Le directeur de l’Administration de la Nature et de la Forêt du Grand-Duché s’inquiète de la dégradation des couverts boisés luxembourgeois. Clefs de compréhension et pistes d’action.
Sustainability MAG : Le dernier inventaire que vous avez publié sur l’état des forêts luxembourgeoises révèle un constat alarmant. Quelle est votre réaction?
Frank Wolter : La situation est préoccupante. On n’a jamais eu un résultat aussi mauvais sur cet inventaire. Il s’agit d’observations sur environ 1 200 arbres répartis sur l’ensemble du territoire. Nous prenons la mesure de la perte de feuillage dans la couronne, évaluons la coloration des feuilles et des aiguilles et documentons la présence de parasites. Sur la base de ces trois éléments, nous en déduisons l’état de stress de l’arbre et définissons une classe de dégâts.
Ce que l’on observe ce n’est pas nécessairement l’état de santé profond des arbres mais plutôt des indices que l’arbre nous fournit. Un état de stress élevé n’indique pas forcément que l’arbre va dépérir, il a une capacité de récupération bien sûr ; mais si la situation perdure, alors oui, il peut ne pas survivre car il devient plus sensible à d’autres agents pathogènes comme certaines bactéries, champignons ou insectes. L’inventaire établit que 50 % des arbres avaient déjà perdu plus d’un quart de leur feuillage en plein été ou montré d’autres signes importants de stress. Cela devient vraiment inquiétant et il faut agir.
La sécheresse est pointée comme la principale menace faite aux forêts grand-ducales aujourd’hui. Quels sont les signes que vous observez sur le terrain ?
De telles extrêmes dans les températures atteignant 40°C et une absence de pluie de juillet à fin septembre, c’est tout à fait inédit dans nos contrées.
Concrètement, l’arbre va réguler sa température par la transpiration. Il fait baisser la température et c’est ce que l’on ressent lorsque l’on se promène en forêt l’été, car il y fait plus frais. Pour ce faire, il a besoin d’une certaine quantité d’eau dans le sol. Or, il y a un seuil critique en-dessous duquel les racines ne sont plus en mesure d’absorber l’eau du sol et à partir de ce moment, l’arbre arrête sa transpiration et commence à être en situation de stress total. Sa stratégie est alors de se débarrasser de ses feuilles et il se met en léthargie. Si cet état se met trop tôt en place dans la saison, il ne s’est pas assez constitué de réserves de sucres pour passer l’hiver. C’est un cycle infernal qui peut alors se déclencher.
Pourtant, ce qui importe dans le cadre du changement climatique, c’est de maintenir ce poumon vert capable de capter le CO2 et de le transformer en matière ligneuse.
Les hêtres et les résineux sont particulièrement touchés. Tous les arbres ne sont pas égaux devant la sécheresse…
Il y a différents facteurs explicatifs qui entrent en jeu.
Nous distinguons les arbres héliophiles qui aiment la lumière et la chaleur, des espèces sciaphiles, qui elles recherchent l’ombre. Les hêtres et épicéas sont des arbres sciaphiles originaires soit des montagnes, soit les pays nordiques, et ce caractère a été déterminant quand il ont été touchés par les températures extrêmes.
Chez l’épicéa, c’est également son type d’enracinement qui a joué. En effet, selon les espèces, les arbres ont des capacités plus ou moins importantes d’aller puiser l’eau, ceci est lié à leur système racinaire. Le chêne par exemple est doté d’un enracinement pivotant profond alors que l’épicéa présente un enracinement traçant, ce qui l’expose particulièrement à la sécheresse.
Certains arbres sont donc beaucoup plus vulnérables. La forêt sera toujours là, mais ce ne sera plus la même forêt.
À ce propos, face au changement climatique rapide et la vulnérabilité extrême de certains arbres, envisagez-vous, comme d’autres pays, l’importation de nouvelles essences au Luxembourg ?
Oui, nous y réfléchissons. Nous ne prévoyons pas de le faire de façon massive, mais nous développons des essais en arboretums avec d’autres essences et nous allons conduire un nouveau projet de test avec un institut scientifique allemand. Aussi, nous observons avec attention les essais qui sont menés dans les pays voisins où les conditions sont assez similaires.
Dans l’immédiat, nous essayons d’utiliser non pas d’autres espèces, mais d’autres provenances. À savoir la même espèce mais d’un écotype différent. Les écotypes du hêtre en provenance des pays de l’Est sont, par exemple, aguerris aux étés bien plus chauds et secs et présentent plus de chances de survivre et de s’adapter dans nos régions.
Nous souhaitons éviter de baser le futur uniquement sur de nouvelles espèces. Le hêtre est une essence rare au niveau mondial, c’est donc un écosystème naturel à protéger particulièrement.
Nous cherchons aussi à accélérer la régénération naturelle dans nos forêts. Lorsque les arbres se reproduisent, leurs pollens se dispersent sur de grandes distances, un phénomène qui augmente la diversité génétique et permet donc une meilleure adaptation par la reproduction. Il est intéressant de souligner que les arbres ont un patrimoine génétique bien plus important que la plupart des autres êtres vivants ; il est environ 10 000 fois plus grand que celui de l’homme. Cette richesse est sa stratégie d’adaptation, car l’arbre ne peut pas se déplacer, il reste sur place et doit résister aux crises. Il faut donc favoriser l’enrichissement et l'acclimatation de son patrimoine génétique.
Concrètement, comment intervenez-vous pour booster ce capital génétique ?
Il faut ouvrir prudemment la forêt. Avant 1990, au Luxembourg nous avions surtout des forêts très âgées, très fermées. Des peuplements de hêtres notamment avec de grands arbres telles des cathédrales et rien d’autres en dessous. Cette situation n’est pas favorable à la reproduction et donc à l’évolution génétique des arbres. Depuis plusieurs années déjà, nous pratiquons des éclaircies plus poussées pour favoriser l’entrée de lumière et que les fruits tombés à terre puissent germer et pousser. Le bon dosage de la lumière est primordial pour que le sol ne s’assèche pas lors de l’ouverture de la forêt.
Grand sujet croissant de préoccupation, les scolytes. Ils attaquent notamment les arbres en situation de stress hydrique. Pourquoi ces petits insectes font-ils autant de ravages ?
Les scolytes sont attirés par l’odeur de la résine, ils percent un trou dans l’écorce et s’installent dans la partie cambiale de l’arbre, cette zone entre l’écorce et le bois où les sucres synthétisés par les feuilles redescendent vers les racines pour les nourrir. Quand cette circulation est empêchée, l’arbre dépérit. Les conifères ont habituellement une capacité naturelle à réagir grâce à la résine qui englue les insectes lorsqu’ils percent un trou. Normalement un arbre sain, bien alimenté en eau, va tuer l’insecte. Pendant des périodes de sécheresse prolongée, il n’est malheureusement plus en mesure de fabriquer cette résine.
50 % des peuplements d'épicéas sont aujourd'hui affectés par les scolytes.
Avez-vous pu établir l’ampleur du phénomène dans le pays ?
Par observation visuelle, nous avons pu établir qu’environ plus de 50 % des peuplements d’épicéas sont aujourd’hui affectés par les scolytes. Parfois, cela touche uniquement quelques arbres et si la présence de l’insecte est fatale pour ces arbres, cela ne condamne pas l’ensemble du peuplement pour autant, sauf si les conditions climatiques perdurent. En réalité, tout va se jouer sur les conditions estivales. Si l’été suivant est sec et chaud, les conditions de reproduction de l’insecte seront optimales et il proliférera.
Déjà aujourd’hui, plusieurs centaines d’hectares vont devoir être coupés. C’est assez dramatique car il y a une dépréciation du bois très rapide liée à sa coloration et à la saturation soudaine du marché. Le prix de marché s’est effondré de 80 à 90 %. Ainsi, certains exploitants ont attendu entre 60 et 100 ans pour récolter leur bois et ont quasiment tout perdu en une saison.
Justement, les monocultures d’épicéas sont régulièrement pointées du doigt. Qu’attendez-vous aujourd’hui des propriétaires et gestionnaires forestiers ?
Le message que l’on envoie aux propriétaires et gestionnaires est de convertir leurs monocultures en peuplements mélangés. On voit très bien avec le changement climatique que les monocultures de conifères ne sont plus suffisamment résilientes dans nos climats. On estime sur base de recherches scientifiques que ce sont les diversités spécifique et génétique qui permettront le mieux de maintenir la santé de la forêt et son avenir. C’est aussi une stratégie économique évidemment, à savoir de diversifier la production pour être en capacité de réagir face aux incertitudes.
Avec ces épisodes de sécheresse grandissants, devons-nous nous préparer à des incendies de forêts importants, ici aussi au Luxembourg ?
C’est quelque chose que l’on prend très au sérieux. On s’est d’ailleurs très récemment inscrit au système d’alerte européen EFFIS pour mieux surveiller cet aspect-là. Il s’agit de créer un index de risques au Luxembourg pour pouvoir à tout moment avertir la population du risque d’incendie de forêts.
Ceci dit, il faut savoir que le risque est beaucoup plus élevé pour les forêts de conifères en raison du degré d’inflammation des résines qui rend la maîtrise des feux quasiment impossible. Les feux de forêts de feuillus ne sont pas de même nature, il s’agit souvent de feux au sol où la végétation basse et le feuillage qui a séché au sol brûlent, mais les incendies se propagent très rarement aux grands arbres feuillus. Or, environ 70 % de nos forêts sont des feuillus. On considère que le risque est donc moins élevé au Luxembourg.
Un nouveau cadre légal est à l’étude. Que peut-on en attendre ?
Ce nouveau cadre légal reconnaît l’importance de l’écosystème naturel et prend en compte les services qu’il rend. L’objectif à moyen terme est de développer une prime pour les services écosystémiques rendus par les forêts publiques et privées.
Le rôle environnemental et sociétal des forêts publiques est réaffirmé, avec une attention spéciale à la biodiversité et à la récréation, et moins à la production. D’importantes dispositions protègent les forêts en matière de coupe rase notamment.
Des voix, - comme celles de l’ingénieur forestier Peter Wohlleben - appellent à la préservation de sanctuaires forestiers, à savoir sans la moindre intervention de l’homme. Quelle dose d’intervention humaine prônez-vous ?
Il est crucial de ne pas utiliser 100 % de nos forêts et nous avons dans cet esprit développé un projet de forêts vierges. Actuellement, 2 % des forêts sont déjà concernées, l’objectif est d’arriver à 5 %. Aucune récolte de bois n’est effectuée sur ces zones classées comme réserves naturelles selon la loi de protection de la nature. Elles sont dédiées à l’observation scientifique et servent de réserves génétiques.
D’autre part, lorsque nous régénérons nos forêts gérées, nous gardons désormais toujours 10_% en îlots de vieillissement. Cela signifie que nous n’y coupons aucun arbre. Le but est de préserver des petites portions de forêts de plusieurs hectares avec des très vieux arbres, des endroits de forte biodiversité où les oiseaux et chauves-souris notamment trouvent beaucoup de bois mort.
Et pour le reste, là où vous récoltez du bois ?
La récolte du bois telle qu’on la fait actuellement est tout à fait différente de ce qui était pratiqué avant. Nous avons tenu compte des préoccupations des gens. On n’effectue plus de coupe rase. Le nouveau projet de loi impose pour les forêts publiques que le couvert forestier soit à tout moment maintenu. Le bois peut uniquement être récolté pied par pied ou par petits groupes. Et en forêts privées, la coupe rase est limitée à 50 ares.
Il est essentiel que nous communiquions davantage lorsque nous travaillons en forêt. Nous devons expliquer aux gens pourquoi nous coupons du bois, pourquoi c’est important d’utiliser cette matière renouvelable car, dans le cadre du changement climatique, c’est du CO2 stocké qui peut être stocké à nouveau dans un bâtiment pour encore 100, 200 ou 300 ans. De plus, c’est un produit de substitution aux autres matériaux de construction comme le ciment ou le métal qui demandent énormément d’énergie à la production. On essaie de faire passer ce message.
Il faut le noter, la population est de plus en plus urbaine et son lien à la nature a changé. Nous observons actuellement une réelle tendance à la sacralisation de la nature. La gestion des espaces naturels est de plus en plus mise en question, même lorsqu’elle est basée sur de réels critères de durabilité. Un effort accru de sensibilisation est donc nécessaire pour permettre de reconnecter la société à la nature à travers une utilisation raisonnée des services qu’elle nous rend.
- Article publié le 1er avril 2020-
Frank Wolter
Directeur de l’Administration de la Nature et de la Forêt, Luxembourg
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