Photo : SanLucar / « Nous considérons la nouvelle loi en Allemagne comme un challenge, comme une possibilité d'améliorer nos processus existants. »

Avec près de 3 200 salariés à travers le monde, l'entreprise SanLucar livre chaque jour plus de 740 tonnes de fruits, jus et autres smoothies sur les étalages des magasins. Ses exploitations aux quatre coins du globe l'amènent à réfléchir aux questions des droits de l'Homme, sujet sur lequel l'entreprise allemande souhaite montrer l'exemple. Nancy Daiss, responsable de la responsabilité sociétale à l'international, répond à nos questions. 


INTERVIEW 

Nancy Daiss : Quelle est la position de l’Allemagne vis-à-vis des droits de l'Homme dans les entreprises ? Quelles sont les mesures législatives sur le sujet ?

Sustainability Mag : Cette année, en 2021, l'Allemagne a adopté la loi sur le devoir de vigilance en matière de droits de l'Homme. Elle s’applique aux chaînes d'approvisionnement des entreprises qui doivent mettre en oeuvre de nouveaux processus afin de pouvoir respecter cette loi. Cette législation s'adresse aux entreprises de 3 000 salariés ou plus à partir de 2023 et aux entreprises de 1 000 salariés ou plus à partir de 2024 ; les entreprises étrangères ayant des succursales ou des filiales en Allemagne sont également concernées. Les autorités seront dotées de pouvoirs d'intervention importants, et des amendes tout comme l'exclusion des marchés publics (pour une durée pouvant aller jusqu'à trois ans) pourront être imposés. Les entreprises seront donc tenues par la loi de mettre en oeuvre un système de gestion de la vigilance comprenant une déclaration de politique générale, une analyse des risques, des mesures de prévention et de réparation, ainsi qu'un mécanisme de réclamation et de reporting.

Cette législation a-t-elle encouragé votre entreprise à adopter de nouvelles mesures et à aller plus loin ?

Nous considérons la nouvelle loi en Allemagne comme un challenge, comme une possibilité d'améliorer nos processus existants, notamment en ce qui concerne le contrôle de nos fournisseurs. Il est demandé d'examiner à nouveau de près sa chaîne d'approvisionnement, ce qui sera fait et cela permettra d’améliorer nos processus internes. Nous pensons que cela en vaut vraiment la peine. C’est une opportunité à saisir pour aller de l'avant ! En plus, c'est une bonne chose pour l'entreprise comme pour la société.

Que pensez-vous de l'idée d'avoir une législation européenne ?

Une législation au niveau européen est certainement la bienvenue, surtout pour les entreprises qui ont des sites transfrontaliers et qui achètent et vendent leurs produits à l'échelle internationale. Actuellement, il existe de nombreuses réglementations diffèrentes, ce qui ne permet pas toujours aux entreprises d’avoir une vue d'ensemble ou de mettre en oeuvre des mesures concrètes applicables à tous. Il peut également y avoir des différences concurrentielles au sein des pays. Une réglementation au niveau de l'UE pourrait permettre de contrecarrer ce phénomène. Les entreprises disposeraient ainsi de directives uniformes à suivre, mais cette législation doit aussi prendre en compte les situations diverses des différents secteurs industriels. En tant qu'entreprise internationale possédant différents sites, SanLucar a des fournisseurs et des clients en Europe mais aussi ailleurs. Une réglementation européenne ou même internationale faciliterait nos processus internes pour s’occuper du sujet des droits de l'Homme au sein de notre compagnie.

Crédit : SanLucar

En quoi votre activité vous expose-t-elle à  la question des droits humains ?

Le secteur agricole est une industrie qui requiert beaucoup de main-d'oeuvre et pour lequel une grande partie du travail est encore effectuée à la main. En raison du rythme de la nature, les périodes de récolte sont très courtes pour de nombreux produits. Cela accroît le besoin de main d’oeuvre pendant certaines semaines de l'année. Ainsi, on engage souvent des travailleurs saisonniers et des travailleurs, dont beaucoup sont issus de l'immigration. Le travail physique et les heures de travail parfois plus longues pendant la saison sont difficiles à éviter lors de ces courtes périodes de récolte de produits fragiles. Ce sont des questions que nous devons prendre en considération au sein de notre entreprise.

Quand avez-vous commencé à travailler sur le sujet ?

Pour le fondateur et propriétaire de SanLucar, Stephan Rötzer, il a toujours été très important que nous fassions les choses correctement pour pouvoir nous en sentir fiers. Il y a dix ans, nous avons publie notre code d'ethique, qui se fonde sur les droits de l'Homme ainsi que sur les directives de l'OIT et les dix principes du Pacte mondial des Nations Unies. Le code d'éthique s'applique à l'ensemble du groupe d'entreprises et est signé par nos fournisseurs.

Notre siège social ainsi que diverses exploitations agricoles sont régulièrement audités selon des normes sociales reconnues au niveau international. Nous considérons cette mise en oeuvre comme un processus qui ne peut pas être réalisé en un court laps de temps, mais qui doit impérativement devenir partie intégrante de la culture de notre entreprise et de nos actions au quotidien. L'année dernière, avec l'aide de l'outil de vérification UPJ's CSR allemand et du service d'assistance pour le développement et l'économie du gouvernement, nous avons démarré une analyse des enjeux relatifs aux droits de l'Homme au sein de notre entreprise afin de mieux saisir les risques actuels et potentiels. À ce titre, il est important d'impliquer également les responsables des différentes géographies et départements de notre entreprise. D'après notre expérience, un suivi continu des tendances et des visites fréquentes de nos exploitations sont clefs pour prendre conscience des enjeux que représentent les droits de l'Homme. Nous aimerions terminer cette analyse dans le courant de l'année prochaine, puis l’utiliser ensuite pour alimenter notre politique en la matière.

« Chaque pays a besoin d'être analysé différemment, ce qui n'exclut pas le fait que tous les pays doivent suivre la même politique en matière de droits de l'Homme »

Quelles sont les mesures clés de votre politique en matière de droits de l'Homme ? Votre approche varie-t-elle selon les pays ?

Malheureusement, nous ne pouvons pas nous prononcer précisément sur ce point pour le moment, car nous ne disposons pas encore de tous les résultats de l'analyse des risques. Cependant, nous pouvons déjà observer des tendances et nous pouvons dire que tous les pays ne présentent pas les mêmes défis. Cela dépend de la culture, de la législation et des plans d'action nationaux, mais aussi beaucoup des mentalités culturelles et du contexte historique. Par exemple, le travail des enfants ou le travail forcé, la liberté d'expression et le droit de réunion ne sont pas forcément des préoccupations identiques dans tous les pays. Je vais illustrer cela par un exemple concret.

Historiquement et encore aujourd'hui, le travail des enfants est très répandu dans les pays d'Asie et d'Amérique latine, contrairement aux pays européens. Cependant, il est important de s'interroger sur la raison de cette situation et sur ce qui l'a provoquée en premier lieu. Ces dernières années, de nombreux gouvernements ont élaboré des lois et des plans d'action stricts. L’équateur en est un exemple. Tous ces facteurs doivent être pris en compte. Pour cette raison, chaque pays a besoin d'être analysé différemment, ce qui n'exclut pas le fait que tous les pays doivent suivre la même politique en matière de droits de l'Homme.

Comment et à quelle fréquence effectuez-vous des contrôles et des audits ?

En raison de la nouvelle législation en Allemagne sur le devoir de vigilance dans les chaînes d'approvisionnement, nous travaillons avec une équipe multidisciplinaire depuis l'année dernière pour améliorer notre système de surveillance de l’ensemble de la chaîne de valeur. Cela nous permet de nous assurer que l'engagement de nos fournisseurs et sous-traitants en matière de droits de l'Homme et de développement durable est conforme au nôtre. Ce système évalue à la fois les aspects sociaux et environnementaux. Il s’intéresse à l'engagement actuel de nos fournisseurs vis-à-vis des droits de l'Homme.

Nous avons effectué les premiers tests avec nos principaux fournisseurs de fruits et légumes cette année. Dès le début, nous privilégions le dialogue avec nos fournisseurs. Il nous faut de véritables partenaires d'un système de contrôle efficace et solide ! L'engagement des deux parties et le travail conjoint sur une chaîne de valeur transparente est ce sur quoi nous nous concentrons actuellement.

Crédit : SanLucar

Crédit : Aurélien Mayer

Quelles sont les conséquences positives sur votre activité de votre politique proactive sur le sujet ?

Un exemple d’une des conséquences positives de notre politique proactive en matière de droits del'Homme est la Tunisie. Ce pays a connu diverses crises politiques et sociales au cours de la dernière décennie et plus récemment, comme le reste du monde, avec la pandémie. Pendant toutes ces années, notre activité commerciale en Tunisie n'a pas été compromise. Nous attribuons cela directement aux raisons suivantes : une vision partagée par tous les employés de SanLucar ; le respect et la confiance construits avec les parties prenantes internes et externes ; une communication directe, continue et sans barrière avec tous les employés à tout moment ; une politique sociale transparente, reconnue et acceptée ; un programme social qui est respecté et suivi par tous nos employés, fournisseurs et clients ainsi que par d'autres parties prenantes. De même, il était essentiel de mettre en place un plan de continuité de l’activité face à la crise du COVID-19. Il nous fallait prendre en compte tous les facteurs pouvant influencer directement et indirectement nos politiques, se préparer à d'éventuels scénarios et savoir comment prendre des mesures.

En parlant de la Tunisie, vous avez reçu deux fois le Premier Prix du Progrès Social pour votre ferme "La Cinquième Saison" : que reconnaît ce prix ?

Depuis 2009, nous exploitons la ferme "La Cinquième Saison" dans le sud de la Tunisie, où nous cultivons nos tomates. Nous employons au total environ 1 700 personnes dans ce pays. Le prix récompense les excellentes conditions de travail et la culture du travail dans l'exploitation, ainsi que l'engagement social dans la région de Gabès et les investissements dans des projets durables dans le village oasis d'El Hamma. L'engagement social en Tunisie est également un élément important de notre responsabilité d'entreprise et de notre programme DREAMS (Developing Responsible Environments And Multicultural Societies).

Travaillez-vous avec d'autres entreprises pour partager des idées ?

Oui, nous sommes actifs dans différents réseaux, comme l'UPJ et le réseau espagnol du Pacte mondial des Nations Unies. L'échange d'expériences, d'approches et de défis est très enrichissant et nous aide dans la mise en oeuvre de nouvelles actions. Nous sommes également en dialogue direct avec certaines entreprises et nous participons activement à divers webinaires et événements.

Nancy Daiss

Responsable de la responsabilité sociétale à l'international