Source : Dasgupta Review, 2021

Nous sommes-nous déjà demandés à quel point la vie que nous menons, le travail que nous exerçons, les biens et services que nous consommons dépendent de la nature ? La crise sanitaire a ralenti le tempo de l’économie, nous offrant ainsi un temps de réflexion. Comme en arrêt sur image, les failles de nos modèles sont alors plus visibles. L’occasion de réaliser que l’économie s’inscrit pleinement dans la biosphère dont elle dépend intrinsèquement.



En 2021, le  World Economic Forum classe la perte de biodiversité et la raréfaction des ressources naturelles parmi les cinq plus grands risques pour l’Humanité. Le rapport Dasgupta sur l’économie de la biodiversité publié en février 2021 met en évidence que depuis l’essor industriel, notre demande dépasse largement la capacité de la nature à nous fournir les biens et services dont dépendent l’économie mondiale, nos modes de vies, notre santé, notre alimentation... Les écosystèmes n’ont plus le temps de se régénérer. Les ressources s’amenuisent. Et la biosphère dont nous faisons partie se dégrade.

Plus que jamais, le monde doit revoir fondamentalement la façon dont la société mesure la réussite économique s'il veut enrayer le déclin rapide de la biodiversité qui menace. Pour les organisations, cela se traduit par un besoin de comprendre, de gérer et d’atténuer leurs impacts sur la nature mais aussi d’entamer un mouvement de fond de réflexion sur leur raison d’être et leurs contributions à la société. Certaines décident d’agir. Elles explorent et mettent en œuvre des moyens pour mener les affaires autrement, repenser leurs dépendances aux écosystèmes et prévenir les menaces qui pèsent sur la nature.

Quelle est la valeur de la nature ? 

Plantes, animaux, insectes, coraux, minéraux, vents, courants et marées, terres et forêts, climats bercés par les saisons… La nature offre de nombreux biens et services. Sources de matières premières, d’énergie, de surfaces d’exploitation ou encore d’air et d’eau purs, les écosystèmes sont largement sollicités. Silencieux, invisibles ou mobiles, ils sont souvent sous-valorisés ou absents des modèles de performance économique. Pourtant, ils sont primordiaux pour assurer le bon fonctionnement de notre système. La pollinisation par les insectes, par exemple, permet de rendre les cultures fertiles. C’est un service écosystémique classique. La valeur du travail des pollinisateurs peut être estimée en calculant ce qu'il en coûterait de payer des personnes ou des technologies de pointe pour remplacer ce service en se promenant de plante en plante avec de petits pinceaux couverts de pollen. Une estimation chiffrée à  153 milliards d’euros par  la  Helmholtz-Gemeinschaft Deutscher Forschungszentren, le plus grand organisme de recherche allemand. Selon le même raisonnement, à une échelle globale, le World Economic Forum estime que si une valeur devait être attribuée à l’ensemble des services fournis par la nature, celle-ci serait deux fois supérieure au PIB mondial. C’est la notion de capital naturel, et celui-ci est à risque.

Les caractéristiques de la nature

 « Ces trois caractéristiques omniprésentes - la mobilité, le silence et l'invisibilité - empêchent les marchés d'enregistrer correctement l'utilisation que nous faisons des biens et services de la nature. Il existe donc un fossé inévitable entre les prix du marché des biens et services et leur valeur de rareté sociale. Cette situation a des répercussions considérables sur notre conception de notre place dans la nature. Les faibles prix du marché pour les biens et services de la nature nous ont encouragés à nous considérer comme extérieurs à la nature. »


Rapport Dasgupta, février 2021

Au-delà du PIB 

Depuis plus de 70 ans, le produit intérieur brut (PIB) est la principale mesure de la prospérité des pays. Or, cet indicateur est souvent décrié en raison de son omission du capital naturel et de son rôle dans le soutien d'une économie encourageant des activités destructrices des écosystèmes essentiels à la survie de l’Homme. Le rapport Dasgupta s'aligne fermement sur cette opinion  : «  La pratique  contemporaine consistant à utiliser le produit intérieur brut pour juger des performances économiques repose sur une approche erronée de l'économie » souligne-t-il. Il poursuit en indiquant que « pour juger si la voie du développement économique que nous choisissons de suivre est durable, les nations doivent adopter un système de comptabilité économique qui enregistre une mesure inclusive de leur richesse. Le qualificatif ‘inclusif’ indique que la richesse inclut la nature en tant qu'actif ». Le rapport appelle ainsi les acteurs de la société à adopter une nouvelle mesure permettant d'évaluer et de sécuriser la qualité de vie en combinant la valeur du capital produit, du capital humain et du capital naturel. Un tournant qui semble nécessaire car le capital naturel s’est considérablement étiolé sur les dernières décennies (voir figure ci-dessous).

Source : Managi & Kumar, 2018

Richesse mondiale par habitant : Le capital naturel par personne a diminué de près de 40 % entre 1992 et 2014, période pendant laquelle le capital de production par personne a doublé et le capital humain par personne a augmenté d'environ 13 %.

En ce sens, l’ONU a adopté en mars dernier, la norme SEEA (System Environmental Economic Accounting) permettant aux nations d’inclure les contributions de la nature dans la mesure de la prospérité et du bien-être. Cet outil rassemble les informations environnementales et économiques pour produire des statistiques comparables au niveau international et refléter les dépendances et les impacts de l’économie mondiale à l’égard de la nature. Indicateur de mesure des objectifs de développement durable, plus de 80 pays dans le monde - dont le Luxembourg - le mettent désormais en œuvre.

Le saviez-vous ?

Plus de la moitié (55 %) du PIB mondial dépend de la biodiversité et des services écosystémiques.

(Source: Swiss Re Institute, 2020)

La difficile mesure de la biodiversité 

Pour répondre au déclin des écosystèmes et dans une optique de prospérité, certaines entreprises mettent en place de nouvelles stratégies tenant compte de la capacité des ressources naturelles à se régénérer. Elles prennent en considération les liens étroits qu’elles entretiennent avec les écosystèmes à travers la notion de « capital naturel », et parfois jusque dans leur comptabilité. La première étape étant de quantifier l’approche, certaines organisations passent par la mesure d’impact, le monitoring et le reporting de la biodiversité. Ces démarches permettent d’organiser et de mettre en avant les informations importantes pour aider les décideurs à comprendre comment la nature influence la pérennité de leur entreprise. À l’heure actuelle, il existe de nombreux outils utilisés par différents secteurs. La Banque Européenne d’Investissement utilise l’IBAT (Integrated Biodiversity Assessment Tool) pour évaluer ses projets. D’autres, comme Engie ou Décathlon, se tournent vers le GBS (Global Biodiversity Score). La multitude de référentiels représente un frein pour un suivi global et harmonisé du capital naturel au sein de l’économie et des entreprises. Des acteurs, tels que la Commission européenne avec son projet « Align » ou l’IPBES, s’activent pour avancer vers des pratiques normalisées. Ces efforts passent par une évaluation des différents outils et mesures disponibles pour le développement d’une approche uniformisée dans la mesure de la biodiversité grâce à un référentiel commun.

Source : Dasgupta Review, 2021

« Les demandes adressées à la nature dépassent largement sa capacité à nous fournir les biens et services dont nous dépendons tous. Selon les estimations, il faudrait 1,6 Terre pour maintenir le niveau de vie actuel de la population mondiale. »

Faire évoluer le « business as usual » 

Des entreprises montrent de nouvelles voies pour transformer les modèles vers des schémas adaptés aux défis émergents de la finitude des ressources et la détérioration du vivant sur la planète. Elles redéfinissent la notion de succès, de mission et de vision de l’entreprise. Comment  ? En s'assurant que tout ce qu’elles font, elles puissent le faire pour toujours. Sans surprise, cela suppose bien entendu la refonte d’un modèle visant jusqu'ici à toujours plus de croissance financière. Kate Raworth, économiste et auteure du livre La théorie du donut, parle ainsi de ces entreprises qui contribuent à une planète en harmonie en rappelant, dans une approche raisonnée, que «  si quelque chose peut prospérer sans croître, c'est simplement que cette chose palpite, qu'elle est vivante, qu'elle crée, qu'elle se régénère, qu'elle se porte bien ». 

C’est le cas de Patagonia Provisions qui place l’humain et la sauvegarde des écosystèmes au cœur du développement de chacun de ses produits. La marque s’oriente par exemple vers la commercialisation du maquereau dans le but d’influer sur les choix du consommateur et par conséquent de réduire les pressions sur les écosystèmes marins liés à la pêche de plus gros poissons comme le thon. Citons également Nicoverde, producteur de fruits au Costa Rica, qui dédie 30 % de ses terres à la sauvegarde des forêts et utilise des drones pour irriguer ses champs, réduisant ainsi de 350 à 16 litres l’eau consommée par hectare. Plus proche de nous, Ramborn, producteur luxembourgeois de cidre et de jus de fruits, a restauré 1 million de m² de vergers abandonnés, soignant les arbres malades et replantant 1 500 arbres de variétés locales et parfois anciennes. L’entreprise accroît ainsi sa résilience et offre un environnement sain aux espèces du patrimoine naturel avoisinant. 

Protection et restauration des écosystèmes, diminution des externalités, innovations à impact positif… Ces organisations d’un genre nouveau développent des activités qui, tout en étant rentables, se basent sur les besoins de régénérescence de la nature. Et de manière étonnante, mais sonnant comme une évidence à la fois, ces initiatives trouvent généralement leurs solutions dans la nature elle-même. En la comprenant, en la valorisant, et parfois même, en l’imitant.

Crédit : Véronique Kolber

Le déclin des prés-vergers européens a été très marqué au cours des cent dernières années. Au Luxembourg, le producteur de cidre et de jus de fruits Ramborn a restauré un million de m² de vergers abandonnés.

Les solutions basées sur la nature

Les « Nature-based Solutions » (NbS) mises en œuvre au sein du monde des entreprises, sont des stratégies rentables qui procurent simultanément des avantages environnementaux, sociaux et économiques. Inspirées, fondées ou soutenues par la nature, ces alternatives contribuent à renforcer la résilience des Hommes, de l’environnement et des entreprises qui les appliquent. 

Concrètement, ces solutions se traduisent sous diverses formes. À Bristol, l’Hôpital de Southmead a couvert ses toits de plantes et a élargi ses espaces verts aux alentours. Ces installations permettent d’offrir des jardins thérapeutiques aux patients, des potagers pour la cantine et de collecter l’eau de pluie pour le nettoyage du bâtiment. Cette dernière solution a permis de réduire la consommation d’eau de 25  %. L’entreprise Hydrobox développe quant à elle de petites centrales hydroélectriques qui profitent de l'eau courante des rivières en Afrique pour la transformer en électricité. Plus loin de nous au Japon, Takao Furuno base ses cultures de riz sur le fonctionnement d’un écosystème naturel  : en introduisant des canards dans ses rizières, il y réduit la présence de parasites, fournit des engrais naturels aux plantes, empêche l’eau de stagner grâce aux mouvements des oiseaux et diversifie sa production avec leurs œufs et leur viande. 

Mises en œuvre de manière appropriée, les Nature-based Solutions peuvent contribuer de manière significative à relever de nombreux enjeux de développement durable. Selon les estimations de l’UICN, elles peuvent par exemple couvrir jusqu'à 37  % de nos besoins en matière d'atténuation du changement climatique.  Autant de voies pour réconcilier la nature et l’économie et avancer vers un avenir prospère pour toutes les espèces. Comme le résume David Attenborough  : «  En rapprochant l'économie et l'écologie, nous pouvons contribuer à sauver le monde naturel, à la dernière minute peut-être, et ce faisant, nous sauver nous-mêmes ».

Les solutions basées sur la nature sont de trois ordres : elles se reposent sur les fonctionnements innés des espèces dans leur environnement (Nature-based solutions), développent des procédés rendus possibles grâce à des actions naturelles (Nature-derived solutions), ou encore imitent des services écosystémiques (Nature-inspired solutions).