Profit économique pour les uns, désastre écologique et humain pour les autres, le glyphosate illustre les dynamiques complexes et les rapports de force qui pèsent sur les diverses instances décisionnaires de notre vie publique. Intense lobbying et instrumentalisation de la science sont au cœur de cette saga marquée le 16 novembre 2023, par la décision de la Commission Européenne de prolonger l’utilisation de cet herbicide tant controversé.



Lancé en 1974 par la compagnie Monsanto à travers leur produit phare le « Roundup » (désormais dans le giron du géant Bayer), le glyphosate parade aujourd'hui en tête du classement des herbicides les plus vendus dans le monde, avec environ 825 000 tonnes distribuées par an. Présent dans plus de 750 produits commercialisés par une centaine d’entreprises et distribués dans plus de 130 pays, il est bon marché et facile d’utilisation. Immense bémol toutefois, son impact néfaste sur la biodiversité et notre santé. L’herbicide est de plus en plus pointé du doigt, déjà depuis la sortie du film documentaire de Marie-Monique Robin « Le Monde selon Monsanto » en 2008 et désormais décrié chaque jour davantage par la littérature scientifique. 

La véritable alerte est sonnée en mars 2015. Le CIRC (Centre International de la Recherche sur le Cancer), branche de l’OMS de recherche scientifique indépendante, publie sa fameuse « monographie 112 » et va radicalement à contrecourant de l’avis des agences règlementaires. En effet, l’EFSA (L’Autorité Européenne de Sécurité des Aliments) et l’ECHA (l’Agence Européenne des Produits Chimiques) se sont jusqu'alors positionnées en faveur du glyphosate, une position peu étonnante lorsque l’on sait qu’elle est principalement basée sur la littérature produite par les industriels eux-mêmes. La monographie du CIRC classifie le glyphosate comme étant génotoxique (c’est à dire qu’il endommage l’ADN), cancérigène pour les animaux et cancérigène probable pour les humains. 

Bien que le CIRC ne dispose d’aucun pouvoir réglementaire, il constitue un avis scientifique suffisamment reconnu pour que sa publication fasse aussitôt grand bruit dans les médias et inquiète Monsanto. Certains utilisateurs de glyphosate décident d’attaquer en justice l’entreprise comme étant responsable de leur cancer (en particulier ceux atteints de lymphomes non-hogkinien). S’ensuit alors le premier procès américain, à l’échelle d’un État (Californie), en 2016, entre le plaignant civil, un jardinier dénommé Dewayne Jonhnson et Monsanto qui va mettre au grand jour les méthodes du géant agrochimique.                       

Les documents internes de l’entreprise récupérés par les avocats du plaignant, les fameux Monsanto Papers, mettent en évidence une vaste manœuvre de désinformation, et ce à différents niveaux. Tout d’abord, la multinationale a eu recours à ce qui s’appelle du ghostwriting : elle a demandé à des experts indépendants non-affiliés aux industries de signer en leurs noms des articles favorables au glyphosate rédigés par une équipe interne du fabricant. Certains des articles en question ont été cités des centaines de fois, visant à semer la confusion et à ébranler le consensus scientifique. Une autre technique d’influence vise la presse publique. The Hill, un journal d’actualités lu par de nombreux politiques de Washington s’est avéré être affilié à Monsanto et des articles tenant des propos diffamatoires au sujet de la démarche scientifique du CIRC y ont été publiés. Il a également été établi que l’entreprise a tenté de récupérer des informations sur le fonctionnement interne du CIRC en envoyant un faux journaliste, dénommé Christopher Waltz qui signait ses mails "@economist", laissant ainsi penser qu’il écrivait pour le prestigieux journal britannique The Economist. Collusion, conflit d'intérêts, pressions exercées, fraudes scientifiques... la liste est longue des manœuvres de l’entreprise pour faire croire à l’innocuité de son produit.

Dewayne Jonhnson finit par gagner le procès en 2018. Beaucoup de bruit et de prise de conscience des dangers inhérents au glyphosate... Pourtant, s'agissant de son interdiction, pas grand-chose n'a bougé. C’est là que les techniques du lobby sont particulièrement bien huilées. Les États ont mis en place différentes restrictions, et le Luxembourg a même été le premier pays à avoir complètement interdit le glyphosate en Europe en janvier 2021. Mais, deux ans plus tard, en avril 2023, le Grand-Duché a été contraint de réautoriser l’utilisation de l’herbicide, après avoir été attaqué par le géant agrochimique. Selon ce dernier, l’interdiction était contraire au droit européen.

Initialement, l’UE avait prévu un vote pour statuer sur l’interdiction ou non du glyphosate à fin 2022. Mais l’EFSA avait obtenu une prolongation d’un an en raison de l’évaluation qui leur prenait trop de temps. En novembre dernier, le chef du département de « production des évaluations du risque » de l’EFSA, Guilhem de Sèze, auditionné à l’Assemblée Nationale française par la Commission d’enquête sur les impacts des produits phytosanitaires sur la santé humaine et environnementale a ouvertement reconnu les faiblesses de l’évaluation européenne des pesticides. Il a admis notamment que les études universitaires ne sont pas assez prises en compte et que les effets du glyphosate sur la biodiversité ne sont que partiellement étudiés. Ces aveux quelque peu inquiétants n’ont pour autant pas fait pencher la balance plus d’un côté que de l’autre, puisque le vote de la Commission européenne du 16 novembre 2023 n’a pas abouti à une majorité relative. Résultat : c’est l’avis initial de l’EFSA et de l’ECHA qui prime, en faveur de l’autorisation. Et c’est ainsi que l’utilisation du glyphosate dans l’UE a été, avec quelques restrictions certes, permise pour les dix prochaines années. La confusion semée par le fabricant de Roundup a donc été fructueuse.

Lueur d’espoir cependant. Peut-être ne faudra-t-il pas attendre autant avant que les choses changent. Le 17 novembre, à la suite de l’annonce de la CE, la coalition Secrets Toxiques (regroupant des associations écologistes) accompagnée de quelques députés européens, annonce vouloir déposer un recours en annulation devant la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE). Son principal argument : seule la toxicité du glyphosate a été étudiée mais pas celle du produit final dans son ensemble auquel s’ajoute des coformulants. La bataille à coups d’études scientifiques continue. Affaire à suivre...