Crédit : Saskia Vanderstichele

Ça se passe à l’Ouest de Bruxelles, dans un quartier populaire touché par les difficultés sociales et la précarité. 


Bienvenue à Molenbeek. Son nom, profondément marqué par les attaques terroristes de ces dernières années, sonne pour certains comme un repoussoir. Pourtant, c’est une toute autre histoire, résolument positive, que nous vous racontons aujourd’hui : celle d’un lieu qui invente de nouvelles formes de solidarité et de vivre ensemble. Poussez les portes de l’Atelier Groot Eiland…



Une association, une communauté, une philosophie

Molenbeek-Saint-Jean est une commune belge de la région de Bruxelles-Capitale qui s’étend sur près de 6 km2. Elle revêt des visages pluriels. Sur les hauteurs, la commune offre un paysage urbanistique assez récent et résidentiel, bordé d’espaces verts. Dans sa partie basse, s'étendent des quartiers populaires aux échoppes colorées et vivantes, animés par une population essentiellement émigrée. 

Ici, quelque part au cœur de Molenbeek, on s’affaire. Certains cuisinent, d’autres jardinent, travaillent le bois ou vendent leurs produits. C’est l’Atelier Groot Eiland.

Cette association s’est fixée pour mission depuis 1986 de lutter contre la pauvreté grâce à l’insertion socioéconomique. Elle organise des parcours d’expérience professionnelle, d’éducation, de travail adapté et de coaching pour les personnes éloignées du marché de l’emploi. Le résultat est au rendez-vous puisqu’en moyenne 59 % des bénéficiaires décrochent un poste dans les six mois qui suivent leur passage par l’Atelier. Signe également que le modèle fonctionne : l’organisation et ses activités sont en continuelle expansion. En 2019, elle a ainsi accompagné 308 personnes, soit trois fois plus qu’il y a cinq ans. 

Cette ambition de taille est guidée par deux principes majeurs : donner une chance à chacun et veiller à un développement résolument durable. Les projets doivent en effet toujours répondre à un modèle d’économie durable et solidaire reposant sur les trois piliers environnemental, social, et économique. Au-delà de la mission centrale d’insertion, ceci se traduit concrètement par la création de produits et de services sains, limitant au maximum l’empreinte sur l'environnement. Une démarche largement encouragée à travers les multiples distinctions que l’association s’est vu remettre : le label « Good Food » , le prix « Slim in de stad-prijs » (Intelligent en ville), le prix « Molenbeekois de l’année », ou encore le label Diversité. Dernier en date, le « Prix de l’Économie Sociale » décerné en décembre 2019, embrasse avec justesse l’étendue de la démarche.

Des projets concrets pour des besoins cruciaux

Sept projets, structurés comme des mini-entreprises, ont vu le jour grâce à l’association. Ils se complètent les uns les autres dans les domaines de l’agriculture urbaine, l'HoReCa, la menuiserie, l’artisanat et la vente. Leurs noms ? Ce sont les restaurants Bel Mundo et RestoBEL, la sandwicherie Bel’O, les cinq jardins potagers Bel Akker, le magasin bio The Food Hub, la boulangerie et atelier créatif ArtiZan, sans oublier la menuiserie Klimop.

Ces projets prennent vie grâce et pour les hommes et femmes qui les incarnent. L’association accueille en formation les personnes inscrites auprès des différents offices régionaux de l’emploi, mais aussi celles qui bénéficient d'aides à l’emploi par le biais de contrats d’insertion professionnelle, d’apprentissage ou de bénévolat. Ces bénéficiaires sont de tous âges et de tous horizons et ont tous un point commun, comme le souligne Tom Dedeurwaerder, directeur de la structure : « Chacun arrive avec son sac à dos de problèmes ». Souvent en situation de détresse sociale due à un manque de qualification, aux longues années de chômage, à une situation précaire ou aux coups durs de la vie, le passage par l’Atelier se présente comme une véritable bouée de sauvetage. Les bénéficiaires y apprennent le travail en équipe en développant leurs compétences, aussi bien les soft que les hard skills. L’apprentissage est transversal. Par exemple, l’équipe dédiée à l’agriculture urbaine de Bel Akker va découvrir comment semer, récolter, désherber, composter (des compétences classiquement développées, dans le domaine du maraîchage) mais aussi apprendre à gérer des commandes, et à établir une relation client. Logistique, vente, travail d’équipe... C'est donc d’un large éventail de formations dont bénéficient les apprentis. Ils sont accompagnés de près : des instructeurs suivent les personnes en formation, lors de leurs expériences professionnelles ou dans le cadre du travail adapté. Mais cet encadrement va plus loin. Des assistants de parcours motivent les candidats et les aident dans l’organisation de leur vie privée (mobilité, garde d’enfants, logement, budget...), car ce volet est décisif pour une insertion réussie. Des entretiens d’évaluation ont lieu régulièrement et un échange d’informations régulier est réalisé entre les instructeurs et les assistants. Qui plus est, les bénéficiaires sont supervisés intensivement par des « job coaches » sur une période allant de 6 mois à un an.

Crédit : Restaurant Bel Mundo

De la production à la dégustation. Objectif zéro déchet, local et durable. Bienvenue au Bel Mundo !

L’inclusion comme maître mot

La diversité, la non-discrimination et l’intégration sont inscrites au cœur de l'ADN de cette association, des équipes sur le terrain et des collaborateurs jusqu’au conseil d’administration, qui a lui aussi évolué en ce sens. « Il y a une parité entre les femmes et les hommes. Le conseil d’administration inclut des jeunes et des seniors. Enfin, deux des sept membres sont d’origine étrangère. » confirme l’association.

Afin de lutter contre toute forme de discrimination lors du recrutement, ce sont naturellement la motivation, les attentes personnelles, les compétences et les expériences de vie qui priment pour l’élection des candidats : « Il faut offrir un travail à tous et toutes en respectant la qualité et la durabilité de notre économie sociale. », souligne Tom Dedeurwaerder. Et d’ajouter : « L’humain est au centre, nous attendons de nos employés qu'ils respectent leurs collègues, clients et fournisseurs, indépendamment de leur origine, de leur sexe, de leur nationalité, de leurs convictions religieuses ou philosophiques, de leur orientation sexuelle, voire de leur handicap. »

Un cercle vertueux

À l’Atelier, le facteur humain se conjugue avec le respect de l’environnement et de l’économie circulaire. Objectif zéro déchet ! Les projets réalisés sont ici toujours pensés en fonction de leur complémentarité mais aussi en lien avec d’autres acteurs locaux.

Ainsi, la menuiserie utilise principalement des résidus de scierie et pour le reste, du bois issu de forêts gérées durablement. Up-cycling au programme : les cadres de vieilles chaises d'écoles sont également valorisés. En sortie de production, rien ne se perd car la sciure de bois restante est utilisée dans le compost du potager Bel Akker où l’attend la poudre de café usagée récupérée chez Nespresso.

Le restaurant Bel Mundo, lui, lutte contre le gaspillage alimentaire. Il base son menu hebdomadaire sur la récolte des potagers et les invendus alimentaires du marché matinal. Il a également conclu un partenariat avec les supermarchés Delhaize qui le fournissent en produits approchant de la date d’expiration. Même le ketchup y est fait maison avec les surplus de tomates. En 2019, cette technique a permis au restaurant de préparer 27 196 repas et de récupérer 15 tonnes de nourriture.

En respectant le précepte du zéro déchet, l’association fait logiquement la chasse aux emballages polluants. Les buzzers remplacent les tickets pour récupérer les plats. Place aux gobelets et verres réutilisables dans les restaurants ! L’association a même fait l’acquisition d’une machine à coudre pour remplacer les emballages plastiques par des sacs en tissus.

Crédit : Bel'O & The Food Hub

À gauche, la sandwicherie Bel'O et le magasin bio The food Hub, lieux d’échanges et de ravitaillement pour les locaux et les gens de passage. / À droite, Social, durable et écologique, le cercle vertueux de « The Food Hub ».

Les apprentis veillent au grain

Les cinq potagers Bel Akker prospèrent avec succès. Ils s’étendent sur près d’un hectare et demi sur les quatre communes de Molenbeek, Anderlecht, Bruxelles-ville et Jette. Légumes et fines herbes y sont cultivés selon les principes de l’agriculture biologique et SPIN (Small Plot Intensive). Plantation, désherbage, récolte... Ici, c’est du sur-mesure et les jardiniers sont aux petits soins. 

Cette production de qualité est écoulée au travers des restaurants et du magasin de l’association, The Food Hub. Divers restaurants réputés de Bruxelles ont également ces légumes à leur menu et c’est en vélo cargo que les livreurs de l’association sillonnent la ville pour approvisionner ces clients haut de gamme. Les produits des potagers sont également très prisés par les habitants du quartier qui ont à cœur de manger local.

Au gré de ces initiatives multiples, les concepts autour de l’agriculture urbaine ont évolué. Au départ, basé sur le modèle des « High value crops », les premiers potagers ont trouvé leur place derrière l’ancienne brasserie Belle Vue à Molenbeek, sur le toit de l’Abattoir ou dans la ville à Anderlecht. Puis, Helifarm s’est constitué dans le Quartier Nord de Bruxelles-ville. Il s’agit dans ce cas d’un potager urbain professionnel et d’un jardin communal auquel les habitants peuvent prendre part. Le potager devient ainsi un point de rencontre et d’échange dans le quartier. Cette action se fait en collaboration avec les associations Velt et De Harmonie, avec pour objectif davantage de cohésion sociale autour de ce site. Pour nourrir cette dynamique, chaque mois, Helifarm organise des ateliers gratuits sur l’agriculture urbaine écologique. Enfin, le dernier né d’un hectare : le jardin CourJette situé sur le site de l’Universitair Ziekenhuis Brussel, est un projet d'agriculture totalement porté par la communauté. Les habitants qui le souhaitent, soutiennent l'agriculteur par le biais d'une cotisation annuelle et perçoivent en retour une part de la récolte, un système également connu en Belgique sous le nom de GASAP (Groupes d'Achat Solidaire de l'Agriculture Paysanne).

Essaimer…

Vous l’aurez compris, la philosophie de l’Atelier Groot Eiland repose sur une ouverture aux autres et une collaboration avec diverses organisations. Il travaille ainsi avec plus de 50 partenaires bruxellois qui accompagnent, complètent ou financent ses activités. Ce réseau est composé d’organismes d’intérêt publique, d’associations d’accompagnement et d’insertion socio-professionnelle, de centres de formations, de communes, d’entreprises locales… Le partage et la collaboration sont au cœur du modèle.

Dans cet esprit, l’Atelier partage volontiers son vécu, en organisant des visites guidées et interactives pour des universités, hautes écoles, écoles secondaires et même pour des acteurs internationaux curieux de cette approche dans le contexte métropolitain de Bruxelles. À présent, l’Atelier Groot Eiland souhaite changer d’échelle pour former et insérer toujours plus de candidats. Dans cet objectif, il se regroupe aujourd’hui avec les associations Great et Eat. Une mise en commun de ressources qui, espérons-le, permettra encore davantage d’impact et d’histoires positives au cœur de Molenbeek.

MEET WITH

Tom Dedeurwaerder

Directeur de l'Atelier Groot Eiland





Crédit : Freddy D'Hoe


« Bruxelles est une ville cosmopolite et l'une des clefs pour donner une chance à tous est d'accepter nos différences »


INTERVIEW 


Sustainability MAG : Quelle est votre devise ?

Tom Dedeurwaerder : « Nous ne voulons pas donner un poisson à un homme mais lui apprendre à pêcher ». Via l’insertion socioprofessionnelle, nous souhaitons que nos bénéficiaires s’intègrent au marché du travail et deviennent autonomes.

Que signifie donner une chance ? Si j’aborde le sujet en pensant à mon parcours personnel, j’ai pu étudier comme ingénieur, je ne me suis jamais demandé si c’était possible. Je disposais d’un studio, mes parents subvenaient à mes besoins. J’ai eu beaucoup de chance, je ne me suis jamais posé de question sur ces aspects, je trouvais cela normal. Beaucoup n’ont pas eu cette chance, ni les moyens de développer leur passion ou leur talent. Nous souhaitons leur donner cette chance.

Une histoire particulièrement marquante qui vous encourage ?

Des histoires, il y en a plein … 

Celle, par exemple, d’un jeune du quartier qui a trouvé sa place dans la société en se découvrant des qualités derrière les fourneaux pendant son stage. Depuis ce moment, sa fierté est de savoir qu’à la fin de la journée, en préparant de bons petits plats, il rend des gens heureux. Après son passage à l’Atelier, il a décroché un emploi de qualité dans la cuisine d'un hôtel.

Aussi l’histoire de cette femme arrivée en maison d’accueil, victime de violences conjugales, mise à l’écart de ses enfants et qui se trouvait démotivée et sans confiance en elle. En lui laissant sa chance, en l’accompagnant et en l’écoutant, elle a finalement ouvert sa propre épicerie, retrouvé son indépendance tout en profitant à la communauté. Preuve que le travail est bien plus qu’un salaire, elle a finalement repris contact avec ses enfants et petits-enfants et renoué avec une vie familiale.

Il y a également cette femme qui a effectué un très bon stage avec une embauche à la clé. Pourtant, son employeur est revenu vers nous très content de son travail mais désolé de son manque de ponctualité le matin. En échangeant avec elle, nous avons identifié qu’elle était dépendante des horaires de la crèche et des difficiles correspondances de tram pour se rendre au travail. Très concrètement, nous l’avons aidée à se procurer un vélo et à suivre des cours de conduite en ville. Depuis lors, les problèmes de ponctualité sont derrière elle. Chaque personne a un parcours unique. Ici, nous essayons de nous adapter « à la carte » pour trouver des solutions.

Crédit : Atelier Groot Eiland

Les profils de vos bénéficiaires et collaborateurs sont, en effet, très divers. Comment l’association tire-t-elle profit de cette diversité ?

Tout d’abord, quand nous parlons de diversité, nous en parlons au sens large. La diversité ne se limite pas uniquement à une couleur de peau, une origine ou une langue. Il y a des hommes, des femmes, des personnes avec des cultures, des orientations, des religions diverses et variées.

Pour nous, la diversité est une réalité de terrain. Bruxelles est une ville cosmopolite et l’une des clefs pour donner une chance à tous est d’accepter nos différences. Nous attendons de nos employés qu'ils respectent leurs collègues, clients et fournisseurs, indépendamment de leur origine, de leur sexe, de leur nationalité, de leurs convictions religieuses ou philosophiques, de leur orientation sexuelle, voire de leur handicap.

La diversité est une grande richesse dans chaque composante de notre organisation. Que ce soit à l’intérieur du conseil d’administration ou sur le terrain avec nos équipes et nos bénéficiaires, elle offre des points de vue et des perspectives différents. Elle nous permet de mieux communiquer car le message est plus fort lorsque qu’il provient d’une personne reconnue dans la communauté. Elle nous donne également des clefs pour mieux comprendre certaines ruptures avec notre société ayant pour origine une incompréhension culturelle mutuelle. Elle nous permet aussi de trouver des solutions.

« Preuve que le travail est bien plus qu'un salaire »

Vous êtes financés à 60 % par les fonds publics. Visez-vous à parvenir à l’équilibre ?

Nous ne cherchons pas à ne plus dépendre du moindre subside. Il est important que nous continuions d’être soutenus dans certaines de nos activités pour permettre par exemple de consacrer du temps de formation à nos bénéficiaires. Nous souhaitons donner une chance à tous et nous ne devons pas sacrifier ce principe majeur pour la rentabilité.

Cependant, augmenter notre indépendance est également très important. Les recettes générées nous permettent d’investir dans des projets qui nous tiennent à cœur et qui ne trouvent pas forcément écho dans les subventions délivrées. Cette indépendance renforce également notre autre pilier qu’est la durabilité. Il ne faut pas qu’un changement de politique ponctuel vienne ruiner un projet qui a mis des années à se bâtir.

Vous contribuez à impulser une forte dynamique à Molenbeek. Comment voyez-vous ce quartier évoluer ?

Nous avons un rôle d’ambassadeur. Il faut savoir que la situation à Molenbeek, ce n’est pas facile. Notre commune est la seconde commune de Belgique avec un revenu moyen par habitant le plus faible. Les attentats ont également donné une mauvaise image de notre population. Mais nos réalisations viennent montrer qu’il se passe aussi de belles choses à Molenbeek. Notre rôle est également de réfléchir à des concepts innovants, « out of the box_».

Nous sommes convaincus qu’il ne faut pas chercher à réinventer la roue. Nous n’hésitons pas à collaborer  avec d’autres associations ou organismes qui œuvrent déjà dans d’autres domaines et avec lesquels nous pouvons jeter des ponts. Par exemple, en travaillant avec une maison médicale. Elle nous envoie des personnes pour qui le diagnostic médical a été posé (burnout, difficultés psychiatriques...) et nous les aidons sur d’autres aspects de la vie. Toujours dans l’optique de se faire connaître et de faire vivre la communauté, l’association stimule le tourisme à Molenbeek en proposant divers ateliers et journées de team building en collaboration avec d’autres associations locales comme Imal Fablab, la Fonderie, Fermenthings.

Nous avons enfin un rôle très important dans la représentation de notre population vis-à-vis du pouvoir politique. Nous interpellons les politiques pour intégrer les habitants dans les projets, éviter la gentrification, améliorer le niveau de vie en général sans discriminer la population actuelle.