Crédit : Neoline

La voile, cette technologie vieille de plus de 5 000 ans, fait aujourd’hui son grand retour. D’ici 2050, il est estimé que près de 40 000 navires seront équipés de systèmes de propulsion éolienne, soit 40 à 45% de la flotte mondiale. Après des décennies de commerce maritime au fioul lourd ou diesel, les voiles sont à nouveau hissées pour ouvrir de nouvelles voies décarbonées sur les mers. Une renaissance permise grâce aux technologies de pointe. Découverte d’une filière vélique en plein essor.   



Le transport maritime à l'honneur    

Il est temps de réagir. Selon le dernier rapport de l’Agence européenne pour la sécurité maritime, le commerce sur les mers est responsable d’impacts négatifs majeurs.   

Grand sujet d’inquiétude, la pollution par les hydrocarbures est un facteur important de dégradation des biotopes marins. Les dégazages en mer restent pratiques trop fréquentes. Aussi, si les catastrophes écologiques engendrées par les marées noires sont heureusement en régression constante, l’histoire récente nous a montré qu’elles ne peuvent pas pour autant être écartées. Le déversement d’hydrocarbures par un supertanker au large des côtes israéliennes en février 2021 en est un récent rappel. Tortues, poissons, rorquals, se sont là-bas échoués sur des kilomètres de côtes détériorées, les fonds coralliens sont désormais recouverts de goudron et l’on déplore la mise en danger d’un escargot de mer, espèce en voie d’extinction. Ces catastrophes sont massives : la faune et la flore y meurent par asphyxie du milieu, les fonds marins se voient détruits pour des décennies, les zones côtières sont également contaminées par ces matières hautement toxiques. La magnitude de ces impacts reste associée dans notre mémoire collective à l’ère pétrole.   

Autre problème impactant la biodiversité et dont l’ampleur est souvent ignorée, les bateaux à moteur sont à l’origine d’importantes perturbations sonores causées par leurs hélices et provoquent des troubles auditifs chez certaines espèces comme les cétacés. Ces animaux éprouvent alors des difficultés à communiquer et à se localiser en mer.  

Plus particulièrement dans le viseur, se trouvent les pollutions atmosphériques importantes générées par le commerce maritime et donnant par conséquent lieu à de nouvelles exigences réglementaires. Un sujet d’importance lorsque l’on sait que 40% des populations européennes vivent à moins de 50 kilomètres des côtes.  

Au cœur du débat, l’utilisation de fioul lourd. Ce produit résiduel issu du raffinage du pétrole comporte de nombreuses impuretés, notamment le soufre. Lors de sa combustion, du dioxyde de soufre (SOx), polluant extrêmement nocif pour la santé et l’environnement, est relâché dans l’atmosphère. L’industrie du transport maritime, qui compte à elle seule pour 24% des émissions globales de dioxyde de soufre, est donc logiquement très observée sur ce point.   

En 2005, des normes visant à réduire ces émissions sont entrées en vigueur en vertu de l’Annexe VI de la Convention internationale pour la prévention de la pollution par les navires, mieux connue sous le nom de Convention MARPOL. Mais depuis janvier 2020, la pression règlementaire sintensifie avec la mise en place dune règle qui limite davantage cette teneur en soufre dans le carburant maritime, la faisant passer de 3,5% à 0,5%. Selon lOrganisation Maritime Internationale, cette diminution permettrait de réduire de 77% les émissions de SOx, soit 8,5 millions de tonnes métriques.   

L'industrie du transport maritime représente 940 millions de tonnes de CO2 par an

Un autre polluant est particulièrement dénoncé. Il sagit de ce quon nomme le carbone noir. Ces suies sombres résultent de la combustion du fioul lourd. Elles absorbent la lumière du soleil et sont identifiées comme un facteur majeur du réchauffement climatique. Lorsquelles se posent sur la glace, les particules noires accélèrent sa fonte. Depuis 2011, lutilisation du fioul lourd est interdit en Antarctique et une proposition dinterdiction en Arctique pour 2024 est à l’étude.   

Sans surprise, lindustrie du transport maritime est aussi pointée du doigt pour ses émissions carbone. Elle représente en effet 940 millions de tonnes de CO2 par an et est responsable de 2,5 % des Gaz à Effet de Serre (GES) mondiaux.  

Au niveau européen, les émissions du transport maritime de 2018 représentent plus de 138 millions de tonnes de CO2, soit plus de 3,7 % des émissions totales de l'Union européenne, et 15 % des émissions du transport maritime global au total. Cela représente 44 millions de tonnes de carburant (dont 70 % de fioul lourd) soit près de 7 % de la demande totale en pétrole de l'Union européenne. À la suite de laccord de Paris en 2015, lOMI a adopté, en avril 2018, une stratégie visant à réduire de 50 % les émissions de gaz à effet de serre dici à 2050 par rapport à 2008. Différents indicateurs comme lindice defficacité énergétique des navires (EEXI), lindice nominal de rendement énergétique (EEDI) ou lindicateur dintensité de carbone (CII) ont été développés afin de permettre à tous les navires, anciens et nouveaux, de viser cette réduction.  

Face à la prise de conscience des multiples impacts du transport maritime conventionnel, le secteur se voit sous contraintes réglementaires accrues. Une nécessité de se réformer propice au développement de la filière vélique.  

Sortir de la vision « carburo-centrée »  

La propulsion vélique et les biocarburants (gaz naturel liquéfié, BioGNL, E-GNL ou E-méthanol) sont les deux alternatives actuellement mises en avant pour éviter l’usage du fioul lourd ou limiter le recours au diesel. Les analyses comparatives montrent bien cependant que la voile s’impose comme le modèle avec la plus grande pertinence écologique et économique.  

Sur le schéma ci-dessous, le premier scénario correspond à la production de biocarburants qui nécessite de très nombreuses étapes : capter le vent grâce aux éoliennes, générer l’électricité, faire tourner des électrolyseurs pour fabriquer l’hydrogène, le comprimer, le refroidir et le synthétiser avec des huiles végétales ou du Co2 capturé à la sortie d’une usine, synthétiser un carburant, le brûler dans un moteur pour finalement fournir de l’énergie à une hélice. La pertinence écologique de ce système est certes meilleure, comparée aux carburants fossiles classiques, mais les déperditions d’énergie sont importantes. L’utilisation de la voile, représentée dans le deuxième scénario, est bien plus optimale en termes d’efficience énergétique puisque l’énergie est directement captée et produite à la source.  

Les multiples étapes requises par ces carburants alternatifs comportent également un fort désavantage économique, aussi bien en montants d’investissement qu’en frais variables. En effet, la production, le stockage et le type de moteurs requis sont bien plus onéreux. Les solutions carburo-centrées verdies ne se présentent décidément pas comme la solution miracle.  

La voile a donc de nombreux avantages pour elle. Les économies d’énergie qu’elle permet sont massives : de l’ordre de 80 à 90% pour un navire comme celui du prochain Néoliner. Le fournisseur d’électricité français EDF a d’ailleurs chiffré l’économie à 600 000 MWh sur 15 ans, soit l’équivalent de la production de 3 éoliennes de 6 MW ou encore la consommation en énergie d’une ville de 9 000 habitants pendant dix ans.  

Cela dit, la filière vélique n’en est qu’à ses débuts et afin d’assurer la transition de ce secteur, les solutions hybrides sont souvent nécessaires. Ainsi, les biocarburants peuvent servir de soutien ponctuel à une énergie éolienne principale, en cas de manque de vent ou de besoin de manœuvre en port, et contribuer ainsi à la propulsion.  

 

Crédit : Herbert Blümel, 2019

Analyse comparative de l’acheminement énergétique entre biocarburant et système vélique

Les voiles d’aujourd’hui et de demain    

 Rotors, kites, ailes gonflables, panneaux composites rigides… l’innovation est constante et l’éventail des solutions proposées aujourd’hui très large. Cette grande variété technologique permet de s’adapter à la vaste typologie de navires et de besoins et il n’existe pour l’heure pas de solution reine.  

Cela dit, quelles sont les innovations les plus prometteuses ? Quelles sont les plus susceptibles de se distinguer demain ?  

Si certaines solutions, comme les rotors ou profils aspirés, semblent a priori afficher une moindre pertinence écologique du fait de leur besoin en énergie externe pour fonctionner, ils s’adaptent à des conditions différentes des autres systèmes et il convient de ne pas les écarter si vite. Pour le reste, il demeure très difficile de comparer les autres systèmes dits « passifs » entre eux. Aussi, au-delà de la performance écologique, les critères sont variés pour évaluer l’avenir d’une technologie : robustesse, agilité, rentabilité… Selon les experts, il ne sera possible de comparer les solutions entre elles qu’avec un recul de cinq ans de navigation. C’est en effet lors du premier arrêt technique en cale sèche que les performances réelles d’un navire peuvent être évaluées. Les données y seront analysées avec précision : navigation en port ou en mer, résistance selon les conditions météorologiques, etc. La patience est donc de mise.  

La compagnie TOWT (Transoceanic Wind Transport) remet au goût du jour les vieux gréements pour transporter des marchandises durables : les cafés, chocolats, vins, bières en cale sont tous biologiques, naturels ou issus du commerce équitable. En sept ans, cinq routes maritimes ont été ouvertes avec 19 voiliers affrétés.  

Filière vélique, un concentré d’innovation  

Derrière les voiles, tout un écosystème d’innovation existe. Le secteur fait appel aux compétences croisées de la construction navale, de l’aéronautique, de la course au large ou encore de l’analyse de données. Une des clefs de la révolution vélique est en réalité à chercher dans la météorologie moderne et les nouveaux systèmes de routage  qui analysent le vent afin d’optimiser et d’anticiper les aléas de la mer. Aussi, au-delà du navire, l’innovation se porte sur la logistique pré et post-acheminement.  

La filière peut s’appuyer sur des centres de recherche comme l’Institut de Recherche Technologique Jules Verne en France qui, forts de ses 90 chercheurs, promeut une R&D collaborative afin d’amener ces technologies à maturité industrielle.  

Le secteur doit aussi prévoir la formation de nouveaux talents à même de diriger ces navires d’un nouveau genre. Selon le navigateur Michel Desjoyaux, pour comprendre ces systèmes, les futurs officiers marins doivent être formés à la voile. Plus précisément, à la conduite optimisée et fiabilisée des bateaux propulsés par le vent via des simulateurs de comportements des navires. 

Profil épais gonflable, Michelin Wisamo

Comment accélérer la transition ?  

L’alternative vélique fait face à un enjeu de structuration de sa filière. Si les alternatives technologiques semblent d’ores et déjà bien en place, c’est aux questions d’industrialisation, de développements commercial et logistique que se heurte le secteur.  

Des initiatives émergent pour regrouper les énergies. En France, Néopolia qui fédère 240 membres, a pour but de créer un site de chantier de construction mutualisé pour développer et industrialiser des technologies leur permettant ainsi de devenir compétitives.  

L’idée est de parler d’une même voix pour saisir le momentum actuel favorable au développement de la filière vélique. C’est précisément la mission de l’International Windship Association (IWSA), un réseau de 130 membres (armateurs, fournisseurs de technologies, bureaux d’ingénierie, architectes navals, chargeurs etc.) créé en 2014. L’IWSA a d’ailleurs rédigé une lettre d’appel à soutien à tous les membres de la communauté maritime (décideurs politiques, ingénieurs, armateurs etc.) afin qu’ils puissent prendre part à la transition énergétique. Elle appelle de ses vœux des politiques publiques plus favorables et plus incitatives au financement. Elle a également mis en place la « Decade of Wind Propulsion » de 2021 à 2030, un programme qui vise l’accélération de la propulsion éolienne. Des études menées par l’Union européenne montrent ainsi que jusqu’à 10 700 installations de propulsion éolienne pourraient être développées d’ici 2030. Celles-ci comprendraient 50 % du marché des vraquiers et 65 % des pétroliers. La filière a le vent en poupe. C’est ce qu’est venu consacrer la première conférence « Winds for Goods » sur les différentes techniques véliques organisée en septembre dernier à Saint-Nazaire par l’association française Wind Ship issue du réseau de l’IWSA et rassemblant tous les acteurs du secteur.  

Il y a un réel besoin et la demande se fait progressivement sentir. Des chargeurs tels que Renault, Jas Hennessy & Co, Michelin ou Clarins ont bien compris la nécessité de verdir leur logistique et passer à la voile, mais il reste encore du chemin à parcourir pour parvenir à une véritable transition de l’ensemble du commerce maritime.  

Certains blocages doivent être levés du côté des clients. Une partie de la réponse réside sans doute dans l’appréciation de certaines exigences, notamment celle du transit time. Le transport vélique non hybride affiche en effet une vitesse moyenne de 11 nœuds, là où les navires conventionnels naviguent à 15-16 nœuds. Or chaque nœud de vitesse en moins correspond à une réduction de CO2 de 10 à 15 % pour atteindre, combiné à la solution vélique, 90 % d’économie à 11 nœuds.  

Autre obstacle à lever en l’absence de taxes financières sur les émissions et polluants atmosphériques : les tarifs annoncés pour le transport à la voile sont sensiblement supérieurs pour certains types de chargements, notamment conteneurisés. Cependant, il faut anticiper que les nouvelles routes maritimes ouvertes permettront à terme de desservir les ports au plus près des besoins, ce qui réduira les coûts de pré et post acheminement. Aussi, argument intéressant, les tarifs annoncés par les navires à voile ne sont pas sensibles aux fluctuations du prix du pétrole; ils échappent ainsi au Bunker Adjustment Factor que les cargos conventionnels doivent appliquer à leurs prix.  

Pour mener à bien cette transition énergétique du secteur,  il est aussi nécessaire d’embarquer le consommateur final. Afin de sensibiliser et de montrer l’intérêt du transport vélique, des labels doivent être rendus visibles. Par exemple, TOWT a développé « ANEMOS », un label de certification collective. Si les consommateurs deviennent plus vigilants quant aux impacts environnementaux négatifs induits par leurs achats, les marques adopteront plus rapidement un transport maritime décarboné et transparent. La flotte de commerce mondiale transporte 90 % des marchandises dans le monde, l’enjeu est donc de taille.   

EN QUELQUES CHIFFRES
90 %

Des marchandises sont transportées par le transport maritime

10 700

installations de propulsion éolienne pourraient être développées d'ici 2030 et entre 37 000 et 40 000 d'ici 2050

X2

On estime que le bruit sous-marin engendré par les navires à moteur a doublé entre 2014 et 2019

24 %

Eu Europe, près d'un quart des émissions totales des Nox et de SOx sont imputables au transport maritime. 

13,5 %

Dans l'Union Européenne, 13,5 % de GES proviennent du transport maritime, légèrement derrière le transport aérien (14,4 %) et loin derrière le transport routier (71 %).

90 % à 130 %

C'est l'augmentation des GES à laquelle s'attendre à horizon 2050 pour le secteur en l'absence de réforme majeure (base : 2008).

À lire aussi dans le dossier « Révolution décarbonée sur les mers  »