souvent, la notion d’urgence prévaut sur la notion d’importance. Ce paradigme influe sur les rythmes de travail et l’investissement accordé à une tâche. Autrement dit, le caractère d’importance est laissé pour compte dans le quotidien professionnel au profit du devoir de répondre le plus rapidement possible à chaque urgence apparaissant de manière aléatoire. C’est alors le hasard du temps laissé « libre » entre l’arrivée d’une urgence et la notification de la suivante qui détermine la profondeur, la qualité et le souci d’exactitude du travail réalisé. Cette situation comporte de nombreux risques. Il est donc primordial de forger une capacité à s’émanciper du rythme des notifications afin d’organiser le travail en conscience, de façon à pouvoir distinguer les activités importantes des activités urgentes.
L’ancien vice-président des États-Unis Dwight D. Eisenhower a dit : « Ce qui est important est rarement urgent. Et ce qui est urgent est rarement important ». Son héritage le plus célèbre est une matrice permettant d’organiser les différentes tâches à réaliser au quotidien.
Quand le virtuel prend le pas sur le réel
Les yeux rivés sur nos écrans, l’influence du digital sur nos vies est conséquente. La cyberdépendance et les addictions communicationnelles, caractérisées par la peur de rater quelque chose ou le désir intense de recevoir emails et autres sollicitations numériques, présentent les symptômes d’une addiction psychosociale. Ces comportements obsessionnels constatés par les proches mais conservés (voire niés) par le sujet, sont chronophages et s’exercent au détriment d’autres activités et des interactions humaines. Désormais, ces addictions existent en permanence et sans cloisonnement entre le professionnel et le personnel. Aussi, nous entrons dans une situation paradoxale où les communications entre les personnes produisent de l’isolement et une désincarnation des relations sociales. Le développement des technologies de l’information et de la communication peut favoriser une détérioration des relations de travail et faire apparaitre des systèmes de management virtuels, intrusifs voire invasifs et basés sur le contrôle ou la traçabilité.
Être agile pour être heureux ?
Si le temps est sésame, alors la clé est l’agilité ! Mélangez une disponibilité permanente, une interactivité constante et des réactions instantanées et vous obtiendrez… une signification erronée de l’agilité. Cette notion, très tendance, a vu sa définition être cuisinée à toutes les sauces pour répondre de façon miraculeuse aux chamboulements des modes de travail. Le raccourci était tentant : brandissez le mot « agilité » et voilà le véritable permis d’exiger grands écarts de connexion et triples axels horaires des collaborateurs. Résultats : hyperconnexion collective et apparition de phobies digitales.
Et pourtant, l’entreprise agile est bien la réponse ! Imaginez votre équipe comme un organisme vivant auto-adaptiste, conscient qu’il va changer mais dont les cycles ont une fin non prévisible. Vous développez alors l’adaptation et le pilotage dynamique dans un cadre permettant la liberté de travail et la volonté d’amélioration continue pour et par tous. Gardons à l’esprit que l’agilité vient du monde digital et des startups et est à l’origine une méthode de travail permettant d’augmenter la satisfaction des clients (en supprimant le tunnel de réalisation) mais aussi celle des équipes de développement. Ici donc, la réactivité se construit collectivement, grâce à une collaboration adaptée qui n’impose justement pas le diktat de l’instantanéité déraisonnée comme principe.
Et si être agile, c’était prendre le temps ?
Une part de la nature des individus aime la vitesse, l’accélération et les sensations fortes qui en résultent. La célérité peut être perçue comme quelque chose d’utile et de libérateur. Les travaux du sociologue Hartmut Rosa, au cours des dernières décennies, mettent en évidence que les structures temporelles peuvent être décrites sous la forme d'une triple accélération : l'accélération technologique, qui se réfère au rythme croissant des innovations dans le domaine des transports, des communications et de la production ; l'accélération des changements sociaux, qui concerne des transformations des institutions sociales et notamment des relations entre la vie privée et la vie professionnelle ; et l'accélération des rythmes de vie, touchant à l’expérience existentielle des individus contemporains qui se rendent à présent à des « speed dating » et mangent dans des restaurants de « fast food ».
En contre-sens de ce sillage, on observe l’expansion de mouvements « slow » tels que le slow digital, le slow tech, le slow food. Le philosophe Alain Badiou parle « de la nécessité pour chacun de construire ses actions dans une temporalité distincte de la temporalité dominante du capital, de la circulation, de la productivité, de la rapidité. Il s’agit là de se mettre à l’abri, construire des lieux, des relations, des projets, qui se protègent de l’obsession du résultat rapide ». Selon lui, face à une temporalité agitée, parfois même hystérisée, rien n’est durable sans conquérir notre propre lenteur. Et toutes les valeurs qui ne reposent pas sur l’efficacité court-termiste supposent une certaine lenteur avant méditation, la réflexion, le rêve... Bref, pour penser il faut du temps.
Et pour avoir du temps, il faut en prendre. Aujourd’hui, la question que pose la société en accélération constante reste cependant : quand peut-on s’arrêter, faire une pause ? Car notre part d’humanité dépend aussi de notre créativité qui émerge de l’ennui, de la contemplation, de la réflexion et des moments chargés de sens, d’émotions. Plus essentiellement, il s’agit alors de prendre le temps de vivre le temps. À sa propre intensité, à défaut de pouvoir le changer. Retrouver notre attention et une cohésion dans le métronome de nos vies pour, finalement, y trouver, comme y invite Hartmut Rosa, des moments de résonance.
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