Et si vous deviez stocker le patrimoine agricole mondial de l’humanité en lieu sûr, où iriez-vous ? Pour Crop Trust, la réponse se trouvait au coeur de la montagne Platåfjellet, sur l'archipel du Svalbard, au-dessus du cercle polaire. Depuis plus de 10 ans maintenant, l’organisation y abrite le plus grand coffre-fort de semences issues des quatre coins du globe. Dans cette interview avec le directeur exécutif du Crop Trust, Stefan Schmitz, nous entrons dans la chambre forte de Svalbard, véritable arche de Noé végétale à l’allure d’un vaisseau tout droit sorti d’un film de fiction !
Sustainability MAG : Le Global Seed Vault peut se targuer d’être la plus grande réserve de semences au monde. Combien d’échantillons abritez-vous ainsi sous terre ?
Stefan Schmitz : Au-delà d'un million ! Fin février, nous avons célébré la fin de deux années de travaux de rénovation du coffre-fort. À cette occasion, les banques de semences du monde entier ont été invitées à nous rejoindre et à nous envoyer des copies de leurs échantillons de semences. Plus de 35 ont répondu présentes, ce qui a officiellement porté à plus d'un million le nombre d'échantillons stockés dans le dépôt.
Actuellement, il existe environ 1 750 banques de semences réparties dans plus de 100 pays. Qu’est-ce qui rend le Global Seed Vault si particulier ?
Le Global Seed Vault est une solution de secours pour ces autres banques que vous mentionnez. Ce n'est pas une banque de semences opérationnelle mais plutôt un gigantesque coffre-fort. Imaginez une banque ordinaire, telle que nous la connaissons tous. Vous y trouverez des coffres-forts où vous pourrez placer vos biens en sécurité. Nous fonctionnons un peu comme ça. La grande différence est que tous les dépôts sont des duplicatas. Ces copies restent la propriété du déposant. Cette procédure est mise en place au cas où les collections originales, qui restent dans les banques déposantes, seraient endommagées ou deviendraient inaccessibles pour une raison quelconque, telle une guerre, un incendie, une inondation, un tremblement de terre ou autre.
Des produits, comme de l'orge et du millet, envoyés par les banques de gènes nationales allemande et indienne, pour la cérémonie internationale de dépôt de semences organisée à Longyearbyen, Svalbard, en février 2020.
Ce cas de figure s’est-il déjà présenté ?
Oui. Des retraits ont dû être effectués dans le contexte de la guerre civile syrienne, où l'une des plus importantes banques de semences internationales faisait face à de grandes difficultés. En 2015, ICARDA, le Centre international pour la recherche agricole en zones arides, a perdu l'accès à ses installations à Alep. Heureusement, une grande partie de ses semences avaient déjà été dupliquées et envoyées dans notre chambre forte pour être conservées. Par conséquent, ICARDA a pu reconstituer sa collection au Maroc et au Liban. Ce scénario prouve que le Global Seed Vault remplit sa mission. Avant qu'il n'existe, il n'y avait pas d'assurance de ce type. Prenez le Laboratoire national des ressources phytogénétiques aux Philippines. Il a connu une inondation due au typhon Xangsane en 2006 et un incendie six ans plus tard. Ces événements ont entraîné des pertes irréversibles car le germoplasme n'avait pas été complètement sauvegardé.
Les graines protégées sont-elles vouées à être accessibles qu’en cas de dernier ressort ?
Si, pour une raison quelconque, les banques de semences font face à des difficultés, elles ont la garantie que leurs semences sont en sécurité dans le dépôt de Svalbard et qu'elles peuvent être récupérées si nécessaire. Le Global Seed Vault est aussi une véritable ressource pour ces organisations qui y conservent du matériel inestimable pour nourrir une population mondiale croissante. Elles partagent des ressources importantes pour la sélection de variétés plus résistantes, capables de relever les défis liés au changement climatique, aux parasites, aux maladies, etc. Nous veillons à ce qu'elles disposent de leur matériel, quoi qu'il arrive. Svalbard fait l'objet de beaucoup d'attention, mais ce n'est qu'une partie d'un énorme travail qui se déroule chaque jour et chaque nuit à travers le monde. Les banques de semences ne sont pas des musées, utiliser la diversité végétale est tout aussi important que de la conserver. C'est pourquoi, les organisations qui conservent leur matériel dans nos chambres fortes mettent leurs collections à la disposition des sélectionneurs ou des instituts de recherche, pour les aider à rendre les cultures plus résistantes aux défis agricoles.
Il s'agit donc d'une philosophie d'open-source au service d'un bien commun ?
Tout à fait. Le Global Seed Vault a été créé en partant du principe que toutes les semences sont un bien public mondial. Pour qu'une institution puisse envoyer des semences à Svalbard, elle doit d'abord signer un accord de dépôt qui garantit que ses échantillons de semences sont uniques, importants pour l'alimentation et l'agriculture, dupliqués de manière sécurisée et mis à la disposition des phytogénéticiens et des chercheurs. C'est cette collaboration ouverte qui rend le Global Seed Vault si particulier et efficace pour garantir que l'humanité dispose des ressources nécessaires afin de nourrir le monde au XXIe siècle.
Variétés d'aubergines et espèces sauvages apparentées.
Le système alimentaire mondialisé est actuellement fondamentalement remis en question. Comment pouvons-nous évoluer vers plus de résilience ?
La crise de la Covid-19 a mis en évidence, de manière très frappante, la vulnérabilité de l'humanité. Il est trop tôt pour savoir quelles seront les incidences à long terme sur le système alimentaire, mais en regardant la situation d'après-crise, nous voyons déjà des tendances qui indiquent que ce marché alimentaire sur-intégré pourrait s'avérer être un véritable goulot d'étranglement pour nourrir le monde. Je pense qu'il est temps de soigneusement repenser la mondialisation afin d'atténuer les effets des futurs chocs tels que ceux que nous connaissons actuellement et de pouvoir rebondir plus facilement. Nous ne pouvons ni éviter ni abolir un marché alimentaire mondial, là n'est pas la question, mais nous avons besoin de beaucoup plus de diversité et de régionalisation pour de multiples raisons.
L'une d'entre elles est évidente, comme viennent de le souligner les événements récents. Il s’agit de la distance entre le producteur et le consommateur. Une autre, réside dans le fait que la promotion des systèmes agricoles dans les zones rurales représente une grande opportunité de créer des systèmes d'approvisionnement alimentaire résilients qui s'appuient sur les marchés locaux. Tout le monde y trouverait son compte.
Mais pour exploiter ce potentiel, il faut des semences beaucoup plus adaptées aux conditions locales. Il s'agit ici de variétés correspondant à un climat spécifique, à un sol particulier, etc. Et si vous entreprenez de repenser la mondialisation, le régime commercial, les atouts d'un système agricole local, c'est là que tous les matériaux conservés dans les banques de semences du monde entrent en jeu et contribuent à fournir la diversité de semences nécessaire. Le renforcement de nos systèmes alimentaires ne sera pas simple. Il existe de nombreuses réponses mais aucune recette miracle. Aucune solution ne suffira à elle seule. Cependant, une chose est certaine, rien ne pourra fonctionner s'il n'y a pas de diversité sur laquelle travailler.
L'avènement d'une agriculture prétendument moderne a vu le remplacement progressif des variétés traditionnelles par des semences commerciales, ce qui a entraîné la standardisation des plantes et l'optimisation des rendements. En quoi cette évolution représente-telle concrètement un danger pour la sécurité alimentaire ?
L’évolution des systèmes agricoles est bien sûr inévitable, à mesure que les agriculteurs expérimentent et adoptent de nouvelles techniques et variétés, mais l’amoindrissement de la diversité des plantes cultivées entraîne des conséquences sur la productivité, la stabilité et la résilience du système agroalimentaire mondial. Au cours des dernières décennies, nous avons poursuivi une intensification de nos systèmes agricoles. Cette approche a certes contribué à nourrir le monde, mais a eu un coût environnemental. Elle pourrait ne pas être durable car deux milliards de personnes souffrent encore de malnutrition, et parmi celles-ci, environ 749 millions ont un apport calorique insuffisant.
À long terme, la réduction de la diversité végétale n'apportera rien de positif. Nos systèmes alimentaires sont trop vulnérables aux changements, aux parasites et aux maladies, ainsi qu'à l'évolution des conditions environnementales. Je suis convaincu, et c'est également ce que défend Crop Trust, que la diversité des semences, des aliments, des régimes alimentaires, des pratiques agricoles, de même que la diversité en tant que principe global, sont d’une importance primordiale. Nous devons repenser notre système alimentaire mondial et œuvrer à une plus grande diversification, en particulier dans le contexte des changements climatiques. Il s'agit d'un élément clé pour les petits exploitants agricoles car cela leur permettra de s'adapter à toutes sortes de changements : les demandes provenant des marchés, les conditions environnementales, sociales, économiques, ... Il y a tant de raisons pour lesquelles l'agriculture et la biodiversité doivent aller de pair !
À propos de la biodiversité, quelle est, selon vous, la principale menace qui pèse sur elle ?
L'agriculture elle-même s’est révélée être l'une des menaces les plus importantes pour la biodiversité. Même sans tenir compte du changement climatique, une grande partie de la biodiversité a été perdue avec le développement de l'agriculture. Les variétés de semences traditionnelles et leurs parents sauvages ont disparu des champs et des forêts des agriculteurs. Ils ont été abandonnés au profit de semences génétiquement uniformes, au potentiel de rendement élevé, ou victimes de la dégradation des ressources, de la destruction des habitats et de la modification des écosystèmes. Aujourd'hui, la diversité est toujours menacée pour les mêmes raisons, mais elle pâtit aussi d’un manque d'investissements dans les banques de semences et dans les institutions qui protègent ce patrimoine. En même temps, le changement climatique devient de plus en plus critique. Il va falloir trouver des solutions pour s'adapter à ces deux menaces simultanément : la sensibilisation doit être renforcée.
En quoi les banques de semences représentent-elles une arme efficace contre le changement climatique ?
Le public ne s'en rend souvent pas compte, mais il y a énormément de travail en cours pour développer des variétés plus résistantes au stress climatique. Chaque année, il faut envoyer des semences aux sélectionneurs et instituts de recherche du monde entier pour progresser dans ce domaine. Prenez le blé par exemple. Pour s'adapter à des températures plus élevées, les chercheurs doivent fouiller dans les 125 000 variétés de graines stockées dans les banques de semences pour y trouver, peut-être, la seule variété qui puisse résister à un climat plus chaud. L’année dernière, les collections internationales ont distribué plus de 66 000 échantillons de semences à des utilisateurs aux quatre coins du globe !
Dans le contexte du changement climatique, vous portez également une attention toute particulière aux semences sauvages. Pourquoi sont-elles si importantes ?
C’est avec les plantes sauvages que l'agriculture a débuté et qu’elle s'est ensuite développée. Durant des millénaires, les agriculteurs ont domestiqué, sélectionné, échangé et amélioré les cultures vivrières de manière traditionnelle, dans le cadre de systèmes de production traditionnels. Pendant ce temps, de nombreux parents sauvages de ces cultures ont persisté dans la nature et ils se sont adaptés à des environnements hostiles. Aujourd'hui, alors que l'humanité tente de trouver des variétés plus tolérantes au changement climatique, la solution pourrait résider dans les gènes des espèces sauvages apparentées aux plantes cultivées. Ces variétés sont généralement plus robustes que leurs cousines domestiquées et à haut rendement. Des gènes de tolérance à la sécheresse ont, par exemple, été identifiés dans les espèces sauvages apparentées à la tomate, au pois chiche, à l'orge, au riz et au blé.
Le Global Seed Vault peut-il stocker tous les types de plantes qui existent sur Terre ou y a-t-il une limite ?
À Svalbard, il est possible de stocker de nombreuses graines, mais pas toutes. Parmi les exceptions, on peut citer la banane, le cacao, le manioc, le café, la pomme de terre, la noix de coco, le thé et les pommes. Certaines de ces plantes ne donnent pas de graines. D'autres en produisent, mais les plantes qui en résultent ne ressemblent pas toujours à leurs parents. C'est un problème parce que lorsque vous conservez quelque chose, vous voulez être sûr de ce que vous obtiendrez si jamais vous en avez à nouveau besoin. Toutes ces plantes requièrent donc des méthodes alternatives de conservation. Cela se fait généralement en faisant pousser de jeunes plants dans des pots ou des tubes à essai, c’est ce qu'on appelle la conservation in vitro, ou en plein air dans des collections de plein champ. Ces méthodes placent les plantes en état de vitalité permanent : elles nécessitent une attention humaine régulière et sont sujettes aux catastrophes naturelles, aux parasites et aux maladies. Une autre méthode gagne en popularité depuis peu : la cryopréservation.
Il s'agit du processus consistant à conserver des échantillons de plantes dans de l'azote liquide à une température inférieure à -80°C. Cette stratégie n'est pas adaptée à Svalbard. Il existe d'autres banques de semences plus petites qui s'en chargent. Des discussions sont actuellement en cours pour créer une chambre forte mondiale pour ces types de plantes également.
Crop Trust a récemment fêté son quinzième anniversaire. Quelles sont vos ambitions pour les quinze prochaines années ?
Je rêve qu'en 2035, toutes les variétés de semences cruciales pour l'alimentation et l'agriculture soient conservées en toute sécurité à Svalbard et que nous disposions des fonds nécessaires pour protéger la plus importante collection de semences du monde pendant très, très longtemps. Crop Trust a été créé il y a un peu plus de quinze ans, avec pour mission de contribuer à la mise en place d'un système mondial de conservation et d'utilisation de la diversité et de le financer par une dotation qui en ferait une réalité durable. Des progrès extraordinaires ont été accomplis en quinze ans à peine. Si je me tourne vers l'avenir, j'ai bon espoir que nous accomplirons notre but. Pour ce faire, mes collègues scientifiques me disent que le Global Seed Vault devrait accueillir un volume d'environ 3 millions d'échantillons. Le temps et les ressources nécessaires pour accomplir cette mission sont limités, bien compris et à notre portée. Mais nous avons besoin du soutien de tous les acteurs du système alimentaire pour que cela devienne une réalité.
Concrètement qu’est-ce que le Luxembourg peut faire pour supporter vos initiatives ?
Nous avons besoin que les gens de chaque pays parlent à leur gouvernement pour les encourager à contribuer au fonds de dotation et à soutenir l'action internationale en faveur de ressources communes dont aucun pays ne dispose suffisamment et ne peut se passer. Nous avons besoin que des fondations, des entreprises privées et des particuliers se joignent à nous, pour imaginer un système mondial efficace et efficient, à même de sauvegarder la base de notre alimentation et, surtout, pour en faire une réalité. Financer la conservation du patrimoine agricole est essentiel. La sécurité alimentaire ne constitue pas un objectif à cinq ou dix ans, mais à perpétuité. Selon moi, contribuer à nourrir le monde est un excellent investissement.
Température constante de stockage des semences dans le Global Seed Vault
Échantillons dans le coffre-fort
Variétés de semences que peut stocker le Vault. Chaque échantillon contient en moyenne 500 graines, ce qui signifie qu'un maximum de 2,5 milliards de graines peut être stocké dans la réserve
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