À la tête de l’IPBES, l'institution référente sur le sujet de la biodiversité, elle dresse un état des lieux sans concession de l’état du vivant et présente les enjeux de la décennie à venir. À la veille de la COP 15 sur la biodiversité, elle nous livre son constat.
Sustainability MAG : Quel bilan général dressez-vous de la situation ?
Anne Larigauderie : Le bilan n’est pas bon puisque, comme l’avait montré l’évaluation mondiale de l’IPBES en 2019, la biodiversité ne se porte pas bien du tout. Les experts y indiquent que la nature s’est dégradée à un rythme et à une échelle sans précédent. Le rapport parle d’un million d’espèces de plantes et d’animaux menacées d'extinction sur un total estimé de 8 millions.
Le chiffre est vertigineux...
Oui. C'est un chiffre qui frappe les esprits. Il montre l’ampleur de la perte de biodiversité, les conséquences pour la nature elle-même et de manière plus égoïste pour nous en tant qu’êtres humains, puisqu'au cours des 50 dernières années, la plupart des apports dont nous bénéficions directement de la nature ont diminué. Cela inclut, par exemple, la capacité des écosystèmes à polliniser nos cultures ou à réguler la qualité de l'air, de l'eau, des sols... Cela inclut également les contributions non matérielles, qui sont aussi très importantes et que nous oublions quelques fois, comme le sens de l’identité que nous procure un lieu particulier ou des expériences récréatives en forêt ou à la montagne par exemple.
C’est donc un constat d’échec ?
Parmi les 20 objectifs d’Aichi pour la biodiversité sur lesquels les gouvernements s’étaient mis d’accord en 2010 pour 2020, aucun n’a été complètement atteint. C’est donc réellement un échec global pour la dernière décennie.
Comment l'expliquer ?
Un manque de courage politique, un manque d’ambition... Les différents acteurs n'ont pas mesuré l'ampleur du phénomène et des conséquences sur notre activité et notre qualité de vie. Clairement, les mesures qui s’imposent sont connues et ne sont pas nouvelles. Ce qui a manqué, et qui manque encore, ce sont des actions concrètes et conséquentes pour réellement s’attaquer aux causes de la perte de biodiversité.
En Europe, nous ne déforestons plus, certes, mais nous assistons encore à la dégradation des espaces naturels avec des étalements urbains qui amènent l’artificialisation des sols. Nous continuons également à surexploiter les ressources, à polluer et à introduire des espèces envahissantes. Pour chacune de ces causes, une panoplie de mesures existent et peuvent être mises en place. Prenons l’exemple des pesticides, il existe beaucoup de lois, mais elles pèsent souvent assez peu quand il faut les mesurer vis-à-vis d’autres intérêts économiques peut-être plus pressants, plus locaux, plus menaçants pour des mandats politiques...Et donc, c’est toujours ça le problème de la biodiversité : l’intérêt collectif vis-à-vis d’intérêts plus étroits.
On éprouve une certaine désillusion suite aux accords d’Aichi ou même de Paris sur le climat. Les engagements, aussi forts soient-ils, ne sont pas suivis des faits. Que manque-t-il pour parvenir à un vrai virage politique à Kunming ?
À vrai dire, il est rare que les gouvernements soient pionniers sur ces questions, mais ils suivent souvent l’opinion publique. Et à ce niveau, je crois qu’un réel mouvement est en marche et que les acteurs de la société civile sont de plus en plus sensibilisés. Ils s’emparent des questions environnementales et appellent aujourd’hui les gouvernements à davantage d’ambition en particulier en ce qui concerne la prochaine COP 15 de la Convention sur la diversité biologique, qui se tiendra à Kunming, en Chine. Il y a de quoi être optimiste.
Parmi ces acteurs, on compte le secteur privé ?
Tout à fait. De plus en plus d'entreprises s'engagent sur les causes liées à la biodiversité. J’y vois un mouvement de fond et non uniquement ce que certains dépeignent encore comme du green washing. Le World Economic Forum, en vue de sa réunion de Davos en 2020, a identifié, pour la première fois, la perte de biodiversité comme l'un des cinq principaux risques pour les entreprises dans son Global Risks Report 2020, et a confirmé ce classement dans son rapport 2021. C’est une grande première en termes de prise de conscience du secteur privé vis-à-vis de la détérioration de la nature et ses conséquences sur les entreprises; un important pas en avant. Celles-ci commencent à se réunir en réseaux pour réfléchir ensemble à ce que signifie la biodiversité pour leurs activités et à la mise en place d’outils, d’indicateurs pour mesurer leurs impacts. Ce qui est intéressant - presque un peu le monde à l’envers - c’est qu’aujourd’hui, ce sont ces entreprises qui attendent des gouvernements des prises de mesures concrètes et ambitieuses.
L’IPBES étudie-t-elle les impacts et la dépendance des entreprises à l'égard de la biodiversité ?
Oui. Nous avons récemment commencé à travailler sur une évaluation d'experts sur ce sujet. Le but est d'aider les acteurs du monde de l'entreprise à comprendre comment leurs activités dépendent de la biodiversité et ont un impact sur celle-ci, et d'évaluer les outils qui existent dans différents secteurs pour surveiller ces impacts. Le rapport sera axé sur des méthodologies concrètes et appliquées, afin d'aider les entreprises à jouer pleinement leur rôle.
Vous dites que la prise de conscience progresse.
Selon vous, existe-t-il un avant et un après pandémie sur le sujet de la biodiversité ?
Je pense que oui. Au début de la crise sanitaire, les acteurs de la biodiversité redoutaient que le sujet de la perte de biodiversité soit éclipsé alors que l’année qui se présentait devait être importante et mobiliser l’attention publique. Mais, tout au contraire, le monde a réalisé les liens étroits qui existent entre la dégradation de la nature, en particulier la déforestation à grande échelle dans les zones tropicales, et l'émergence de nouvelles maladies. Nous tentons désormais de mieux comprendre comment les maladies émergent de l'environnement, afin d'être en mesure de contrôler ces phénomènes avant que les microbes ne se répandent et se transforment en pandémie. La société entrevoit mieux les risques pour notre santé liés à la déforestation, au commerce et à la consommation d'animaux sauvages, à certaines formes de tourisme et de commerce... tous ces éléments augmentent les contacts à grande échelle entre les animaux infectés dans les milieux naturels et les personnes à grande échelle.
La pandémie a pu mettre en avant l’importance de la biodiversité et pourquoi il est crucial de la conserver dans une logique de prévention.
Où doivent alors se situer les ambitions pour la décennie à venir ?
La COP15 de Kunming décidera de nouveaux objectifs en matière de biodiversité pour 2030. Il sera important de ne pas répéter les erreurs commises dans le passé. Il serait essentiel de se doter d’une feuille de route à la fois ambitieuse et, surtout, le plus possible chiffrée, avec des outils permettant aux gouvernements et à tous les acteurs de savoir ce qu'il est important de mesurer et comment le mesurer. Ensuite, il faut des rendez-vous réguliers, tous les deux ou trois ans, pour suivre les progrès réalisés par rapport à ces objectifs. Enfin, l’aspect financier est aussi à prendre en compte, notamment pour répondre aux défis des pays en voie de développement qui n’ont pas les moyens nécessaires pour protéger leur biodiversité.
On parle d’un objectif de 30% de la surface terrestre sous zone protégée pour 2030. Qu’en pensez-vous ?
C’est très bien, puisque la protection des zones naturelles reste le meilleur moyen de sauvegarder la biodiversité. C’est cependant très ambitieux par rapport aux 16% visés des objectifs d’Aichi, et atteindre les 30% nécessitera des actions tout aussi ambitieuses. Cela suppose des moyens pour mettre en œuvre des protections efficaces à la fois dans les pays développés mais aussi, et surtout, dans les pays en voie de développement. Il faut absolument éviter les « paper parks », c'est-à-dire des zones protégées qui n’existent que sur le papier et ne correspondent à aucune réalité sur le terrain ! Pour atteindre cet objectif, et tous les autres, le suivi est essentiel. Pour cela, il faut un système mondial d'observation de la biodiversité, comparable par son ampleur et son ambition à ce qui existe pour surveiller le changement climatique, avec notamment des capacités de télédétection par satellite et des stations de surveillance in situ sur le terrain.
La biodiversité ne dispose pas d'une capacité de surveillance adéquate pour suivre les progrès réalisés par rapport aux futurs objectifs de 2030, et la mise en place et le maintien d'un tel système représentent une priorité importante pour l'avenir immédiat.
Parlons justement biodiversité et climat. Les deux sujets sont intrinsèquement liés et pourtant ils semblent traités de façon totalement séparée : rapports différents, accords et engagements distincts... N’y voyez-vous pas un problème d’approche ?
Il y a tout à fait des risques à considérer ces deux questions en silo. Des solutions semblent parfois adaptées pour atténuer le changement climatique mais supposent un danger énorme pour la biodiversité. La mise en culture de grandes surfaces de bioénergies pour limiter l’utilisation des combustibles fossiles est un exemple, car elle pourrait entraîner la destruction d'habitats naturels et la perte de biodiversité. Il est important de rapprocher les deux thématiques et de créer une feuille de route commune.
En réalité, une grande partie de la solution au changement climatique pourrait venir d'une protection accrue des forêts qui pourraient absorber encore plus de carbone de l'atmosphère et limiter le réchauffement climatique. Actuellement, les forêts absorbent chaque année environ un tiers de nos émissions annuelles
de dioxyde de carbone. C'est ce que nous appelons les « solutions fondées sur la nature ». En les laissant se développer davantage, nous pourrions profiter encore plus de leurs multiples services écosystémiques, notamment de leur capacité à maîtriser le changement climatique.
Une convergence à espérer prochainement ?
Oui. Au niveau scientifique, l'IPBES et le GIEC montrent la voie en travaillant ensemble. Notre rapport conjoint publié fin mai examine toutes les synergies, mais aussi les compromis entre la protection de la biodiversité et la protection du climat. Pour la communauté scientifique, il n'y a pas de frontière entre le changement climatique et la perte de biodiversité.
« Pour la communauté scientifique, il n'y a pas de frontière entre le changement climatique et la perte de biodiversité»
Anne Larigauderie
Dr. Anne Larigauderie est la secrétaire exécutive de l'IPBES, la plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques, établie par les gouvernements en 2012. Pluridisciplinaire, ce groupe de scientifiques international a pour principale mission d'assister les gouvernements, sur les questions de biodiversité, sous l'égide de l'Organisation des Nations Unies. Par ailleurs, elle a dédié la première partie de sa carrière à l'impact du changement climatique sur les plantes et a occupé plusieurs postes à l'interface entre la science et la politique.
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