Crédit : CC BY-ND Caroline Schuler, 04.2020

Tribune de Rachel Reckinger

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Les moments de crise, comme celui déclenché par la pandémie de la Covid-19, engagent les institutions sociales, économiques, culturelles et politiques d'une société, et mettent à l'épreuve leur résilience. En ces temps de turbulences, l'approvisionnement alimentaire individuel et collectif devient une préoccupation majeure. Quelle est la résilience du système alimentaire luxembourgeois lorsque les chaînes d'approvisionnement internationales sont perturbées ? Quelles sont les vulnérabilités qui se manifestent, même dans les pays les plus riches d'Europe de l'Ouest, dont la sécurité alimentaire est assurée ? La rapidité avec laquelle les frontières ont été fermées, même à l'intérieur de l'espace Schengen, attire l'attention sur les performances nationales et la question de la souveraineté alimentaire. 

La souveraineté alimentaire se caractérise par la plus grande diversité possible d'aliments produits localement, et par le plus haut degré d'autonomie vis-à-vis des importations et du transport en provenance de l'étranger, dans un contexte de démocratie alimentaire assurant équité et participation.

Le Luxembourg est essentiellement une région de prés qui se prête au pâturage du bétail – seuls les ruminants peuvent rendre l'herbe "comestible" pour l'homme –, même si une diversité et une densité remarquables de productions végétales sont aussi possibles sur des surfaces comparativement limitées, nécessitant cependant une main d'œuvre plus importante et des infrastructures d’arrosage. L'agroforesterie (cultures combinées entre arbres, pâturages et animaux domestiqués) est encore rare sur le territoire. En termes de ratio d'auto-suffisance alimentaire, le Luxembourg produit 114 % de ses besoins en viande bovine, 99 % des besoins en lait, 67 % des besoins en viande porcine, mais seulement 35 % des besoins en œufs, 3-5 % pour les légumes, 1,4 % pour les poulets et moins de 1 % pour les fruits. Concernant les aliments transformés, la grande majorité des marchandises est importée. Bien que la situation évolue, le système de la transformation ne couvre aujourd’hui pas la demande nationale.

« La souveraineté alimentaire est principalement une question logistique et politique de gestion de la chaîne d'approvisionnement, d'orientation du marché, de fixation de prix et de réglementations législatives nationales »

En tant que petit pays, le Luxembourg serait en mesure de mettre en place des chaînes d'approvisionnement plus courtes et pourrait s'adapter à des circonstances changeantes, mais uniquement à condition que l'approvisionnement alimentaire soit stable et diversifié. D’un côté, les petits producteurs connaissent des fluctuations et ne peuvent garantir de manière constante l'approvisionnement des entreprises clientes. Pour contourner cet obstacle, des plateformes gérées par des coopératives ou des centres alimentaires (food hubs) regroupant un certain nombre de petits exploitants agricoles pourraient fonctionner comme un guichet unique pour les grossistes. De l’autre côté, de grandes entreprises luxembourgeoises proposent déjà des partenariats commerciaux aux producteurs du territoire qui acceptent d'investir dans les produits ou les lignes de production manquantes, mais ces initiatives bénéficieraient d'un marché étendu à toute la Grande Région et au-delà – dépassant les conceptions nationalistes et protectionnistes de la régionalité. Des recherches actuelles montrent en effet qu'à part le poisson, le poulet et les tomates, toutes les catégories d'aliments sont déjà produites en quantité suffisante en Grande Région pour dépasser les besoins du secteur de la restauration de la Grande Région. Pourtant, seule une minorité de ces produits sont actuellement servis localement – ce qui indique que la souveraineté alimentaire est principalement une question logistique et politique de gestion de la chaîne d'approvisionnement, d'orientation du marché, de fixation de prix et de réglementations législatives nationales.

Les experts soulignent aussi la nécessité d'un modèle agricole basé sur des systèmes agroécologiques diversifiés, réduisant les intrants externes, optimisant la biodiversité et stimulant les interactions entre les différentes espèces dans le cadre de stratégies holistiques visant à établir une fertilité à long terme et des moyens de subsistance sûrs. Or, le Luxembourg ne dispose pas d’une force de travail en assez grand nombre pour une telle transition vers des systèmes plus résistants, où la mise en commun des connaissances est essentielle. S'il y avait davantage d'incitations du marché et de garanties politiques pour les agriculteurs, ce choix d’orientation professionnelle représenterait moins de risques.

À mesure que des aliments locaux de qualité, éthiques et durables seront disponibles et deviendront la norme, les consommateurs seront plus sensibles aux contingences locales, aux produits éthiques et de qualité, à la consommation d'aliments biologiques, à la saisonnalité, etc. 

Les labels publics qui certifient différents types de qualité renforcent des achats plus durables et plus généralement la connaissance des aliments tant au sein des ménages que parmi les acheteurs publics uniquement s'ils sont transparents quant à la valeur ajoutée du produit et soutenus par des lois qui rendent ces critères obligatoires. Ainsi, une action rigoureuse et globale de gouvernements démocratiques et responsables pourrait servir de levier dans la transition vers un système alimentaire plus résilient. De telles conditions constituent la base idéale pour une transition délibérée vers une gouvernance efficace des systèmes alimentaires à plusieurs niveaux où les mouvements sociaux, les entrepreneurs et la société civile peuvent innover et s'épanouir. Au fur et à mesure, les nouvelles initiatives locales en matière d'alimentation pourront ainsi sortir de la marginalité et s'engager dans des processus législatifs formels nationaux et européens. Une Politique Alimentaire Commune pourrait donner la priorité aux expérimentations éthiques et durables à travers des actions complémentaires et des politiques alimentaires cohérentes aux niveaux européen, national et local. Les Conseils de Politique Alimentaire (Food Policy Councils) sont des outils innovants reconnus pour favoriser une politique et une gouvernance à plusieurs niveaux.

Afin de relever ces défis, le Luxembourg est actuellement en train de fonder le premier Food Policy Council au niveau national, en tant que plateforme multipartite pour une coopération indépendante entre des partenaires égaux issus des trois secteurs du système alimentaire luxembourgeois : politique et administration ; recherche et société civile ; production, transformation, gastronomie et commerce. Cette initiative s’inscrit dans un système alimentaire qui aurait comme but d’être socialement juste, écologiquement régénérateur, économiquement localisé et engageant un large éventail d'acteurs. Il vise à assurer une sécurité alimentaire de qualité, éthique et durable pour l'ensemble de la population, en raccourcissant les chaînes d'approvisionnement de manière (trans) régionalisée et coopérative. 

La souveraineté alimentaire repose ainsi de plus en plus sur la diversification locale, l'innovation et les processus d'apprentissage collectif. En raison de sa petite taille et de sa population multiculturelle unique, le Luxembourg peut offrir un site favorable à l'expérimentation d'innovations durables au niveau local ou transrégional et mettre en place une politique alimentaire efficace dirigée par plusieurs parties prenantes. Le pays pourra ensuite utiliser son poids politique et économique international pour faire circuler ses bonnes pratiques.

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Pour plus de détails, voir https://food.uni.lu

Dr Rachel Reckinger
est anthropologue et sociologue de l'alimentation à l'Université du Luxembourg, responsable du projet de recherche Sustainable Food Practices