« Quand on tire sur une seule chose dans la nature, on la trouve attachée au reste du monde », disait John Muir, l’un des premiers naturalistes modernes. La vie sur la planète est le fruit d’une harmonie entre d’innombrables procédés naturels plus fascinants les uns que les autres, fonctionnant en écosystèmes. Ces dernières décennies, le monde a cru, dans une illusion de toute puissance de l’Homme, pouvoir faire fi de sa dépendance étroite et consubstantielle aux exigences de la nature. Au fil du temps, la révolution verte a montré ses failles et son manque de durabilité. Aujourd’hui, le système alimentaire est à redessiner pour répondre à la crise environnementale. Comment ? Grâce à des méthodes régénératives, veillant aux sols, réconciliant la nature et la production alimentaire.



L’agriculture régénérative, de quoi s’agit-il exactement ?

Avant toute chose, l’agriculture régénérative - aussi appelée régénératrice - est la préservation ou la revitalisation de la fertilité des sols. Et cela est bien nécessaire, car des terres riches sont primordiales pour cultiver des aliments sains, prévenir les sécheresses ou les inondations. Et surtout, les sols représentent un allié de taille en termes d’atténuation et d'adaptation au changement climatique. Discrètement, ils séquestrent une quantité astronomique de CO2, l'empêchant ainsi de s'échapper dans notre atmosphère. Il s’agit de faits peu connus, mais ils abritent un quart de la diversité biologique de la planète et retiennent plus de CO2 que la végétation sur terre et l’atmosphère combinés. 1 417 pétatonnes, soit 1 417.1015 tonnes, selon la FAO. Et ce, uniquement dans le premier mètre de profondeur sous terre !

Hélas, les pratiques actuelles basées sur une gestion linéaire de l’utilisation des sols, la déforestation, le compactage et les pressions sur les ressources, entraînent l’érosion et l’épuisement critique des nutriments présents dans les terres. Il en va de même pour les monocultures, l’éradication des matières organiques, l’irrigation intensive effectuée avec de l’eau de qualité médiocre et le recours excessif aux intrants qui conduisent eux aussi à une perte drastique de la fertilité des sols, à leur pollution et leur détérioration. En 2018, la FAO annonce que près d’un tiers des sols de la planète sont dégradés par l’agriculture intensive. Et une fois un seuil critique atteint, ceux-ci ne sont plus en mesure de fournir quoi que ce soit : ni nourriture, ni captation du carbone, ni revenus aux agriculteurs, ni services aux écosystèmes. Pour l’agriculture régénérative, qui met la santé des sols au premier plan, hors de question !

Cette approche alternative s’attache aussi à préserver les ressources en eau. Car disposer d’eau douce et salubre est un prérequis pour assurer une production agricole saine et nutritive. Malgré tout, cette ressource est actuellement trop souvent mal gérée. Résultat : l’or bleu se raréfie. Ces dernières années, partout dans le monde, des régions agricoles ont été soumises à des contraintes hydriques de plus en plus importantes. Déjà en 2007, la FAO alertait : « si les modes de consommation actuels persistent, les deux tiers de la population mondiale pourraient vivre dans des pays en situation de stress hydrique d’ici 2025 ». Et bien qu’elle pâtisse de la situation, l’agriculture y contribue elle-même puisqu’elle représente 70 % de tous les prélèvements d’eau dans le monde et compte comme l’une de ses principales sources de pollution. Le secteur a donc un rôle central à jouer pour optimiser l'utilisation de cette ressource essentielle. Ce qu’entendent bien faire les méthodes régénératives.

Stress hydrique - L’agriculture représente 70 % de tous les prélèvements d’eau dans le monde.

Association de cultures maraîchères ou arboricoles à l’élevage, agriculture biologique ou raisonnée, permaculture, agroforesterie, aquaculture… Une panoplie de méthodes issues de différents concepts se rassemble sous le nom d’agriculture régénérative. Mais aussi diversifiées soient les approches, ce qui compte c’est la production d’aliments sains pour l’Homme, comme pour la planète, grâce à l’adaptation des pratiques au climat, aux individus et aux ressources disponibles, sans oublier la valorisation des écosystèmes et des cycles de renouvellement. Bien que certains la qualifient de forme d’exploitation radicalement différente, l’agriculture régénérative est en fait le résultat de méthodes préindustrielles actualisées et améliorées, grâce à de nombreuses expérimentations et à un partage des pratiques ainsi que des savoirs au sujet des sols, de l’eau, de la biodiversité et des nombreuses interactions, souvent ignorées, qui existent dans la nature.

Petits exploitants comme producteurs à grande échelle peuvent s’inscrire au sein de cette dynamique. Car l’agriculture régénérative est un concept qui se décline sous différentes pratiques, ce qui permet de s’adapter à l’envergure, ainsi qu’aux contextes géographique et social des terres cultivées. Et, puisque la créativité est la limite… des précurseurs du mouvement sont présents aux quatre coins du globe proposant des approches plus passionnantes les unes que les autres.

En Inde, par exemple, Satya, un agriculteur du district indien de West Godavari, a vu de nombreuses fermes voisines détruites par une puissante tempête en 2017, tandis que sa plantation de 2,4 hectares s'en est sortie pratiquement indemne. Son secret ? Une approche issue de l’agriculture régénérative et dépourvue de produits chimiques : le « zero budget natural farming » (ZBNF). En 2018, il y avait environ 160 000 agriculteurs comme Satya dans le district. D'ici 2024, le gouvernement de l'Andhra Pradesh prévoit que 6 millions de producteurs s’engagent dans cette transition.

À l’autre bout du monde, en Argentine, Doug Tompkins a développé la Laguna Blanca, une exploitation de 2 833 hectares, qui a la particularité de conserver de grands blocs de zones sauvages entre ses champs pour profiter des services écosystémiques de la savane et des marais. Aussi, la ferme se caractérise par des cultures diversifiées, allant des grains aux pois, en passant par de nombreuses noix et des fruits.

Crédit : General Mills

La base du futur système alimentaire ?

Les exploitations qui misent sur la santé des écosystèmes ont vu leur rendement augmenter de manière consécutive au fil des ans. La ferme de Leontino Balbo au Brésil, par exemple, a bénéficié d’une augmentation de 20 % du rendement de la canne à sucre. En Inde, des milliers d’exploitations, comme celle de Satya, basées sur le « zero budget natural farming », ont enregistré une augmentation moyenne de 36 % dans la production des arachides. Le modèle intégré de Takao Furuno, consistant à développer l’élevage de canards en pleines rizières, a permis une augmentation de 20 % du rendement du riz et un triplement des revenus. Ces quelques exemples font partie d’un ensemble de données qui s’accroissent rapidement et prouvent que les approches régénératives peuvent tout à fait produire suffisamment de nourriture, tout en assurant des marges bénéficiaires conséquentes et des pratiques en harmonie avec la nature. Adopter une vision systémique conduit à des atouts pluriels pour avancer vers plus de résilience.

Des voies d’espoir se dessinent ainsi pour une transition du système alimentaire à l’échelle mondiale. Pour y arriver, il est nécessaire d'amorcer la transition dès aujourd’hui, car la mise en œuvre de pratiques agricoles régénératives ne se fait pas du jour au lendemain : la nature avance à son propre rythme et on ne peut la presser.

À petite échelle, le passage d'un système conventionnel à un système régénératif peut se faire rapidement et sans investissements trop conséquents. En revanche, à grande échelle, le changement peut nécessiter beaucoup plus de temps et créer des périodes d'incertitude économique dans un secteur générant déjà de faibles marges.

L'atténuation des risques financiers liés aux périodes de transition du secteur agricole est un aspect sur lequel les pouvoirs publics ont un rôle à jouer grâce à des subventions, des investissements ou encore des assurances aux agriculteurs. Pour que ces interventions soient durables, des méthodes de suivi efficaces restent à mettre en place.

Pour le secteur privé, cette transition représente un réel potentiel inexploité. De nouvelles opportunités existent dans des investissements à moyen et long terme, via le développement de nouvelles technologies et de nouveaux produits, permettant aux exploitants de pratiquer plus facilement l’agriculture régénérative. Et l’engagement des entreprises ne s’arrête pas au secteur de l’alimentation. De plus en plus, les marques attentives et inventives trouvent des moyens d’apporter leur pierre à l’édifice. C’est le cas, par exemple, de Timberland, qui a choisi de s’engager en s’approvisionnant en cuirs issus de méthodes régénératives. Cette annonce s’inscrit dans le cadre de la nouvelle stratégie de la marque basée sur trois axes : de meilleurs produits, une communauté plus forte et un monde plus vert. Le point fort de l’agriculture régénérative est précisément qu’elle s’imbrique à merveille au sein des trois piliers du développement durable. D'ailleurs, l’entreprise américaine a décidé d’investir dans un fond dédié afin d’essaimer les bonnes pratiques et les nombreux avantages liés à l’agriculture régénérative, notamment dans le milieu de la mode, de plus en plus exposé aux critiques. 

D’autres marques avancent avec la même vision, c’est notamment le cas de Patagonia. L'entreprise de vêtements et d’équipements outdoor continue à surprendre et à sortir des sentiers battus en s’engageant pour l’alimentation durable à travers Patagonia Provisions et diverses initiatives de soutien à l’agriculture régénérative. Le fondateur de la marque activiste parle de ce nouveau tournant en des termes très ambitieux : « J'ai toujours considéré ma société comme une expérience : prendre des décisions basées sur la qualité et la responsabilité. Or je peux vous dire que ce n’est plus une expérience (pour les vêtements), je me suis prouvé que ça marchait. Maintenant, appliquer cela à l'alimentation, c'est une toute autre histoire. Et je pense que c'est sûrement l'expérience la plus importante que nous n'ayons jamais tentée ».

Chez nous aussi ?

Associé à l’économie circulaire, véritable levier de diversification économique et de transition, un projet national de développement de l’agriculture régénérative s’aligne parfaitement à la volonté du Luxembourg d’avancer dans sa stratégie de Troisième Révolution Industrielle (TIR). Pour ce faire, le pays devra notamment saisir les enjeux et, surtout, le potentiel énorme de ce concept, aux aspects multiples mais cruciaux pour la résilience alimentaire et le développement durable. Sur le plan social et sociétal également, le soutien à l’agriculture régénérative représente un levier multidimensionnel pour créer des opportunités d’amélioration du bien-être et de développement professionnel au sein du secteur agricole.

Signe encourageant à l’échelle européenne, le 20 mai, la Commission dévoilait de nouvelles stratégies ambitieuses pour investir dans la biodiversité et l’alimentation dans le cadre de son « pacte vert », avec la volonté de protéger 30 % des terres et des mers au sein de l’UE et de réduire de 50 % l’usage des pesticides (the European Green Deal - COM/2019/640 final). Selon le vice-président de la Commission, Frans Timmermans, « la crise du coronavirus a montré à quel point nous sommes tous vulnérables, et combien il est important de restaurer un équilibre entre l’activité humaine et la nature ». L’Europe parle ainsi de placer la biodiversité sur la voie de la « guérison ».

C’est certain, l’agriculture régénérative a de beaux jours devant elle et elle amène des perspectives encourageantes pour imaginer une transition agricole. Mais le chemin à parcourir est encore long, tandis que le temps et les ressources disponibles, quant à eux, s’amenuisent. Afin d’accélérer le pas, les choix des consommateurs sont déterminants. Car finalement, l’alimentation est bel et bien l’affaire de tous. Alors dès à présent, il revient à chacun de prendre ses responsabilités et de choisir… l’alimentation d'après.