Crédit : Patagonia Provisions

INTERVIEW


Sustainability MAG : Vous êtes aujourd’hui à la tête de Patagonia Provisions, la marque qui perce depuis quelques années dans le secteur agroalimentaire. Le fondateur de Patagonia, Yvon Chouinard, a déclaré à propos de cette branche d’activité : « Pour moi, Provisions est plus qu’un simple projet d’entreprise supplémentaire. C’est une question de survie humaine. » Quel programme ambitieux !

Birgit Cameron : En effet, c’est une citation importante car l’alimentation et l’agriculture sont, en définitive, deux des plus importants contributeurs à la crise climatique que nous affrontons aujourd’hui. Cultiver des aliments et des fibres avec des techniques industrielles et des produits chimiques nocifs représente jusqu’à un quart des émissions mondiales annuelles de gaz à effet de serre. Yvon m’a confié la tâche suivante : à quoi pourrait ressembler une entreprise alimentaire comme Patagonia ? Comment faire pour la bâtir ? Patagonia se développe dans le secteur de l’alimentation pour changer la façon dont les gens perçoivent la manière de cultiver et de produire la nourriture. « Notre entreprise existe pour sauver notre planète », telle est la mission de Patagonia et cela diffère considérablement de la norme, à savoir : « Notre entreprise existe pour faire du profit ». Cela impacte chaque décision que nous prenons. Notre objectif est de montrer que l’on peut être rentable tout en donnant la priorité au climat. Au final, il s’agit d’aborder l’industrie alimentaire tout autrement.

C’est une parole d’activiste...

Oui ! (rires) En réalité, la science pointe dans cette direction. Elle est la boussole qui informe les entreprises sur la façon dont il faut aller de l’avant. En particulier avec la pandémie, c’est le moment-même où nous devons changer les choses. Lorsque nous fonctionnons différemment - avec des gens qui travaillent de chez eux et qui voyagent moins - la planète commence à se régénérer. Aujourd’hui, la science n’est plus une simple feuille de papier ; elle est visuellement tangible pour les gens. Nous savons désormais que si nous agissons autrement, la planète peut se rétablir.

« Si nous passons de l'agriculture industrielle à des pratiques biologiques régénératrices permettant d'obtenir des sols sains, nous pouvons faire de l'agriculture une solution et non plus un problème. C'est le changement de paradigme qui doit avoir lieu »

Votre credo, c’est l’agriculture régénérative. Que sait-on du rôle clef des sols ? Pourquoi est-il si déterminant de préserver les sols aujourd'hui ?

Il existe un merveilleux livre intitulé The Soil Will Save Us (Le sol nous sauvera) de Kristin Ohlson, qui m’a aidé à comprendre la valeur indéniable d’un sol en bonne santé. Son ouvrage présente le sol comme un organisme qui fait équipe avec la vie et il explique que nous sommes la seule espèce détruisant les écosytèmes dont elle a besoin pour sa survie. Il est essentiel de considérer le sol non pas comme une matière inerte dans laquelle on peut introduire des produits chimiques, mais plutôt comme un écosystème vivant capable de respirer. La science nous dit qu'il s'agit d'un écosystème débordant de vie. Saviez-vous qu'il y a plus de microbes dans une cuillère à café de terre que de personnes sur la planète ? Lorsque vous respectez le sol en tant qu'écosystème, vous réalisez que le sol peut contribuer énormément à notre santé et à la santé de notre planète. Lorsque le sol fonctionne à son plus haut niveau, on obtient, au fil du temps, une meilleure infiltration de l'eau, une plus grande valeur nutritive des cultures et des rendements plus élevés que l'agriculture chimique. Aussi, les agriculteurs qui travaillent dans leurs champs ne tombent pas malades et les pollinisateurs responsables d'un tiers de notre approvisionnement alimentaire ne sont pas détruits. Ce que vous découvrez, c'est que toutes les routes mènent au sol. Si nous pouvons respecter le sol en tant qu'écosystème vivant et comprendre ce qu'il peut fournir sans essayer de le remodeler, nous serons bien plus avancés dans la voie de la guérison de la planète. Nous devons recréer des pratiques régénératives qui nous assureront un avenir durable. Si nous passons de l'agriculture industrielle à des pratiques biologiques régénératrices permettant d'obtenir des sols sains, nous pouvons faire de l'agriculture une solution et non plus un problème. C'est le changement de paradigme qui doit avoir lieu. Parfois, cela signifie revenir aux pratiques existant avant le développement de l'agriculture chimique, comme par exemple le fait de recouvrir le sol, de diversifier les plantes et les champs, ou encore d’effectuer la rotation des cultures.

À ce propos, l'agriculture régénérative est bien souvent vue comme un simple retour aux pratiques anciennes. Mais il y a tout un travail de recherche et d’expérimentations en cours. Comment vous appuyez-vous sur les ressources scientifiques pour faire avancer les pratiques en matière d’agriculture régénérative ?

La science nous est utile à bien des égards. Dans l’ensemble de nos démarches, nous recherchons des faits scientifiques corroborés et pleinement validés. Nous travaillons avec l’Institut Rodale, qui vient de publier un livre blanc sur les sols sains offrant des aliments plus riches. Cette dernière recherche nous guide et nous indique que nous sommes sur la bonne voie. La collecte de données et l'élaboration de critères autour de ces pratiques sont essentielles. Nous travaillons ensuite avec des agriculteurs qui mettent en œuvre ces pratiques. Certains agriculteurs sont déjà bien avancés, d'autres sont encore en transition. Nous avons également travaillé avec The Land Institute et Wes Jackson pour commercialiser une toute nouvelle culture, le Kernza. Les scientifiques ont découvert que les longues racines de Kernza absorbent plus de carbone que le blé conventionnel.  Ses grains font également une délicieuse bière, c'est pourquoi nous avons créé des produits à partir du Kernza.

Inventez-vous toujours des produits pour répondre à des problèmes spécifiques que vous avez identifiés ?

Nous ne concevons jamais un produit en fonction de la tendance ; nous le créons parce qu'il répond à un problème. Nous avons développé notre gamme de Savory Seeds pour attirer l'attention sur l'importance des légumineuses comme fixateurs d'azote pour maintenir les sols en bonne santé. Pour élaborer ces produits, nous avons utilisé des lentilles et du sarrasin, qui sont essentiels au bon fonctionnement d’un système régénératif. Notre objectif est de mettre en place des filières d'approvisionnement autour de ces cultures, car les scientifiques nous disent qu'elles sont essentielles à la création de sols sains. Nous travaillons avec des agriculteurs pour mettre en œuvre ces pratiques régénératives, afin que leur sol atteigne leur plus haut rendement, tout en créant un véritable marché pour leurs produits. Nous avons adopté la même approche lors de la création de nos soupes de haricots et d'autres produits de Patagonia Provisions.

Nos produits à base de bison répondent à un enjeu : celui de sauvegarder nos grandes plaines et nos prairies. Le bison est une espèce essentielle qui assure le bon fonctionnement de cet écosystème. Par conséquent, il devient le produit dérivé de l'effort de conservation. Wild Idea Buffalo est notre partenaire, et leur entreprise de viande est précisément née de leurs efforts de conservation.

Crédit : Jon Levitt

« Nos produits à base de bison répondent à un enjeu : celui de sauvegarder nos grandes plaines et nos prairies. Le bison est une espèce essentielle qui assure le bon fonctionnement de cet écosystème »

Il existe bien d’autres exemples. Prenez le fruit de l’arbre à pain. L’objectif de notre démarche est de contribuer à assurer une sécurité alimentaire, ce qui implique de veiller à ce que des pratiques de cultures multiples soient en place. Le fruit de l'arbre à pain pousse très bien au contact des mangues, des bananes et des noix de coco. Si vous pouvez développer un système diversifié, cultivé dans une situation d'agroforesterie régénératrice, les agriculteurs auront plus à vendre au marché, ce qui favorisera une meilleure stabilité économique. En cas d'événement climatique, ils seront plus résilients. Il suffit de penser différemment, plus en phase avec la réalité et la nature, alors, nous connaîtrons l'abondance.

Quel est le dernier produit que vous avez lancé ? Pour quel combat a-t-il été pensé ?

Le dernier produit que nous avons lancé est le maquereau, et c'est une merveilleuse histoire d'océan. Notre maquereau est pêché dans le golfe de Gascogne, au large de la côte nord de l'Espagne. Nous travaillons avec la Good Fish Foundation pour déterminer les endroits où cette espèce est disponible en abondance. C’est un parfait exemple d'un aliment délicieux qui se situe plus bas dans la chaîne alimentaire. En en mangeant , nous réduisons la demande de thon ou d'autres espèces de poissons plus gros. Les poissons-appâts, comme le maquereau, sont nutritionnellement denses, peu coûteux et présentent une bioaccumulation moindre de métaux lourds et d’autres toxines. S'ils sont gérés de façon durable, ils pourraient être à l’avenir un apport clé de protéines, à la fois sain et économique. C’est cela créer des produits qui aident à régénérer les océans, c’est rétablir la consommation de maquereaux et de plus petits poissons, et utiliser des pratiques qui contribuent à éliminer les méthodes de pêche non sélectives et préjudiciables à la nature.

Crédit : Amy Kumler

« Rétablir le maquereau et les petits poissons, tout en utilisant des pratiques qui contribuent à éliminer les méthodes de pêche non sélectives, c'est créer des produits qui aident à régénérer les océans »

Puisque l’on parle de vos activités en Europe, quels y sont vos objectifs ?

Il est prévu de lancer prochainement d'autres produits Patagonia Provisions en Europe. En collaboration avec diverses entreprises et agriculteurs, nous évaluons quels sont les meilleurs partenaires en matière d’agriculture régénérative. Nous examinons tous les produits, du vin à la bière, en passant par les produits de boulangerie et le poisson. Comme aux États-Unis et dans d'autres pays, nous allons développer des produits adaptés à des filières spécifiques tout en tenant compte des méthodes d'agriculture et de pêche locales. Notre approche est globale, c'est pourquoi nous sommes également présents au Japon. Notre objectif est de mettre en évidence les pratiques biologiques régénératives et de montrer pourquoi elles sont meilleures pour les gens et la planète. Quoi de mieux que de mettre en valeur ces méthodes par le biais de produits délicieux ? C'est passionnant ! Servons-nous de la nourriture comme d'un moyen de nous rassembler autour de ces défis. Voilà une révolution savoureuse !

Comment évaluez-vous concrètement les effets de vos efforts ? Comment mesurez-vous les bénéfices d’une démarche d’agriculture régénérative ?

Justement, nous sommes actuellement en cours d’évaluation avec l’Institut Rodale pour tester différentes situations. De plus, nous effectuons nous-mêmes des mesures. Par exemple, il y a cinq ans, nous avons effectué un test de référence et prélevé des échantillons de terre dans les prairies où vivent nos bisons pour tester les niveaux de carbone. Aujourd'hui, nous effectuons un deuxième test pour montrer la progression sur cette période, en incluant les nouvelles méthodes de régénération.

Crédit : Patagonia Provisions

Vous avez récemment co-fondé la Regenerative Organic Alliance (ROA), une coalition dont l’ambition est d’émettre la certification la plus exigeante en matière d’agriculture. Y a-t-il un vrai mouvement qui démarre ? Peut-on changer d’échelle ?

Oui, je le crois. Il est enthousiasmant de constater que les pratiques de Patagonia Provisions en matière de développement de produits ont joué un rôle d’influence déterminant dans la création de la Regenerative Organic Alliance et de la certification. ROA a réussi à rassembler de nombreuses entreprises, agriculteurs, et éleveurs du monde entier, pour participer au programme pilote. Avec désormais l'ouverture récente du processus de certification au public, de plus en plus d’acteurs s'impliquent. De nombreuses grandes entreprises, comme Danone, s'intéressent à ces pratiques et s'engagent sur la voie de la certification. Il est incroyable de voir l'énorme élan autour de la ROA.

Dans cet esprit, nous avons enrichi notre site web afin de mettre en évidence les importants efforts et les produits des autres. L'objectif de Patagonia Provisions est de rassembler une variété de marques qui vont toutes dans la même direction, et de les présenter sur notre marché : patagoniaprovisions.com. C’est une plateforme collective. De cette façon, les consommateurs peuvent facilement trouver ces produits incroyables . Alors que nous n’en sommes qu’aux débuts, une formidable impulsion a déjà été donnée. En vérité, l'Europe est bien plus en avance que les entreprises américaines, et je suis très enthousiaste à l'idée qu'il s'agisse d'un mouvement mondial. 

« Nous ne concevons jamais un produit en fonction de la tendance ; nous le créons parce qu'il répond à un problème »

Vous êtes coproductrice du film primé « Unbroken Ground », sorti en 2016, qui montre des pratiques et des expériences prometteuses et dont le slogan est « La révolution commence par en-bas ». La révolution agricole est-elle bien engagée selon vous ?

Oui, je le crois. Surtout maintenant, avec cette pandémie. Il y a un côté positif à cette prise de conscience renforcée de la santé humaine et planétaire. Et je pense que les gens feront beaucoup plus leurs courses en suivant leurs valeurs. De nombreux individus, entreprises et agriculteurs s’engagent dans cette direction. Clairement, une révolution se prépare. Elle est urgente car nous commençons à manquer cruellement de temps.

Si nous espérons remettre la planète sur la bonne voie pour que la prochaine génération ait un avenir sain, il faut le faire maintenant. J'ai personnellement entendu de nombreuses personnes dire que ce mouvement leur donnait de l'espoir. L'objectif de ROA est de trouver des solutions et d'aider les entreprises à construire des produits autour de ces solutions. C'est la raison d’être profonde de notre entreprise, celle de sauver notre planète. Avec tous ces gens qui vont dans la même direction, vous n’imaginez pas tout ce que nous pouvons accomplir !

Birgit Cameron
Directrice générale de Patagonia Provisions