L'invention, qui sera bientôt lancée sur le marché, fait beaucoup parler d’elle. L’idée ? Des lunettes permettant aux personnes malvoyantes de se déplacer en toute autonomie. Ce dispositif audacieux, fondé sur une technologie IA inspirée de la conduite autonome, pourrait transformer la vie de millions de personnes. Rencontre avec Cornel Amariei, son inventeur hors du commun.
Comment vous est venue l'idée de créer Lumen ?
Il y a plusieurs inspirations. Je viens d'une famille où tout le monde, sauf moi, est en situation de handicap (même si, statistiquement, c'est presque impossible !). Cette situation particulière a profondément façonné ma vie, à la fois positivement et négativement. Je sais ce que c'est que de lutter, mais ces luttes ont aussi été motivantes.
J'ai grandi avec une sensibilité particulière aux défis auxquels sont confrontées les personnes handicapées, ce qui m'a profondément motivé à agir.
Mais l'idée même de Lumen est née au hasard d'une conversation avec un ami. Lorsqueleconceptde«lunettespour aveugles » nous est venu, nous avons mené des recherches et constaté qu'il n'existait rien de tel. Et surtout, nous avons pris conscience de l'ampleur du problème : il y a sur Terre 300 millions de personnes souffrant de graves déficiences visuelles, et seulement 28 000 chiens d'aveugle. De plus, ces chiens sont extrêmement coûteux et demandent un dressage complexe. Ce constat a motivé notre décision de créer une alternative technologique. Et nous voilà, quatre ans plus tard,
avec Lumen. Mais en réalité, l'idée n'était qu'une étincelle. Beaucoup de gens ont des idées. Ce qui compte, c'est de transformer une idée en action, et c'est ce que nous nous sommes engagés à faire.
Concrètement, comment fonctionnent ces lunettes ?
En fait, les lunettes reproduisent ce que fait un chien guide, mais d'une manière particulière. Un chien d'aveugle vous aide à éviter les obstacles, vous arrête aux intersections et peut même vous guider jusqu'à votre domicile. Pour ce faire, il tire sur votre main pour vous diriger. Les lunettes Lumen fonctionnent de la même manière, mais par le biais d'un retour haptique sur le front, c'est-à-dire l'utilisation du toucher et des vibrations pour
communiquer des sensations physiques à l'utilisateur. En bref, elles vous guident en « tirant » votre tête au lieu de votre main. C'est un moyen intuitif de vous aider à circuler en toute sécurité.
D'un point de vue technique, c'est comme si vous aviez une voiture autopilotée sur la tête. Les lunettes peuvent reconnaître les trottoirs, les routes, les passages et les obstacles en intérieur comme en extérieur. En quatre ans, notre équipe a créé quelque chose d'entièrement nouveau : la navigation autonome pour les piétons. Cette technologie de conduite autonome donne aux utilisateurs la liberté de se déplacer de manière indépendante.
Comment utilisez-vous l'intelligence artificielle pour faire fonctionner vos lunettes ?
Ce que nous faisons n'est possible que grâce à l'IA. Beaucoup utilisent l'IA à mauvais escient, mais pour Lumen, l'IA est essentielle. Nous avons recours à une combinaison intelligente de vision informatique classique, de programmation traditionnelle et d'intelligence artificielle pour faire fonctionner les lunettes. Prenons un exemple : un robot considère généralement qu'un endroit est sûr s'il est plat, comme un lac calme. Mais l'IA nous permet de différencier un lac d'une route, même si les deux sont plats. C'est le genre d'informations cruciales que l'IA apporte.
Nos lunettes s'appuient largement sur les images capturées par six caméras, que l'IA traite ensuite pour comprendre l'environnement en temps réel. Elle identifie les obstacles, que vous soyez à l'intérieur ou à l'extérieur, ce qui est en fait plus complexe qu'on ne pourrait le penser. Une quantité énorme d'informations est traitée et les lunettes peuvent également vous parler. Elles guident en donnant des conseils, mais comme avec un chien d'aveugle, c'est l'utilisateur qui décide comment agir.
"Nos lunettes s'appuient fortement sur des images capturées par six caméras, que l'IA traite ensuite pour comprendre l'environnement en temps réel."
Avez-vous rencontré des difficultés lors des expérimentations techniques ?
Nous avons commencé le développement en Roumanie, et contrairement aux voies de circulation automobiles, qui se ressemblent partout, les chemins piétonniers sont extrêmement variés. Dans une seule ville, les trottoirs peuvent être très différents, et dans les zones rurales, ils sont souvent inexistants. Pour que Lumen fonctionne de manière universelle, nous avons dû recueillir des données dans plus de 30pays,dansdiversenvironnements urbains et ruraux, y compris en condition de tempêtes de sable et de neige. Nous avons même effectué des tests au Japon, où les trottoirs sont totalement différents. Cette différence a initialement perturbé les lunettes, et nous avons donc dû collecter des données locales pour améliorer leur précision. Créer un produit capable de fonctionner dans des environnements aussi divers a été un véritable défi, mais nous y sommes parvenus.
Qu'en est-il du coût ? Cette technologie sera-t-elle accessible ?
Les lunettes seront bientôt lancées dans l'Union européenne, à un prix compris entre 5 000 et 10 000 euros pourlapremièregénération.C'estdéjà beaucoup moins cher que de dresser un chien d'aveugle. Nous prévoyons de ramener le prix en dessous de 1 000 euros d'ici quatre ans. La technologie évoluera, devenant moins chère et plus accessible à chaque génération. Imaginez un appareil aussi simple qu'un serre-tête ! Nous voulons le rendre abordable non seulement en Europe et aux États-Unis, mais aussi dans les pays où les revenus sont plus faibles.
Quel impact espérez-vous que Lumen ait sur la vie des personnes malvoyantes ?
Mon objectif principal est l'indépendance. Une meilleure mobilité signifie un meilleur accès à l'éducation, à l'emploi et à une vie sociale plus épanouie. À l'heure actuelle, les personnes aveugles dépendent principalement de leur entourage pour explorer de nouveaux endroits. Les chiens d'aveugle sont si rares et si chers que la plupart des gens n'en ont pas. Avec Lumen, nous voulons offrir un nouveau niveau de liberté aux personnes malvoyantes. Imaginez que vous puissiez vous rendre au travail ou dans un nouveau café sans avoir besoin de personne. Lorsque nous aurons mis sur le marché plus de 28 000 de nos appareils, nous aurons dépassé la portée des chiens d'aveugle dressés par des professionnels,cequiestuneétape importante en soi. Actuellement, une personne aveugle ne peut pas dire à un chien guide « Emmène-moi au Starbucks », ni utiliser le GPS de manière efficace. Google Maps, par exemple, peut dire de tourner à droite, mais cela peut vous conduire dans un mur en raison des imprécisions du GPS. Nous proposons une solution plus précise et plus fiable. J'espère que Lumen offrira aux malvoyants de nouvelles possibilités de vivre et de travailler de manière plus autonome.
L'innovation porteuse de sens est votre credo... n'est-ce pas ?
Absolument. Quand j'étais plus jeune, je disais qu’innover pour innover était mauvais, et qu'innover pour l'argent était pire. L'innovation doit être porteuse de sens. C'est ce que j'ai toujours dit. Il s'agit de voir un problème et de trouver une solution qui résout réellement ce problème. C'est ce qui est vraiment, vraiment important. Le problème que je vois est la façon dont le monde des affaires fonctionne : l'argent prime, ce qui signifie qu'une solution est créée pour générer du profit, et ce n'est que plus tard que la question se pose du problème qu'elle résout. Cette approche peut certes rapporter de l'argent, mais elle reste très limitée. Les solutions doivent répondre à des problèmes réels, et non l'inverse. Malheureusement, la plupart des entreprises abordent le sujet de l’innovation à l’envers.
Enfin, quels conseils donneriez-vous aux jeunes qui cherchent à créer des technologies à fort impact ?
Honnêtement, c'est plus difficile que vous ne pouvez l'imaginer. Si j'avais su à quel point ce serait difficile, je n'aurais peut-être même pas commencé ! Mais voilà : la résilience est la clé. J'ai observé que les personnes qui réussissent n'abandonnent pas, quelles que soient les difficultés rencontrées. Pour nous, le mantra est « créer du sens, pas de l'argent ». Nous ne voulons pas simplement construire quelque chose pour le vendre. Nous résolvons de vrais problèmes qui touchent de vraies personnes, et c'est ce qui nous motive. Si vous gardez ce but en tête et que vous persévérez, vous pouvez réaliser des choses qui semblaient auparavant impossibles.
Cornel Amariei est un inventeur en série, auteur et entrepreneur, connu pour avoir fondé .lumen. Il est né dans une famille où ses deux parents sont en situation de handicap physique et sa sœur de handicap mental. Mais plutôt que de le limiter, ces débuts modestes et différents ont nourri sa curiosité. Avec plus de 30 brevets à son actif, il est un inventeur prolifique. Il est devenu le premier Roumain à être nominé pour le Forbes 30 under 30 Europe, à recevoir le prix des Dix Jeunes Personnes Exceptionnelles du Monde par la JCI, et à être lauréat du Global Business Hall of Fame par JA.
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