Grand expert en biologie marine, Hans-Otto Pörtner alerte sur les dangers qui pèsent sur les océans. Il nous livre les actions qui s'imposent pour préserver cet écosystème essentiel.
Sustainability Mag : Votre travail a été récompensé l'année dernière par le Planetary Health Award. Ce prix reconnaît les progrès réalisés par le groupe de travail que vous avez dirigé au sein du GIEC ( Groupe d'Experts Intergouvernemental sur l'évolution du Climat ) dédié aux impacts du changement climatique, à l'adaptation et la vulnérabilité. Il souligne également l'importance de votre recherche sur les océans. Doit-on y voir un signe que le sujet des océans gagne en attention ?
Hans-Otto Pörtner : Je l'espère. Il est certain que l'intérêt pour les questions océaniques s'est renforcé au cours du sixième cycle d'évaluation du GIEC, et nous avons pu rédiger un rapport spécial regroupant les questions relatives à l'océan et à la cryosphère. De nombreuses délégations gouvernementales étaient favorables à ce rapport spécial lors de la séance plénière du GIEC et j'ai eu le privilège de diriger cet effort. Cet intérêt croissant est également visible au sein de la CCNUCC (Convention-Cadre des Nations unies sur les Changements Climatiques). Nous disposons désormais d'un dialogue sur les océans, dans le cadre duquel ces questions sont abordées lors de chaque réunion intermédiaire et lors de la Conférence des parties (COP). La dernière édition s'est tenue à Dubaï, avec un pavillon des océans et des activités connexes. Il s'agit donc d'une évolution positive et j'espère que les questions relatives à l'océan seront désormais systématiquement abordées.
Hans-Otto Pörtner - GIEC
Espérons-le, car la situation est critique. Comment décririez-vous les principaux impacts du changement climatique sur les écosystèmes océaniques ?
Certains changements océaniques nous touchent directement. Avec le réchauffement, le cycle hydrologique s'intensifie. Nous observons une interaction entre la terre, l'atmosphère et l'océan qui apporte plus d'humidité dans l'air. Cela signifie que l'intensité des phénomènes extrêmes, tels que les ondes de tempête, est accrue.
L'expansion de l'océan qui se réchauffe contribue également à l'élévation du niveau de la mer, jusqu'à environ 0,3 mètre d'ici 2100. En outre, la fonte des plateformes glaciaires entraîne une hausse du niveau de la mer et se produit à un rythme plus rapide qu'auparavant, et la situation semble plus risquée que ce que nous avions évalué dans le rapport spécial sur les océans. Des données récentes indiquent que, même avec un réchauffement planétaire de 1,5 degré, nous nous dirigeons maintenant vers une élévation du niveau de la mer de 7 mètres, ce qui mettra à mal de nombreux littoraux. Pour les petites îles, c'est une question d'existence. Voilà donc comment le changement des océans nous touche directement.
Ensuite, nous devons considérer les impacts du changement climatique sur les écosystèmes océaniques. Il existe trois principaux facteurs climatiques : leréchauffement-l'océanabsorbeplus de 90 % de la chaleur de la planète -, l’excès de CO2 - il absorbe environ 30 % des émissions de CO2 - et la stratification. L'océan qui se réchauffe se stratifie sur de plus grandes zones, s'étendant au nord et au sud des basses latitudes avec des couches océaniques chaudes qui flottent sur l'océan froid sous-jacent. Cela signifie que les échanges de gaz entre la surface et les eaux profondes seront limités et que l'activité biologique consommera plus d'oxygène dans la couche intermédiaire. Par conséquent, nous observons davantage de zones de minimum d'oxygène à ce niveau de profondeur. Dans le même temps, nos nutriments et les produits issus de nos pratiques de fertilisation agricole sont déversés dans les rivières, puis dans les océans côtiers. Cela conduit à la formation d'eaux pauvres en oxygène. Cette hypoxie peut devenir si grave qu'aucune vie animale n'est plus possible.
Ces trois défis – le réchauffement, l'acidification et la perte d'oxygène – affectent fortement la vie marine, en particulier là où les trois facteurs se conjuguent. Certaines observations à grande échelle et la multiplication des vagues de chaleur indiquent actuellement que la température reste le principal facteur de changement dans l'océan.
Comment s'est déroulée l'année 2023 à cet égard ?
L'année 2023 a été extrêmement chaude, et en particulier pour les océans. Il s'agit d'une année record au cours de laquelle les températures des océans ont dépassé le continuum du réchauffement que nous avons connu jusqu'à présent. L'année 2023 est un signal fort de l'accélération du réchauffement climatique que nous connaissons actuellement.
Cela signifie-t-il que certaines espèces doivent migrer pour fuir des zones trop chaudes ou manquant d'oxygène ?
En effet, les animaux sortent de leur zone habituelle et tentent de suivre leurs températures préférées. C'est le cas des poissons, des invertébrés, des plantes, du zooplancton et du phytoplancton, qui se déplacent également vers des latitudes plus élevées. Le plancton présent dans les eaux plus chaudes présente une taille et une biomasse réduites. Aux latitudes basses et moyennes, la productivité au niveau des eaux de surface est réduite car la stratification de l'océan empêche la remontée des minéraux importants pour la croissance des organismes marins photosynthétiques. De grandes parties de l'océan se transforment littéralement en désert parce que leur productivité diminue.
Les espèces se déplacent vers le nord et vers le sud et, fait intéressant, nous observons la formation d’une vallée de la biodiversité des animaux marins dans les tropiques, autour de l'équateur. Cette image montre que les limites de tolérance des plantes et des animaux sont atteintes dans les océans qui se réchauffent et que ces organismes sont vulnérables à un réchauffement plus important.
Le réchauffement climatique entraîne la disparition d'habitats dans les océans et sur la terre ferme. Il convient de noter que cela concerne également l'habitat humain. La combinaison de la chaleur et de l'humidité devient si mauvaise pour les humains et les autres mammifères terrestres dans les basses latitudes que des conditions environnementales mortelles sont atteintes dans certaines régions pendant les vagues de chaleur. Cela pourrait entraîner un changement dans la biogéographie de notre propre espèce. Nous faisons partie de ce tableau évolutif global : nous ne pouvons pas nous en exclure, même si nous le voudrions.
Les variations latitudinales de la diversité marine illustrent les réactions des espèces au réchauffement climatique.
La chute de la biodiversité pose également la question de la sécurité alimentaire dans ces régions...
Oui, plusieurs zones, comme certaines régions de la mer Méditerranée, sont confrontées à de tels défis. La situation y est particulièrement problématique, car les organismes ne peuvent pas se déplacer vers le nord comme ils le font dans les océans. L'aquaculture est également touchée par le changement climatique. En Grèce, par exemple, la mytiliculture est déjà menacée dans les écosystèmes lagunaires peu profonds. Les vagues de chaleur y sont plus fortes et une mortalité massive a été enregistrée ces dernières années. Cela indique qu'il y a des endroits où les activités économiques traditionnelles, comme certains types d’aquaculture, pourraient ne plus être possibles. En conséquence, les gens devront changer de modèle économique.
Selon vous, quelles sont les actions prioritaires pour l'océan ?
Les priorités que je vois concernent aussi bien l'océan que la terre.
Premièrement, nous devons intensifier nos efforts pour réduire les émissions dans un délai de 10 à 20 ans et réussir à atteindre le niveau zéro net. Nous devons atteindre le zéro net au plus tard au milieu du siècle pour limiter le degré de réchauffement de la planète et, malheureusement, nous devons maintenant dire, pour limiter le dépassement, car nous ne serons probablement pas en mesure d'arrêter le réchauffement de la planète à 1,5 degré. Ce seuil sera probablement dépassé, et nous espérons tous que les écosystèmes seront suffisamment résilients. Aujourd'hui, c'est une question scientifique ouverte. Quels seront les dommages causés par ce dépassement ?
Deuxièmement, et en parallèle, nous devons protéger nos écosystèmes. Je vois un lien étroit entre le climat et la biodiversité. À long terme, nous dépendrons d'écosystèmes sains pour fixer le CO2 que nous ne pourrons pas éviter par la réduction des émissions, pour le stocker dans la biomasse forestière ou dans les sédiments sur terre et dans les océans. La préservation des sédiments et des habitats riches en carbone, tels que les marais salants et les mangroves, est une priorité. Toutefois, les écosystèmes terrestres et océaniques sont tellement vulnérables au changement climatique qu'ils risquent de perdre leur capacité à aider la planète à long terme. C'est ce que nous constatons déjà dans les forêts tropicales terrestres et nous observons une perte de productivité dans les océans. Il s'agit d'une préoccupation majeure qui devrait fortement nous inciter à limiter le réchauffement de la planète.
Hans-Otto Pörtner avec Debra C.Roberts, co-présidente du groupe de travail II du GIEC
Aujourd'hui, moins de 10 % des océans sont protégés. Selon vous, quelle proportion des océans devrait faire l'objet de mesures de conservation ?
L'objectif de 30 % convenu dans l'accord de la CDB ( Convention sur la diversité biologique, Kunming-Montréal COP15 ) devrait être un minimum. Mais cet objectif dépend également de chaque écosystème. Prenez l'Amazonie. Nous devons protéger 80 % de cette forêt pour qu'elle conserve sa capacité à définir son propre climat et son propre cycle de l'eau, qui sont d’une importance cruciale pour maintenir l'humidité et les précipitations. Il en va de même pour certaines zones de l'océan, qui exigent une protection accrue. Nous avons besoin de davantage de recherche pour identifier les besoins spécifiques des écosystèmes afin qu'ils soient sains et fonctionnels, et qu'ils puissent fournir des services écosystémiques importants, y compris les contributions de la nature à l'Homme. L'organisation du territoire nous aidera à identifier ces zones et à construire une mosaïque de paysages terrestres et marins qui servent au mieux la biodiversité et couvrent les besoins humains durables.
À quoi ressemblerait cette mosaïque ?
Il s'agit d'espaces voisins dont le degré d'utilisation par l'Homme varie. Tout d'abord, les aires marines protégées sont des zones d'interdiction de pêche ; ces écosystèmes peuvent déployer leur productivité naturelle, et le surplus potentiel de productivité peut alors se répandre dans d'autres zones où l'Homme maintient des activités de pêche. En outre, les corridors de migration permettent aux espèces de suivre leurs besoins lorsque l'environnement change, par exemple en cas de réchauffement. Enfin, les zones d'utilisation intensive sont consacrées à des activités plus intenses mais durables, notamment l'aquaculture et la pêche. Telle est l'image qui se dégage actuellement. Nous ne pouvons pas nous contenter d'une situation en noir et blanc où, d'une part, nous avons des zones hautement protégées pour la biodiversité et, d'autre part, des zones fortement utilisées par l'Homme. Nous avons besoin d'un gradient avec un mélange d'habitats où les utilisations peuvent être fixées à des niveaux adéquats.
Des paysages multifonctionnels connectés et structurellement et visiblement distincts dans les biomes terrestres, marins et d'eau douce.
Un nouveau chapitre s'ouvre-t-il pour les océans ? L'accord au titre de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, relatif à la conservation et à l'utilisation durable de la diversité biologique marine des zones situées au-delà de la juridiction nationale (accord BBNJ), également connu sous le nom de « traité de la haute mer », a été adopté le 19 juin 2023. S'agit-il d'une avancée décisive ?
Ce traité comble une lacune car il met en place un mécanisme international pour la haute mer, qui se situe en dehors des zones de juridiction nationale. Il nous permet de contrôler la situation et les pratiques dans cet espace, dont certaines ont été préjudiciables. Trop de grandes flottes de pêche chinoises, espagnoles ou autres s'y rendent et épuisent les ressources. La mise en œuvre de cet accord BBNJ sera intéressante à suivre.
Précisément. Compte tenu des objectifs non atteints en termes d'engagement des pays sur le changement climatique (Accord de Paris de la COP 21) et la biodiversité (Objectifs d'Aichi), que peut- on attendre en termes de mise en œuvre de ce traité ? Êtes-vous confiant à l'heure où d'autres priorités géo-stratégiques prennent le pas sur l'agenda écologique ?
J'hésite à faire une projection ferme. Je pense que la mise en œuvre de l'accord BBNJ sera fastidieuse. Aucun des objectifs environnementaux fixés jusqu'à présent n'a été atteint, et l'accord BBNJ risque de ne pas l'être non plus en raison d'intérêts nationaux et égoïstes. La volonté politique est et restera le goulot d'étranglement de toute action autour de ces questions.
Cependant, il est essentiel de se rappeler que la condition première d'un avenir durable est de respecter le fait que nous ne pouvons pas jouer avec la physique du climat, ni avec les principes de maintien de la biodiversité et de toute vie sur cette planète. Ces lois de la nature doivent être respectées. Elles sont existentielles ; elles concernent le fondement même de notre existence sur la planète. L'épuisement des ressources et la destruction des milieux naturels doivent être proscrits et cesser. De nombreuses personnes ne sont pas encore prêtes à accepter cette réalité, ce qui est inquiétant. Cela pourrait nous empêcher d'atteindre les objectifs en matière de biodiversité et de climat, qui sont si importants pour notre bien-être et notre survie.
Nos systèmes éducatifs n'ont manifestement pas réussi à inculquer un sentiment d'appréciation du fonctionnement de la nature, de la valeur qu'elle représente et de la manière dont les conditions de maintien de la vie sur la planète peuvent être préservées. Il s'agit d'une grave lacune et il est important de réformer nos systèmes éducatifs en conséquence afin que les prochaines générations, y compris leurs décideurs, ne soient pas confrontées aux mêmes problèmes lorsqu'il s'agira de préserver un avenir vivable.
Prof. Dr. Hans-Otto Pörtner
Biologiste marin, ancien coprésident du groupe de travail II du GIEC et membre du conseil consultatif allemand sur le changement climatique (WBGU).
En tant que physiologiste et biologiste marin, Hans-Otto Pörtner a mené des recherches pendant plus de 25 ans à l'Institut Alfred Wegener de Bremerhaven. Il est l'un des experts les plus connus au monde en ce qui concerne les effets du changement climatique, notamment sur la vie marine. En tant que coprésident du groupe de travail II du GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat), il a apporté une contribution importante au 6e rapport d'évaluation et a attiré l'attention sur l'océan avec le rapport spécial sur l'océan et la cryosphère. Ses découvertes pionnières relatives aux effets du changement climatique sur les organismes marins lui ont valu une reconnaissance mondiale. Hans-Otto Pörtner est membre élu de l'Académie européenne des sciences et a été nommé par le gouvernement allemand au Conseil consultatif sur le changement climatique (WBGU) en 2020. L'année dernière, il a reçu le Planetary Health Award.
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